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La limite Nord/Sud
Le trait serpente sur nos cartes scolaires, traverse continents et océans, s’insinue entre les États, les sépare incidemment en deux ensembles opposés et finit son tour du monde en ayant divisé celui-ci en deux moitiés qui n’ont que peu à voir avec les hémisphères malgré le nom donné à cette vision dichotomique du globe: Nord/Sud. L’arabesque flirte peu avec l’équateur et se joue des points cardinaux englobant allégrement dans le Nord l’Australie, terre du Sud s’il en est. Mais cette critique est connue et notre propos est ailleurs. La question initiale qui a impulsé notre recherche est en fait très simple: de quand date ce trait sur nos cartes?
De 1980. C’est en effet cette année-là que Willy Brandt, l’ancien chancelier allemand, remet le rapport de la Commission indépendante sur les problèmes de développement international, Nord-Sud: un programme de survie. Le rapport est publié simultanément dans le monde entier (1). Quelques années auparavant, en 1968, Robert S. MacNamara, nouvellement nommé à la tête de la Banque mondiale, a désigné Lester Pearson à la tête d’un groupe d’experts internationaux pour faire le bilan de l'aide au développement et proposer des solutions au problème du fossé séparant pays riches et pays pauvres. Le rapport est publié en octobre 1969 sous le titre Vers une action commune pour le développement du tiers-monde. Moins de dix ans plus tard, en 1977, lors d’une allocution à Boston, le même MacNamara suggère de créer une commission semblable et d’en confier la présidence à Willy Brandt. Dès la fin de l’année, il revient sur cette proposition, mais Willy Brandt n'abandonne pas l'idée et annonce qu’il est prêt à mettre sur pied et à présider une «Commission indépendante sur les problèmes de développement international». Le secrétaire général des Nations Unies, Kurt Waldheim, se montre très intéressé et accepte de recevoir l’exemplaire original du rapport de la Commission. Cette dernière est financée par plusieurs gouvernements (Arabie saoudite, Danemark, Finlande, Inde, Japon, Norvège, république de Corée, Royaume-Uni, Suède et surtout les Pays-Bas, qui assument à eux seuls près de la moitié des dépenses), par la Commission des Communautés européennes, le Fonds spécial de l’OPEP, ainsi que diverses fondations et centres de recherche. Cette diversité apparaît comme la garantie de l’indépendance de la Commission. Plusieurs réunions ont lieu au cours des années 1978 et 1979, en Suisse, au Mali, aux États-Unis, en Malaisie, en France, en Autriche, en Belgique, complétées par des entretiens et des contacts avec divers gouvernements de la planète. C’est le résultat de ces rencontres et de ces discussions qui est publié en 1980. Sur la couverture du rapport, on peut voir une carte et, sur celle-ci, une ligne qui sépare le Nord et le Sud (fig. 1). On peut faire deux remarques à propos de cette carte. La première concerne le choix d’une projection de Peters. Cette projection n’est pas anodine et elle est justifiée en première page: «Elle montre exactement la proportion de la surface des terres immergées (2). […] Cette projection marque un progrès important par rapport à la conception qui attribuait un rôle mondial prépondérant à l’Europe sur le plan géographique comme sur le plan culturel.» La carte de Peters date de 1973 et paraît alors à certains révolutionnaire. Elle s’inscrit dans une optique tiers-mondiste qui convient parfaitement à l’esprit du rapport Brandt. Depuis, elle a été très critiquée et n’est que très rarement utilisée. La deuxième remarque touche au tracé même de cette fameuse ligne Nord/Sud, qui fait l’objet d’une brève discussion au début du premier chapitre du rapport: Il y a des objections évidentes à une image simplifiée montrant le monde divisé en deux camps. Le «Nord» comprend deux pays riches et industrialisés, au sud de l’équateur, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Dans le «Sud», la gamme va d’une nation à demi industrialisée, en pleine expansion, comme le Brésil, à des pays pauvres enserrés par les terres, comme le Tchad, ou insulaires, comme les Maldives. Quelques pays du Sud, généralement exportateurs de pétrole, disposent d’un revenu plus élevé par habitant que certains pays du Nord. Mais d’une manière générale et bien qu’il n’y ait pas de classification uniforme ou permanente, «Nord» et «Sud» sont synonymes grosso modo de «riche» et de «pauvre», de pays «développés» et de pays «en voie de développement» Les auteurs discutent ensuite de l’appartenance ou non des pays d’Europe orientale, qui refuseraient d’être classés parmi les pays du Nord en invoquant le fait que ce classement serait une conséquence de l’histoire coloniale, et de la Chine qui ne se serait pas formellement jointe au groupe des pays en voie de développement. La carte de couverture montre bien que les uns ont été considérés comme faisant partie du Nord et l’autre comme appartenant au Sud. Cela dit, si la ligne Nord/Sud date de 1980, la division elle-même est plus ancienne puisqu'elle remonte à 1959, date de son invention par Sir Oliver Franks, ancien ambassadeur britannique à Washington et alors président de la Lloyds Bank (3). Pourtant, pendant plus de deux décennies, elle ne sera jamais représentée telle quelle, au contraire de la notion de Tiers-Monde, inventée quelques années auparavant, en 1952, par Alfred Sauvy, et cartographiée pour la première fois par Yves Lacoste en 1965 dans sa Géographie du sous-développement (fig. 2). La carte de 1980 apparaît d'ailleurs bien comme l'héritière de cette tradition cartographique tant les différences entre les cartes des années 1960 et celle de 1980 peuvent paraître minimes.
La carte du rapport Brandt ne semble en fait qu’entériner le développement de pays ou de régions considérés comme sous-développés vingt ans auparavant: l’Espagne, l’Italie du Sud, le Sud-Est européen, le Japon et la Corée du Sud. La différence majeure est en réalité ailleurs. Elle réside dans la représentation graphique. La carte du rapport Brandt a introduit un nouvel élément graphique: la ligne. Jusqu’alors, la division du monde entre Est et Ouest et celle entre pays développés et pays en voie de développement étaient toujours représentées par un jeu de couleurs ou de hachures. Elle était l’expression d’une typologie, celle-ci pouvant être plus moins complexe. La ligne simplifie cette représentation et coupe le monde en deux. Par la continuité du trait, elle explicite l’idée de division entre Nord et Sud et par son économie graphique, elle a l’avantage de pouvoir être mise sur n’importe quelle carte en superposition au phénomène représenté. Ceci apparaît d'autant plus paradoxal qu'au même moment, depuis le début des années 1970, on assiste à une diversification croissante des pays en développement. Or ce paradoxe perdure et s'accroît au fil du temps car depuis 1980 cette ligne semble s’être figée (fig. 3). Que l’indice de développement humain de l’Argentine, de l’Uruguay, du Chili, des Émirats Arabes Unis, pour n’en prendre que quelques-uns, soit supérieur à celui de la Russie, de l’Ukraine ou de la Roumanie ne semble pas important: les uns sont toujours classés parmi les pays du Sud, les autres parmi ceux du Nord. La mondialisation, comme mise en relation des différentes parties du globe et comme dynamique de développement économique, ne semble avoir rien changé. Les pays dits «émergents» (4): le Mexique, le Brésil, l’Inde et la Chine, restent invariablement de l’autre côté de la ligne. C’est que cette ligne représente bien plus que les écarts de développement, elle révèle un rapport historique entre nations dominantes et nations dominées, entre anciennes métropoles et anciennes colonies ou pays assimilés; un rapport historique qui s’actualise aujourd’hui dans des rapports de puissance: les pays du G8 d’un côté, ceux du G20 de l’autre. Cette ligne Nord/Sud pourrait ainsi apparaître comme la dernière «ligne globale» pour reprendre l’expression de Carl Schmitt à propos de la ligne tracée par le pape Alexandre VI par l’édit Inter caetera divinae en 1494 (5). Pour Schmitt, «la pensée par lignes globales […] est un mode de pensée qui représente une étape bien définie dans le développement historique de la conscience humaine de l’espace et qui apparaît immédiatement après la découverte d’un ‘‘nouveau monde’’ et avec le début des ‘‘Temps modernes’’.»
Au final, l’année 1980 n'apparaît pas comme la simple réponse à notre question de départ, mais se révèle comme une charnière dans l’histoire récente de l’espace-Monde. Au moment où la division Est-Ouest de la Guerre froide s’affaiblissait et perdait de sa pertinence, une nouvelle division du monde s’imposait, symbolisée par une ligne. Or ceci ne semble pas qu’une affaire de représentation lorsque l’on constate aujourd’hui que c’est bien sur cette ligne que sont édifiés les murs censés protéger les forteresses du Nord: ici les barbelés de Melilla et de Ceuta, là le mur états-unien à la frontière avec le Mexique. Un rideau de fer succède à un autre. Vincent Capdepuy, UMR 8504 Géographie-cités EHGO (1) En France : Willy BRANDT, dir. (1980). Nord-Sud: un programme de survie. Rapport de la Commission indépendante sur les problèmes de développement international. Paris: Gallimard, 535 p. ISBN: 2-07-035429-6. (2) Tel quel dans le texte, sans doute une erreur: immergées pour émergées. (3) Bilan de l’année 1959 par Robert G. WHALEN dans le New York Times, 27 décembre 1959. (4) Quand on parle de pays «émergents», il faut faire attention à deux choses: 1) il n’y a pas de définition «officielle»; 2) c’est un faux ami. On pourrait entendre par «émergent», un pays qui sort la tête de l'eau, c’est-à-dire qui se serait assez développé pour ne plus être considéré comme «sous-développé». Or, en fait, l’expression «pays émergent» est un dérivé d’une autre, celle de «marché émergent». Les pays émergents sont des pays de taille importante, dont l’économie commence à peser dans l'économie mondiale. De façon quelque peu arbitraire, on peut retenir deux critères: 1) PNB du pays > 1% du PNB mondial (en PPA); 2) exportations du pays > 1% des exportations mondiales. Quatre pays y satisfont: le Mexique, le Brésil, l’Inde et la Chine. (5) Carl SCHMITT (2001). Le Nomos de la terre. Paris: PUF, p. 87 sq. ISBN: 2-13-049520-6 |