Sommaire du numéro
N° 82 (2-2006)

Brésil: les territoires de la question agraire

Eduardo Paulon Girardi a Bernardo Mançano Fernandesa

Faculdade de Ciências e Tecnologia/Unesp - Campus de Presidente Prudente – FAPESP – Brasil.
Faculdade de Ciências e Tecnolgia/Unesp - Campus de Presidente Prudente – CNPq – Brasil

Résumés  
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Le monde agraire au Brésil est marqué par l’opposition chaque jour croissante de deux territoires. Le premier est celui de l’agrobusiness, marqué par la grande propriété, l’exploitation du travail, les atteintes à l’environnement, la mécanisation intense, la production à grande échelle et la concentration du pouvoir économique et politique. Le territoire de la paysannerie se caractérise, lui, par une lutte incessante pour la terre, la prédominance de la petite propriété, des relations non capitalistes de production, moins d’effets sur l’environnement, des occupations de terres et des assentamentos (1).

Ces deux territoires agraires peuvent être caractérisés par l’idéologie à laquelle ils sont associés et les mouvements sociaux qui les ont produits. La cartographie de certaines données spécifiques rend possible leur délimitation. L’analyse permet ensuite l’élaboration de modèles élémentaires (Théry, 2004). Nous nous appuierons sur deux corpus de données: l’un qui porte sur les productions de l’agrobusiness et l’autre relatif aux familles impliquées dans des occupations de terre (2) ou installées dans les zones de colonisation.

Le territoire de l’agrobusiness

1. Principales productions de l’agrobusiness en 2003

Le choix des productions de l’agrobusiness dépend de la demande internationale. Celles qui sont destinées majoritairement à l’exportation et qui requièrent une mécanisation poussée et un usage intensif d’intrants profitent de subventions. Le développement de l’agrobusiness bénéficie ainsi du soutien des autorités et des organismes de crédit.

Nous avons choisi de représenter les principales productions de ce secteur, soit le coton, le café, la canne à sucre, les oranges et le maïs (carte 1). Pour le cheptel (carte 2), on a retenu bovins, porcins et volailles (poules, coqs, poulets et poussins).

2. Les troupeaux sélectionnés de l’agrobusiness en 2003

La région principale de production est le Centre-Sud du Brésil, avec les meilleures terres, la grande proximité des marchés de consommation intérieure et un accès privilégié aux routes d’exportation. Le Nordeste intervient pour quelques produits (3). La région amazonienne est en voie d’incorporation à cette vaste aire agro-industrielle, notamment pour les céréales et les bovins.

3. Les territoires du soja au Brésil (1990-2004)

Le soja a été un puissant moteur de développement de l’agrobusiness. La carte 3 montre la progression du soja dans l’espace brésilien pour la période 1990-2004. On a pu délimiter, par interpolation des municípios (4), l’aire de plus forte production du soja, où les territoires agraires sont fortement marqués par cette activité. Mais on voit aussi que la pénétration de la production de soja dans la forêt amazonienne s’est intensifiée depuis la fin de la décennie 1990. À partir de ces constatations, nous avons pu élaborer un modèle élémentaire (fig. 4) qui montre comment le soja s’est d’abord développé au sud du pays puis a progressé vers le Sudeste et le Centro-Oeste.

4. Modèle de diffusion du soja

L’économie brésilienne est très vulnérable aux fluctuations du marché mondial (Teixeira, 2004) et, pour le gouvernement brésilien, l’agrobusiness est un secteur exportateur stable. Les biens primaires sont effectivement la principale source de devises du Brésil, les produits agricoles jouant un rôle essentiel dans ces exportations. L’agrobusiness est ainsi considéré par l’État et les médias comme un pilier de l’économie nationale.

Cependant, en observant les échanges mondiaux au cours des dernières décennies, on constate que le commerce des produits agricoles n’est pas forcément le meilleur moyen de se procurer des devises. Il apparaît, d’après le graphique 1, que la contribution relative de l’agriculture aux exportations totales mondiales a fortement diminué, même si, en valeur absolue, les exportations agricoles ont progressé.

Pour que l’agrobusiness continue d’ alimenter substantiellement en devises l’économie nationale, il faut donc encourager une croissance continue de la production. Ce choix des autorités brésiliennes n’est pas conforme aux évolutions du commerce mondial; il s’explique par l’incapacité des gouvernements successifs à encourager la production de biens exportables d’autre nature et à haute valeur ajoutée.

Ce choix explique les tendances à la mise en valeur de territoires toujours plus vastes de l’Amazonie par l’agrobusiness. Confrontée à la nécessité d’augmenter les superficies cultivées, l’agro-industrie occupe sans cesse de nouvelles zones. C’est la poursuite d’un mouvement qui avait touché la région des cerrados (5) dans le Centro-Oeste au cours des décennies 1980 et 1990, une région qui est aujourd’hui le lieu principal de culture du soja.

Le territoire de la paysannerie:
lutte pour la terre et réforme agraire

Face aux forces conquérantes de l’agrobusiness, les mouvements paysans luttent pour la terre (voir supra). Il s’agit de lutter en particulier contre le processus d’expropriation impulsé par l’agro-industrie. La paysannerie utilise principalement l’arme de l’occupation de terres, dans une perspective de réforme agraire et de justice sociale. Le droit à la terre mis en avant par ces mouvements justifie pour les militants des transferts de propriété. De fait, les occupations, les marches et autres actions aboutissent souvent à la remise en question des droits des grands propriétaires et à la création d’assentamentos.

5. Familles occupant des terres par município (1988-2004)

L’occupation des terres correspond à un moment de lutte, la création d’assentamentos à la régularisation par l’État de la situation des occupants sans titre (posseiros). La carte 5 représente le nombre de familles ayant occupé des terres par município entre 1998 et 2004. Pour cette période récente, on voit que les zones où le mouvement est le plus vigoureux sont situées dans le sud du pays (Centro-Oeste, Sudeste) et le Nordeste, et de manière plus ponctuelle dans le Norte (État du Para, notamment).

6. Familles installées dans les assentamentos (1951-2003)

Par contre, la carte de l’installation de familles dans les assentamentos, par município (carte 6), qui porte sur une période plus longue (1951-2003), met en évidence une structure très différente (6). Les installations touchent pour l’essentiel l’Amazonie, principalement sur la frontière agropastorale. Il y a donc une opposition entre les lieux de la lutte pour la terre et ceux de l’installation des familles, alors qu’il s’agit de deux moments d’un même conflit (Fernandes, 2005). Cela montre que la politique du gouvernement consiste à créer des assentamentos dans des régions où les terres sont les moins chères, du fait de l’éloignement des centres de consommation et du manque d’infrastructures. Les structures essentielles révélées par ces deux cartes sont présentées dans les modèles élémentaires des figures 7 et 8.

7. Modèle élémentaire des occupations de terres
8. Modèle élémentaire des assentamentos

On propose dans la figure 9 une récapitulation des structures fondamentales de l’espace agraire brésilien abordées dans cet article, depuis la conquête des terres (dynamique de la frontière agropastorale), l’évolution des cultures industrielles (soja) jusqu’aux mouvements sociaux de la paysannerie (7). On voit en particulier qu’en Amazonie coexistent les territoires de l’agrobusiness et de la paysannerie. Sur cette frontière agricole, on trouvera à la fois de la terre disponible à bas prix, un faible contrôle de l’État, un relief très peu différencié qui rend facile une mécanisation de la production. Cela explique que ce soit à la fois un territoire pionnier pour l’agro-industrie et un lieu privilégié d’installation de paysans sans terre par le biais de la politique des assentamentos
.

Conclusion

La carte est ici un outil d’analyse indispensable. On voit comment l’agrobusiness est une activité fortement territorialisée, mais aussi qu’il est de plus en plus présent dans la région amazonienne, ce qui ne manque pas de créer des problèmes sociaux et environnementaux. Bien que les mouvements de lutte pour la terre soient surtout présents dans le Sul et le Sudeste, ainsi que dans la région côtière où est concentrée la majorité de la population, la politique d’installation de familles favorise le Norte, où les petites exploitations ont moins de chance de réussir du fait de l’enclavement. L’État ne s’oppose pas vraiment aux assauts de l’agrobusiness et de la colonisation non planifiée dans les espaces pionniers de l’Amazonie, ce qui crée de profondes injustices révélatrices de la «barbarie de la modernité» (Oliveira, 2003).

9. Modèles élémentaires de la question agraire brésilienne

 

Bibliographie

BRUNET R. (1986). «La carte-modèle et les chorèmes». Mappemonde, n° 4, p. 2-6.

BRUNET R. (1980). «La composition des modèles dans l’analyse spatiale». L’Espace géographique. Paris, n° 4, p. 253-265.

DATALUTA-BANCO DE DADOS DA LUTA PELA TERRA. Relatório 2004. Consultable ici. Consulté le 5 août 2005.

FERNANDES B.M. (2005). Questão Agrária: conflitualidade e desenvolvimento territorial. Presidente Prudente. Sous presse.

IBGE Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística. SIDRA (2005). Sistema de Recuperação Automática de Dados. Consultable ici . Consulté le 5 août 2005.

OLIVEIRA A.U. (2003). «Barbárie e modernidade: as transformações no campo e o agronegócio no Brasil». Revista Terra Livre, n° 21. São Paulo: AGB, 2e sem., p. 113-156.

THÉRY H. (2004). «Modelização gráfica para análise regional: um método». GEOUSP, São Paulo, n° 15, p. 179-188, 2004.

THÉRY H. (2004). «La vague déferlante du soja brésilien». M@ppemonde, nº 74

WANIEZ P. (2005). Philcarto 4.38. Consultable sur le site de l'auteur. Consulté le 12 août 2005.

Notes

1. Les assentamentos sont des zones créées par le gouvernement pour installer des familles sans terres. Ils sont constitués par un ensemble d’unités familiales de production, où se développent activités agricoles et élevage.

2. Les occupations sont le fruit de luttes collectives. Les militants, généralement des paysans sans terre, occupent des terres en friche ou appropriées illégalement.

3. Le Brésil est divisé en cinq grandes régions: Norte (Nord); Sul (Sud); Sudeste (Sud-Est); Nordeste (Nord-Est) et Centro-Oeste (Centre-Ouest). Nous utiliserons dans la suite de l’article les noms en portugais.

4. Les municípios sont les plus petites des unités administratives brésiliennes, à peu près équivalentes aux communes françaises. Il y a 5 560 municípios au Brésil.

5. Le cerrado est un biome typique du Brésil dont beaucoup de caractéristiques sont proches de celles de la savane arborée africaine. Il est surtout représenté dans la région Centro-Oeste.

6. Cette carte ne permet pas d’apprécier réellement le nombre de familles installées actuellement: des départs ont pu se produire et d’autres familles ont pu être installées à la place des partants.

7. Le modèle de la frontière agropastorale reprend celui proposé par H. Théry (2004).