Sommaire du numéro
N° 83 (3-2006)

L’apport de la cartographie à l’étude des sociétés sans écriture: l’exemple des Celtes de l’âge du Fer

Olivier Buchsenschutza

UMR 8546, Archéologies d’Orient et d’Occident, PARIS

Résumés  
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De la chronologie à la géographie

1. La datation par les ensembles clos O. Montelius,
illustrée ici par H.-J. Eggers: La datation par les ensembles clos et la théorie du diffusionnisme

Le premier souci des historiens qui abordent une société sans écriture est d’en dresser, par toutes les méthodes possibles, la chronologie. Celle des âges des Métaux européens que nous étudions ici se précise au cours du XIXe siècle en se distinguant, en moins d’un siècle de recherches, de la chronologie biblique, puis de la préhistoire ou âge de la Pierre. L’âge du Bronze est distingué de l’âge du Fer, qui est bientôt divisé en deux, puis en toute une série de «tiroirs» qui ne sont pas là seulement pour le plaisir des spécialistes: chacun d’entre eux est défini par des ensembles d’objets qui correspondent à une phase précise dans une sériation générale du mobilier ou, pour s’exprimer autrement, à la mode vestimentaire et culturelle d’une génération humaine.

Pour accrocher à une chronologie absolue cette sériation européenne, on a comparé les dépôts scandinaves aux dépôts égyptiens, datés par la présence de cartouches de pharaons, en construisant une chaîne d’ensembles clos (fig. 1), c’est-à-dire des dépôts ou des ensembles funéraires parvenus à nous intacts, répartis sur plusieurs milliers de kilomètres (Eggers, 1959). La géographie intervient donc dès cette première étape de la recherche. L’espace peut induire un certain décalage dû au temps de pénétration des objets: il ne s’agit pas du temps de transport, qui est négligeable, mais plutôt des différences culturelles entre des populations voisines. Les datations physiques ou dendrochronologiques ont aujourd’hui précisé, mais rarement contredit, les résultats antérieurs.

Les groupes culturels vus par l’archéologie

La géographie et l’analyse spatiale plus particulièrement jouent un rôle plus central dans la définition des groupes culturels. Ceux-ci sont en effet identifiés par l’étude de la répartition des objets, des costumes, des modes archi­tecturales, des pratiques funéraires caractéristiques. Pour les périodes les plus récentes, les textes latins et grecs complètent par des témoignages de type ethnographique ou événementiel cette approche matérielle. Cette méthode qui se fonde sur les seuls vestiges matériels, qui ont été miraculeusement conservés, a été largement utilisée, tout en suscitant des critiques de deux ordres.

Les répartitions des vestiges archéologiques sont biaisées par la destruction ou par l’enfouissement profond d’une proportion non négligeable d’un certain nombre d’entre eux, ainsi que par l’avancement inégal de la recherche selon les régions. Une analyse critique des cartes archéologiques permet pourtant d’éliminer déjà un certain nombre de biais. En outre, la concentration confirmée depuis plus de cent ans d’urnes-cabanes en Pologne et en Allemagne centrale, ou de souterrains de l’âge du Fer en Bretagne, pour ne citer que deux exemples, ne risque plus d’être modifiée par de nouvelles découvertes.

L’autre critique vient d’une surinterprétation des vestiges archéologiques qui trouve ses racines dans un déterminisme naïf, qui remonte au XIXe siècle, et dans les théories racistes. L’équation culture matérielle = groupe ethnique a été mise en avant par G. Kossina (1858-1931) en 1912. Un type de parure ou un décor de poterie, dont on se contente trop souvent pour définir une culture, est identifié, par une série d’approximations, à un peuple. Cette interprétation a trouvé un large écho dans le monde national-socialiste et conforté les thèses sur la supériorité aryenne et le pan-germanisme. La consultation des numéros de la revue Mannus des années 1930 ou de revues régionales de la même veine laisse perplexe quant à la naïveté et à l’auto-satisfaction des auteurs et des lecteurs. Les chercheurs de la première moitié du XXe siècle se sont vite démarqués de ces excès, tout en cherchant à envelopper le squelette des typo-chronologies d’un peu de chair culturelle et historique: V.G. Childe (1892-1957) définit (1925) les groupes non seulement par leur mobilier (parures, armes, céramique), mais aussi par leurs rituels (funéraires, religieux) et leurs pratiques techniques et sociales (formes de production, architecture, habitat, société). L’idée de race est abandonnée, la hiérarchie des cultures mise de côté. Une «culture archéologique» ne se réduit pas à un ensemble d’objets, mais doit contenir des pratiques, des rites communs à un groupe défini par ses positions chronologiques et géographiques. La répartition des groupes anthropologiques et des langues ne se fait pas aux mêmes échelles et, quand des corrélations avec la culture matérielle existent, la coïncidence n’est que partielle.

De la question d’une langue primitive indo-européenne — un modèle linguistique construit à partir des points communs entre un certain nombre de langues actuelles —, on est passé à la recherche d’un lieu, d’une date et d’un peuple attestés par l’archéologie. Ses vestiges matériels seraient-ils aujourd’hui sous nos yeux, nous serions bien incapables de l’identifier en l’absence de textes. Les cultures archéologiques sont fondées sur des données matérielles reflétant des techniques, une économie, des modes de vies originaux par rapport à ceux des cultures voisines, mais elles restent muettes dans le cas des sociétés sans écriture.

2. S. Rieckhoff: Importations d’or, d’ambre et d’étain: la sémiologie oubliée

L’évolution des mentalités à l’époque contemporaine a enfin modifié les paradigmes culturels. L’idée d’un progrès entre les cultures primitives ou évoluées, nomades ou sédentaires, segmentées ou proto-étatiques, qui reste encore sous-jacente dans les théories anthropologiques anglo-saxonnes, est généralement abandonnée. Le modèle urbain, méditerranéen avant de devenir européen, est supplanté par d’autres modes de vie qui ne sont plus considérés soit comme barbares, soit au contraire comme le paradis perdu de la vie naturelle, mais simplement comme alternatifs. De même, civilisation et nature ne sont plus opposées, depuis que celle-là menace fortement celle-ci: les groupes culturels sont considérés dans leur rapport à leur milieu, quitte à retomber parfois dans un certain déterminisme. Au moment où la géographie se détache du terrain, les archéologues découvrent les délices de la géomorphologie. Enfin la complexité de la société contemporaine, qu’il s’agisse des couches sociales (Mendras, 2002) ou des groupes immigrants (Cuche, 2004), avec des phénomènes de métissage, de revendication culturelle, ou d’exclusion, explique pourquoi les grandes identifications culturelles ont volé en éclats. On ne croit plus ni aux «peuples des champs d’urnes», ni à la brusque arrivée des Celtes ou des Germains. L’échelle de travail a changé. Les unités culturelles les plus faciles à définir couvrent, pour l’âge du Fer, des ensembles qui ont à peu près les caractéristiques de nos actuels «pays», l’équivalent de quelques cantons. Les pratiques culturelles et l’exploitation d’un milieu homogène, ou du moins facile à caractériser, évoluent de façon compréhensible, cohérente, par adoption, rejet, ou création de modes qui circulent à travers toute l’Europe le temps d’une ou deux générations.

L’analyse spatiale est appelée à soutenir ce décryptage dans lequel les deux dimensions de l’espace pèsent plus lourd que l’axe chronologique. Celui-ci marque les changements, celles-là définissent les comportements et les stratégies de chaque groupe par rapport à son milieu. La finesse des analyses, aussi bien dans la typologie des objets, la reconstitution des occupations successives d’un territoire, ou l’évolution rapide du milieu holocène, conduit à privilégier la stratégie d’une génération dans un cadre naturel précis.

Les exemples que nous avons choisis pour illustrer cette mise au point sont autant de tentatives de faire ressortir des subdivisions à différentes échelles, pour ne pas couper l’étude des modes de subsistance, à la fois monotones et infiniment variés, de courants culturels plus généraux et plus significatifs de l’histoire de la période. Nous présenterons des tentatives diverses, anciennes ou récentes, pour montrer quel type d’expérience les archéologues connaissent dans ce domaine. Nous signalerons enfin au lecteur quelques essais récents d’analyse qui nous ont semblé particulièrement pertinents.

Sémiologie graphique

3. La sémiologie d’Archaeologia geographica

Les archéologues ne manquent pas d’intérêt pour la cartographie, mais leurs connaissances dans ce domaine sont inégales. Dans de nombreux ouvrages de synthèse, les cartes sont réalisées soit au dernier moment, soit sans respecter un minimum de règles de sémiologie graphique. Les auteurs ne voient pas la nécessité ou n’ont pas les moyens pratiques de rendre la carte immédiatement lisible. La carte très utile des importations de S. Rieckhoff (fig. 2) nous semble plus facile à lire quand on applique simplement les principes sémiologiques définis par J. Bertin (1967, p. 324; Rieckhoff, Biel, 2001) pour les implantations ponctuelles. Ces principes avaient déjà été largement utilisés, sinon théoriquement expliqués et définis, par les éditeurs de la revue Archaeologia Geographica, qui a publié de très nombreuses études fondées sur l’analyse de cartes de répartition à Hambourg dans les années 1950 (fig. 3). Quelques décennies d’enseignement m’ont convaincu que la différence entre une carte immédiatement lisible et celle que l’on doit déchiffrer pas à pas comme un texte n’est pas évidente pour beaucoup de gens. Les symboles et les trames proposés par les programmes informatiques, y compris les SIG, ne tiennent pas du tout compte, non plus, de ces quelques règles simples, et conduisent eux aussi souvent à la production de cartes illisibles, malgré l’aide de la variable «couleur».

Les Celtes entre la typo-chronologie et l’histoire textuelle

Les cartes que K. Jazdzewski a dessinées pour son manuel de préhistoire de l’Europe au début des années 1980, à première vue austères et chargées, sont finalement assez efficaces quand on dépasse cette première impression (fig. 4).

4. Carte de K. Jazdzewski (1984, p. 280, fig. 122), représentant les cultures du premier âge du Fer (Hallstatt C et D)

Il s’agit ici des groupes culturels au sens de G. Childe définis par leur mobilier et leurs pratiques. Un premier niveau de lecture en chiffres romains définit les groupes principaux de la fin du premier âge du Fer, «Hallstatt occidental et oriental», groupe des tombes à incinération en «Champs d’Urnes» au nord, d’où émerge la culture lusacienne; ce niveau de lecture indiqué par des lignes épaisses est efficace. Il est dommage que les peuples cavaliers Scythes de la plaine hongroises, et les chasseurs-cueilleurs baltes ne soient pas différenciés de la même façon. Mais à part ce choix, les groupes distingués au niveau inférieur, cette fois-ci par une trame judicieusement choisie combinant orientation, valeur, et grain, sont assez cohérents et même encore généralement valables vingt-cinq ans plus tard. Le dernier niveau, celui des «pays» que nous évoquions plus haut, n’est pas perceptible à cette échelle.

5. Carte de K. Jazdzewski (1984, p. 337, fig. 157), représentant les peuples et cultures de La Tène moyenne et finale

La carte (fig. 5) du même auteur qui présente la période suivante, les IIIe et IIe s. avant J.-C., n’a presque rien de commun avec la précédente: c’est, à première vue, une carte des peuples, quand on voit leurs noms inscrits en grands caractères sur la carte, mais quelques sites sont mentionnés, et un certain nombre de cultures archéologiques sont citées en légende et signalées par une trame. En dehors du fait que la période couverte est trop longue pour être résumée sur une seule carte, la confusion entre les données archéologiques, les données historiques textuelles et les attributions discutables à des peuples, risque d’entraîner le lecteur dans des surinterprétations ou des assimilations inexactes. Dans une histoire générale comme celle de K. Jazdzewski, le passage de la protohistoire à l’histoire est mal maîtrisé, tandis que les cartes historiques des périodes suivantes ne présentent pas les mêmes défauts.

6. Hallstatt, La Tène et les invasions historiques par J. Moreau (1958)
1: noyau originel
2: zones d'expansion. Flèches: direction
et datation des mouvement de peuples (in Collis, 2003)

J. Collis, dans un ouvrage récent (2003) où il remet en question à peu près toutes les attributions de cultures archéologiques aux Celtes de l’Antiquité, juxtapose et analyse les cartes des principaux manuels consacrés à ce thème. Celle de J. Moreau (1958, fig. 6, in Collis, 2003) par exemple mentionne les deux sites éponymes des principales cultures archéologiques attribuées aux Celtes ou à leurs prédécesseurs immédiats, Hallstatt et La Tène, et distingue, par une trame, un noyau centre-européen et des zones d’expansion reliés par des flèches, celles-ci parfois accompagnées d’une date. La carte est la synthèse des théories de l’auteur: il a écrasé sur le même plan des données historiques, des données archéologiques et des hypothèses de travail pour ce qui concerne les flèches qui relient la Gaule aux Îles britanniques ou à l’Espagne.

7. Les groupes culturels entre les groupes historiques par L. Pauli (1980, fig. 7, in Collis, 2003)

La carte de L. Pauli (1980, fig. 7, in Collis, 2003), est beaucoup plus prudente: on ne parle plus de Hallstatt ni de La Tène, mais de «Celtic core Area», de «Influences of Celtic culture», et de «Area of expansion». Les invasions attestées par les textes historiques sont marginalisées: ce sont de simples flèches légendées par l’expression «short term raids». Selon J. Collis, cette carte et celles qu’elle a inspirées reposent sur une fusion explicite des données historiques et d’une partie des données archéologiques, à savoir ce qui relève de l’art celtique. À mon avis, si l’influence et les colonisations celtiques dans les Balkans sont maintenant calées à la fois par l’étude du matériel archéologique et par les données textuelles grecques et romaines, ni l’ethnicité, ni l’orientation principale des échanges ne sont clairement définies à l’ouest. Pauli avait déjà fait glisser jusqu’à Bourges la «Core area», à cause de la présence d’un mobilier funéraire centre-européen. L’ethnicité des populations atlantiques reste encore aujourd’hui un problème non résolu.

8. Ch. Pare (1991, fig. 8, in Collis, 2003): le retour strict aux sources historiques

La carte de C. Pare (1991, fig. 8, in Collis, 2003), bien qu’elle s’appuie exclusivement sur les textes de Tite-Live, de Polybe et de Jules César, textes longtemps contestés pour des raisons variées, semble aujourd’hui épaulée, sinon validée, par la découverte à Bourges, d’une importante agglomération du Ve siècle avant J.-C., typiquement centre-européenne: nous pouvons ainsi sans trop de risque attribuer cette culture matérielle aux Celtes dont nous parle Tite-Live.

On ne peut pas reprocher aux auteurs de publier dans des manuels des cartes de synthèse qui résument leurs hypothèses. Malheureusement, leurs fondements ne sont pas toujours explicites, et pourtant elles font rapidement autorité: leur auteur serait sans doute étonné des certitudes qu’on en tire. Le travail critique de J. Collis est à cet égard salutaire.

Les sources historiques et archéologiques ne coïncident que rarement: il n’a pas été très difficile de retrouver les traces des bataille d’Alésia, de Teutoburg, ou les tranchées de la guerre de 1914; mais ces événements guerriers n’ont pas grand-chose de commun avec l’implantation des groupes culturels. Les divisions politiques à l’échelle de la province ou d’une région encore plus vaste échappent assez largement à l’approche archéologique, tant que l’on ne dispose pas d’inscriptions ou de monnaies. En revanche, on peut, à toutes les échelles, percevoir des influences ou des pratiques culturelles évidentes, et qui ne supposent pas de migrations ou de conquêtes.

La diffusion des pratiques culturelles a sa propre cohérence

Dans l’archéologie de l’âge du Fer européen, l’école allemande se caractérise par la multiplication des cartes de répartition d’objets. Cela tient sans doute à la forte densité des découvertes de traces de cette période, peut-être cinq à dix fois plus qu’en France ou qu’en Grande-Bretagne, qui limite l’effet des biais habituels, mais aussi à une tradition de publication qui accorde autant d’importance à l’inventaire des sites qu’à la bibliographie et à l’apparat critique habituel d’une publication scientifique.

9. H. Parzinger (1989): répartition géographique des variantes des fibules du type de La Certosa

La thèse de H. Parzinger (1989), qui a pour objectif principal d’établir une chrono-typologie du mobilier métallique du milieu des âges du Fer en Europe centrale, offre en plus une série de cartes et de réflexions pertinentes sur la répartition géographique de ces objets et sur l’évolution des cultures concernées (fig. 9). L’auteur distingue, par exemple pour les fibules, des types innovants qui sont déclinés avec un certain nombre de variantes de la Slovénie jusque dans la vallée du Rhin. Les cartes montrent clairement une répartition de ces variantes, concentrées sur une vallée ou sur une région dans de nombreux cas. L’auteur mobilise ensuite toutes les données à sa disposition pour identifier, entre les trois pôles principaux d’innovation — la Slovénie, l’Italie du Nord et la vallée moyenne du Rhin — celui qui a créé le modèle. En caricaturant les résultats, disons que l’influence est d’abord orientée du sud-est au nord-ouest au Hallstatt final, alors que les premiers types de La Tène apparaissent au nord-ouest. Il n’est pas nécessaire d’imaginer des invasions pour expliquer ces phénomènes, ni même des artisans itinérants: les modes, à l’âge du Fer comme aujourd’hui, se diffusent sur tous les vecteurs disponibles, par importations, achats, imitations locales prouvées aujourd’hui par les analyses, etc. Non seulement nous pouvons suivre ces influences, mais nous pouvons dans un certain nombre de cas savoir dans quel sens elles se dirigent. Dans le même esprit, des travaux sur les épées ou sur les chars cérémoniels, qui accompagnent les morts les plus riches, rendent compte aussi avec beaucoup de précision des échanges entre les cultures du Nord et du Sud des Alpes. Ici c’est une pièce de la caisse du char italique qui est imitée au nord des Alpes, là on préfère représenter le char sur un vase plutôt que d’en déposer un dans la tombe. Le schéma général est le même, mais la pratique concrète, voire la signification de cette pratique, varie d’une région à l’autre. Il n’y a plus d’opposition radicale entre les cultures voisines dans l’espace mais, comme on aurait pu s’y attendre, des nuances dont nous saisissons au moins la manifestation matérielle.

10. Groupes et sous-groupes dans la géographie des rituels funéraires (d'après H. Lorenz, 1978)
Seules les dénominations des groupes principaux ont été reportées sur la carte.

Une étude plus ancienne des rituels funéraires de l’époque de La Tène met en évidence également des groupes et des sous-groupes culturels dans un domaine où les pratiques évoluent lentement. H. Lorenz a réuni des données sur les nécropoles depuis l’Est de la France jusqu’à la Tchécoslovaquie (fig. 10, d’après Lorenz, 1978). Globalement il s’agit d’inhumations en position de décubitus dorsal, les hommes portent des parures et/ou des armes, les femmes des parures; ils peuvent être accompagnés de quelques offrandes. À l’échelle de la nature des objets, de leurs combinaisons et de leur position sur le corps, l’auteur met en évidence des divisions locales ou inter-régionales. Un grand groupe Marne-Moselle s’oppose à un groupe Rhin-Danube. À l’intérieur, il est encore facile d’isoler des groupes régionaux. Il a même été possible, dans la nécropole de Jenisuv Ujezd en Bohême (Waldhauser, 1978), d’identifier le costume que portait une femme lorsqu’elle était arrivée, quelques dizaines d’années auparavant, d’une région voisine. Chronologiquement, H. Lorenz peut démontrer enfin que le groupe occidental a globalement adopté les rites du groupe oriental à la fin de la période étudiée.

Interprétation économique ou culturelle des cartes de répartition

Le domaine funéraire peut indirectement refléter la richesse des populations qui ont conduit les obsèques, leur organisation sociale, et leurs relations avec les civilisations voisines: tout le monde se souvient de l’exemple du vase de Vix, le plus grand exemplaire de vase en bronze grec connu, qui a été découvert dans une tombe de l’âge du Fer en Bourgogne. Sa présence sur la haute Seine est expliquée par le rôle que cette vallée aurait joué sur la route d’exportation de l’étain entre les côtes atlantiques et l’Italie. Cette interprétation économique est acceptable, mais la lecture des cartes de répartition des rituels aristocratiques en France septentrionale à la transition des VIe et Ve siècles avant J.-C. ne dessine pas la belle auréole qu’on attendrait de la Méditerranée jusqu’au Nord de l’Europe à travers le réseau des fleuves et des vallées. S. Verger (1995) a montré que plusieurs rituels se disputaient la faveur des familles aristocratiques — ici, l’inhumation sur un char, là, l’incinération déposée dans un vase en bronze, ailleurs, on combine avec les pratiques précédentes la construction d’un énorme tertre de terre; non seulement la répartition de ces sépultures est aléatoire dans l’espace (fig. 11), mais encore elle varie rapidement d’une génération à l’autre, dans un même groupe de sépultures qui, comme les analyses ADN tendent aujourd’hui à le confirmer, abritent les membres successifs d’une même famille.

11. S. Verger (1995): les réseaux et les modes des aristocrates ne se laissent pas expliquer simplement par la géographie

Après avoir privilégié les théories invasionnistes, sans doute avons-nous exagéré dans nos interprétations les facteurs économiques fondés particulièrement sur les importations. On pourrait faire les mêmes réserves sur les cartes de répartition des amphores au cours du IIe siècle avant J.-C. en Gaule et en Grande-Bretagne: la pratique de boire, au cours de banquets exceptionnels, le vin de centaines d’amphores et de les laisser sur place en pleine campagne a créé des cartes spécifiques, qui ne peuvent pas être interprétées en termes économiques. Elles ne doivent surtout pas être confondues avec les cartes de répartition des tessons d’amphore recueillis dans les habitats ordinaires, qui eux révèlent des courants commerciaux faciles à suivre du lieu de production jusqu’aux zones de consommation.

Contribution des classifications automatisées et de l’analyse spatiale à la définition des cultures

Les outils de l’analyse spatiale appliquée à des données enregistrées sous un système d’information géographique semblent bien adaptés pour vérifier la pertinence des premières impressions fournies par une carte, pour démêler des phénomènes trop diffus ou complexes, pour enfin manipuler les nombreuses variables qui caractérisent finalement une culture.

La thèse de O. Nakoinz (2005) est à cet égard exemplaire, je me contenterai ici de résumer sa démarche. Il s’agit de vérifier que la culture de «l’Hunsrück-Eifel», définie par les archéologues depuis quelques dizaines d’années, est une réalité historique, et pas un artéfact de la recherche. Ce groupe culturel se situe à la fois à cheval sur le Rhin moyen et sur les grands groupes chronologiques de «La Tène» et du «Hallstatt», soit le milieu du Ier millénaire avant J.-C. On pourra parler de «culture» indépendante, si les interactions entre les para­mètres qui le caractérisent chutent brusquement à une certaine distance du centre gravitationnel de ces relations. Cette vision est plus riche que la proposition de J. Collis (2003) de parler de limite culturelle quand deux objets contemporains dont la fonction est la même présentent des différences morphologiques ou techniques dans deux régions voisines.

12. Analyse spatiale de la culture de l'Hunsrück-Eifel selon Oliver Nakoinz (2005)

O. Nakoinz a traité plusieurs milliers de structures archéologiques et plusieurs dizaines de milliers d’objets caractéristiques, principalement des parures, des céramiques, et des armes. Il dessine arbitrairement 26 unités micro-régionales en se fondant sur les divisions naturelles du paysage et sur l’état des connaissances archéologiques au départ de l’enquête. Ensuite des corrélations entre ces 26 groupes sont analysées successivement pour ces trois grandes catégories d’objets. Une analyse automatisée illustre par un dendrogramme la proximité typologique des groupes (Nakoinz, 2005, p. 178). La carte (fig. 12 à gauche) qui l’accompagne confronte ces degrés de ressemblance avec la répartition géo­graphique des groupes, en utilisant les variations des couleurs froides aux couleurs chaudes qui sont explicites. Celle de la céramique (fig. 12 à droite), la plus riche, révèle une affinité à l’Est avec la culture voisine du Hallstatt classique, une originalité bien marquée dans le secteur central et occidental de la «Hunsrück-Eifel Kultur», une variante dans le Nord qui est toutefois plus proche de la culture HEK que de la culture hallstattienne. Une concentration analogue est mise en évidence pour les parures; la répartition des armes en revanche, moins bien représentées dans les groupes, et relevant sans doute de modèles plus largement répandus, est moins significative.

Chronologiquement, O. Nakoinz peut démontrer que cette culture s’est développée depuis la cuvette de Neuwied en direction des plateaux, qu’elle a connu ensuite une phase de floraison originale, avant de subir plus fortement des influences extérieures; en même temps les différences de richesse sont plus affirmées dans les tombes au cours du Ve siècle avant J.-C. Si la formalisation des données oblige à laisser un certain nombre de paramètres de côté, qu’il faut réintégrer dans l’interprétation historique finale, la quantification des corrélations, et non plus seulement la présence ou l’absence de quelques objets jugés significatifs, enrichit certainement notre appréciation. O. Nakoinz applique actuellement d’autres méthodes d’analyse spatiale à la même période dans le Sud de l’Allemagne, avec les mêmes succès.

Les cultures construites un peu hâtivement autour d’une découverte importante ou d’une analyse plus méticuleuse, mais qui ne justifie pas la création d’un nouveau «tiroir», ne devraient pas subsister après une telle analyse critique, et le paysage des sociétés sans écriture n’en sera que plus lisible. En même temps, il est clair que, dans l’Antiquité comme aujourd’hui, les cultures sont nécessairement des ensembles polythétiques. Ils le resteront pour nous, qui ne savons pas détecter les critères d’identification qui étaient les plus importants pour chaque ethnie, comme pour les porteurs de ces cultures qui n’étaient pas sectaires au point d’utiliser exclusivement la langue, l’architecture, les parures, les armes et les rituels de leur seul groupe.

Conclusion

L’analyse spatiale a devant elle un beau champ d’expérience en archéologie. Elle ne dispense pas d’un dépouillement et d’une publication des données de base. La précision topographique peut être aussi bien la commune que le kilomètre, du moment qu’elle est homogène, explicite et adaptée à l’échelle de travail. Le choix des critères descriptifs doit être mis au point en fonction de l’état du corpus, et être strictement adapté aux questions posées, aux objectifs de la recherche. Le fichier exhaustif n’existe pas, surtout dans une discipline où la réponse «je ne sais pas» est fréquente. Débarrassée de présupposés idéologiques et fondée sur une comptabilité rigoureuse des données, l’approche spatiale est un outil fondamental pour analyser les sociétés sans écriture. L’évolution des pratiques symboliques, et les emprunts réciproques d’un groupe à l’autre sont observables depuis que l’on dispose d’une analyse rigoureuse des contextes de découverte, habitats, sépultures ou sanctuaires.

Ch. Grataloup posait, il y a quelques années, le problème de la relation entre les données archéologiques, analysées dans le vaste espace européen pour la période encore quelque peu mythique de mise en place des peuples à l’âge du Bronze, et la reconstruction des sociétés. Il attribuait aux datations physiques désormais acquises et aux analyses génétiques en cours le renversement de constructions traditionnelles fondées seulement sur des préjugés classiques, tels que le «ex oriente lux». La contestation de paradigmes tels que l’opposition civilisé/barbare, ou l’idée de progrès linéaire, qui ont stérilisé notre appréhension de l’espace et du temps pour ces périodes anciennes, ont joué à mon avis un rôle moteur, les mesures ont servi à faire passer ces idées auprès des derniers tenants de la vision classique. Nous avons cherché à montrer ici que pour l’âge du Fer, sur lequel des données sont plus nombreuses mais les témoignages écrits encore très rares, on pouvait construire une géographie et une histoire des groupes humains sinon très précises, du moins débarrassées des mythes sur lesquels nos propres sociétés ont construit leur identité. L’archéologie replacée dans l’espace et le temps, à l’échelle anecdotique comme à celle des grands mouvements séculaires, peut offrir une vision fiable des sociétés.

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