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La France dans le Pacifique au début du XIXe siècle

À travers le Grand Océan: géographie et colonisation

Mesure du temps dans l'histoire de la Terre

Jusqu’à nos jours, l’exotisme des horizons toujours lointains de l’océan Pacifique est associé, dans l’imaginaire européen, aux voyages de Bougainville (1766-1769) et de Cook (1768-1771), et à la découverte de Tahiti. Aux prestigieux voyages dans les mers du Sud du siècle des Lumières, l’historienne Hélène Blais a préféré les onze navigations circumterrestres financées et organisées par le ministère de la Marine et des Colonies, sous la Restauration et la Monarchie de Juillet. Elle a examiné ainsi le corpus des sources relatives à la préparation, à la réalisation sur le terrain et à la publication des récits de ces expéditions. Alors que les premiers documents préparatoires datent de 1815, les voyages se succèdent entre 1817 et 1840, et l’édition des récits s’achève dans la première moitié des années 1840, au moment de l’occupation française des Marquises et de Tahiti. Le choix de ce corpus, et donc de la période 1815-1845, permet à l’auteur d’interroger la relation entre savoirs géographiques et expansion coloniale. Tout l’intérêt conceptuel de l’ouvrage d’Hélène Blais tient dans son refus de poser a priori les ambitions coloniales comme l’unique motivation de la production des savoirs sur l’espace. Cette posture ne consiste pas à nier la relation géographie/colonisation, mais à ouvrir l’espace méthodologique qui permette d’en étudier tous les ressorts et les mécanismes, dans leur complexité.

L’auteur envisage ainsi, à travers l’analyse la plus fine possible des pratiques, la production d’un savoir sur un espace non européen. Dans une première partie, elle expose les contextes savants, politiques et internationaux ainsi que les conditions matérielles et humaines de la préparation de ces expéditions. Les modalités du travail sur le terrain, celles du passage du terrain au texte sont l’objet de toute la deuxième partie. La spécificité du corpus donne ici l’occasion de dépasser les problématiques afférentes à la découverte du Pacifique. En 1813, Malte-Brun a déjà placé l’«Océanique» comme la cinquième partie du monde dans sa Géographie universelle. Bien que cet espace reste alors grossièrement délimité et découpé en grands ensembles sur lesquels les incertitudes et les interrogations persistent, il n’est plus à découvrir. Revendiquant la rupture avec la tradition des découvertes, les protagonistes veulent reconnaître dans le détail, observer et collecter afin de vérifier et rectifier les hypothèses avancées lors des voyages antérieurs. Néanmoins cette œuvre de science est aussi pensée comme un moyen de redorer le blason d’une Marine qui a beaucoup souffert des défaites napoléoniennes, à un moment où la France n’est pas en mesure, et ne l’envisage pas, de rivaliser avec l’influence britannique dans cette région du monde.

À travers ces onze voyages, l’auteur analyse finement la manière dont on conçoit alors la division du travail scientifique. Comparées aux précédentes expéditions françaises dans le Pacifique ou à celles des Britanniques, ces missions ont la particularité de n’embarquer aucun savant civil, au motif officiel qu’ils brouillent la discipline à bord. Toutefois, les institutions scientifiques comme l’Académie royale des sciences, ou le Dépôt des cartes et plans, jouent un rôle primordial. Elles rédigent des instructions précises à l’attention des officiers de marine qui devront exécuter seuls toutes les observations scientifiques. Elles contrôlent, évaluent les données collectées, et l’Académie donne l’autorisation de publier les récits. En même temps qu’elles prétendent restreindre le rôle des marins à l’observation et la collecte, et se réserver le privilège de l’analyse et la synthèse, ces institutions s’en remettent très souvent à la curiosité des voyageurs, sans planifier très précisément leurs chantiers. Ainsi le rôle des officiers de marine reste essentiel dans la préparation des voyages dont ils sont les initiateurs. Leur expérience et leur intelligence du terrain constituent aussi une part inaliénable dans les publications.

Dans une dernière partie, Hélène Blais étudie les liens entre la représentation de l’océan Pacifique et les pouvoirs, au moment où la colonisation devient une réalité politique et un objet de débat public. Elle utilise cette articulation historique comme un révélateur, pour pister les niveaux où s’est joué, dans chaque étape de sa construction, le formatage du savoir par des exigences extérieures aux intérêts immédiats de la science. Elle évalue les interactions multiples entre pratiques et représentations lorsque le Pacifique, après avoir été un espace de la traversée, devient un lieu de stationnement. Elle montre, enfin, comment s’écrivent des géographies du Pacifique, caractérisées par des échelles différentes. Le temps du voyage et le journal de bord s’inscrivent dans la dimension locale des îles et de leur succession. Les récits élaborent déjà l’espace à l’échelle régionale. Lors des débats sur la colonisation, les discours mobilisent une échelle mondiale qui n’est pas celle mise en œuvre dans les descriptions des voyageurs. L’auteur met ainsi en lumière des articulations entre production des savoirs géographiques et fait colonial, autrement plus inattendues et complexes, que celles généralement exposées par le courant critique anglo-saxon qui, derrière E.W. Saïd, assimile trop rapidement la géographie à un instrument impérial. Hélène Blais fait la démonstration rigoureuse que cette position mérite d’être reconsidérée et nuancée: «dans le domaine de la géographie, la relation entre science et empire n’a rien de nécessaire, ou du moins n’est pas universelle. Dans le Pacifique, les territoires devenus français ne sont jamais ceux qui ont retenu l’attention des récits géographiques» (p. 310).

Pour ma part, j’émettrai quelques regrets à propos de l’illustration. Alors que la qualité de l’édition est remarquable et permet la reproduction des documents en couleurs, il est dommage que la plupart des cartes et croquis issus des archives aient été reproduits à partir de clichés flous, rendant ainsi illisible leur légende originale. Par ailleurs, si l’auteur nous offre une intéressante mise en regard cartographique des onze itinéraires, qui montre bien différentes logiques exploratoires (p. 54 et 55), on aurait aimé qu’elle nous propose, à partir de ses sources, d’autres réalisations cartographiques. En complément des trajectoires, des cartes présentant la distribution spatiale des escales selon leur nombre cumulé ou selon la durée des relâches auraient été d’un grand intérêt pour la démonstration générale. Toutefois, ces quelques remarques ne peuvent occulter l’essentiel. Avec le cas du Grand Océan dans la première moitié du XIXe siècle, Hélène Blais contribue, de façon décisive, au renouvellement actuel des problématiques concernant la construction des savoirs géographiques sur les espaces non européens.

À propos de la présence française en Nouvelle-Zélande

Mesure du temps dans l'histoire de la Terre

Je signale à la suite le petit livre de Nicolas Poirier sur la présence des baleiniers français dans le Pacifique au début du XIXe siècle. Le géographe y trouvera notamment matière à réfléchir aux conditions de surexploitation d’une ressource halieutique et au déplacement des zones de pêche dans l’océan Pacifique, pendant la période préindustrielle. L’histoire des baleiniers, l’évolution de leurs techniques et des zones de pêche sont l’occasion de revenir sur un épisode évoqué par Hélène Blais: la tentative française d’implantation coloniale en Nouvelle-Zélande (1840-1846), que l’auteur aborde ici du point de vue strictement économique et politique. De cette éphémère et ponctuelle incursion dans la zone d’influence britannique, subsistent des traces que l’historien Peter Tremewan, professeur à l’Université de Christchurch, examine dans une amusante postface. Quelques toponymes français persistent ainsi dans le bourg néo-zélandais d’Akaroa et ses environs, aujourd’hui lieu de résidence secondaire très apprécié des citadins de Christchurch. Récemment, les habitants du bourg, depuis longtemps tous anglophones, ont repris le terme de «rue» pour toutes les anciennes voies publiques baptisées d’un nom français. À Akaroa, on déambulera donc dans les «rue Lavaud», «rue Jolie» ou encore la nouvelle «rue Cachalot»; on mangera également dans le restaurant «C’est la vie» et on boira un verre au café «Le Jardin». Qui a dit que le tourisme avait tué l’exotisme dans les mers du Sud?

Florence Deprest


1. BLAIS Hélène (2005). Voyages au Grand Océan. Géographies du Pacifique et colonisation, 1815-1845. Paris: CTHS, coll. «Géographie», 352 p. ISBN: 2-7355-0588-X.

2. POIRIER Nicolas (2003). Les Baleiniers français en Nouvelle-Zélande. Des ambitions coloniales de la Monarchie de Juillet dans le Pacifique. Paris: Les Indes Savantes, 172 p. ISBN: 2-84654-031-4