Ces lieux dont on parle

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Saint-Barth, confetti ou élément du village global?

Sur la route étroite et cimentée, en bordure de plage, un petit 4x4 bloque un instant la circulation toujours très dense dans les deux sens pour faire un rapide demi-tour et prendre à son bord une femme et un enfant, sous les yeux de témoins apparemment indifférents ou blasés. Au volant, détendu et souriant, Johnny Hallyday. Nous sommes un après-midi de février sur l’île de Saint-Barthélemy, 17°55’ de latitude Nord, 62°50’de longitude Ouest, «Indes occidentales françaises», département de la Guadeloupe, commune unique de 21 km2 pour 7 000 habitants. Un de ces endroits «branchés» fréquentés par la jet-set.

Une île au soleil

1. Saint-Barth et les Antilles

Baptisé du prénom du frère de Christophe Colomb, ce rocher volcanique fait partie de la première vague de colonisation française du milieu du XVIIe siècle aux Antilles (carte 1). Après s’en être assez vite emparés, les Anglais le perdent au traité de Paris de 1763. Échangée par Louis XVI contre des entrepôts à Göteborg en 1785, l’île devient suédoise (d’où le nom de Gustavia donné à son unique port) jusqu’à sa rétrocession — cette fois définitive — à la France en 1877. Avec une densité de résidents permanents approchant 330 h/km2, un réseau de routes étroites, sinueuses et très pentues, un habitat dispersé et des emplois majoritairement concentrés sur un espace réduit (les abords du port et de l’aéroport), le paradis tropical est aujourd’hui pour le moins encombré. Depuis que Saint-Barth a été «lancée» en 1957 par David Rockefeller qui y fit construire une villa, relayé par d’autres célébrités comme Rudolf Noureïev, son image — à réviser peut-être, au moins en partie — est associée au luxe. Car l’endroit attire, malgré les difficultés d’accessibilité. Outre les autochtones (les «Saint-Barths») issus des anciennes familles bretonnes, normandes, alsaciennes ou poitevines qui jadis peuplèrent l’endroit, qui en possèdent toujours l’essentiel du patrimoine foncier et qui l’administrent, un nombre croissant de nouveaux habitants marque la vie de l’île: vieux inactifs très aisés (principalement américains, canadiens et français) y ayant acquis une résidence, jeunes métropolitains, qualifiés ou non, à la recherche d’emploi au soleil. Les premiers donnent du travail aux seconds, principalement pour la maintenance de propriétés qu’ils occupent ou louent aux touristes, sous un climat exigeant de fréquents travaux d’entretien: l’artisanat est roi (plus de 2 600 entreprises, majoritairement individuelles, en 2004). Commerce, hôtellerie, restauration, services touristiques mais aussi agences immobilières complètent le tableau de l’activité économique d’un espace où le taux de chômage est quasi-nul: à Saint-Barth, qui veut travailler travaille (1).

L’économie repose sur un tourisme qui refuse les foules: les paquebots de croisière américains et français, ancrés au large, déversent par navettes interposées et pour quelques heures, des consommateurs pressés dans les quelques rues de Gustavia, où, à la suite d’un rapide tour de l’île en taxi, les attendent des boutiques de luxe, avant rembarquement. Les grands yachts des «vrais» riches peuvent, eux, s’amarrer au port (photo 1). Des contraintes administratives draconiennes limitent la taille des hôtels et interdisent l’habitat collectif, à de rares exceptions près. Pas de tourisme de masse mais une sélectivité affirmée sur fond malgré tout de fréquentation croissante. À Saint-Barth se croisent donc quatre à cinq populations bien distinctes: les autochtones, les nouveaux résidents inactifs et souvent saisonniers, les jeunes actifs métropolitains (sans oublier quelques fonctionnaires de la République), enfin les touristes en séjour (où la composante italienne s’affirme) et les touristes de passage.

Photo 1. Le port de Gustavia et ses deux formes d’habitat: sur la terre ferme et sur l’eau
(Cliché Laurence Prochasson, Claude Mangin, février 2006)

L’enclavement relatif de l’île favorise cette stratégie élitiste: la capacité d’accueil (y compris sur les quais du port) est limitée; le seul lien maritime régulier avec l’extérieur est une navette la reliant à sa voisine Saint-Martin. On y arrive essentiellement par avion: soit depuis Pointe-à-Pitre (1 heure de vol) et surtout Saint-Martin (10 minutes) avec des appareils de capacité réduite, car — même récemment rallongée — la courte piste de l’aéroport de Saint-Jean, coincé entre plage et colline, demande des manœuvres délicates (photo 2). Le trafic était pourtant de 150 000 passagers en 2004. Le prix du billet, eu égard à la position dominante d’Air France (et à un moindre degré d’Air Caraïbes) sur les lignes Paris-Saint-Martin et Paris-Pointe-à-Pitre, d’une part, et à la nécessité d’un vol supplémentaire de connexion, d’autre part, renforce la sélection sociale de la clientèle: Saint-Barth est une destination de prix.

Photo 2. Après son atterrissage, l’avion d’Air Caraïbes fait demi-tour en bout de piste… et en bordure de plage (Cliché Laurence Prochasson, Claude Mangin, février 2006)

Autonomisme et dépendance

Maîtres de la politique locale, attachés à des privilèges anciens et à un esprit indépendant que l’insularité renforce, les Saint-Barths poursuivent trois grands objectifs politiques: s’affranchir autant que faire se peut de la tutelle préfectorale de la Guadeloupe, pérenniser et officialiser les avantages fiscaux coutumiers (pas d’impôt sur le revenu) dont bénéficie l’île depuis fort longtemps, protéger enfin le statu quo administratif des résidents. Le référendum du 7 décembre 2003 a permis d’adopter par un très large consensus le projet de transformation du statut de l’île en collectivité territoriale d’outre-mer (2), ce qui accroîtra son autonomie et son indépendance fiscale lorsque le gouvernement l’aura entériné. Nicolas Sarkozy semble être le plus fervent soutien de cette option et a obtenu récemment que le maire, traditionnellement sans étiquette, adhère à l’UMP.

Ce farouche attachement aux privilèges acquis est d’autant plus fort que la prospérité de Saint-Barth est fragile. Les propriétaires non français (surtout nord-américains) doivent pouvoir continuer de contribuer à la prospérité de l’île, y compris par l’impôt local, mais sans excès dissuasif de réglementation.

Les contraintes locales sont d’ailleurs bien réelles.

  • La vie est chère, malgré les franchises fiscales, sur un rocher qui doit tout importer. On n’y produit en effet à peu près rien, et la présence d’une dizaine de vaches laitières ne change pas grand-chose.
  • L’approvisionnement en eau est difficile, dans une île sans rivière, alors que les besoins en eau potable sont considérables (avec plus de 200 000 visiteurs par an). Les apports des traditionnelles citernes individuelles de récupération des eaux pluviales sont complétés par la très onéreuse eau douce produite par l’usine de dessalement de Gustavia.
  • La gestion des ordures pose aussi problème. Saint-Barth fait pourtant figure de commune de pointe en la matière: elle a été la première commune française d’outre-mer à pratiquer la collecte sélective des ordures (à partir de 1998). Le tout-venant est incinéré dans l’usine de Gustavia, la plus moderne des Caraïbes, qui fournit ainsi l’énergie électrique nécessaire à l’usine de dessalement voisine. Les déchets triés ont eux des destinations étonnantes: fer et acier (carcasses de véhicules compressées à Gustavia aux frais des propriétaires) gagnent par barge le Venezuela; verre et aluminium sont recyclés à Bordeaux ! Le système fonctionne techniquement bien mais s’avère très coûteux… et finalement peu écologique à l’échelle planétaire. On étudie donc la possibilité de transformer sur place le verre en ballast, d’autant que les débouchés locaux sont assurés, compte tenu des besoins en matière d’entretien des routes. À l’accent mis sur le recyclage s’est ajoutée plus récemment la volonté de supprimer les aires de dépôt d’ordures (photo 3), trop souvent transformées en décharges sauvages et devenues de véritables nuisances, alors même que beaucoup de citoyens se font tirer l’oreille pour acquitter la taxe d’enlèvement des ordures ménagères (20 % de mauvais payeurs en 2002 !). La protection de l’environnement passe aussi par un règlement local de publicité limitant le nombre, la taille et l’emplacement des panneaux et enseignes.
Photo 3. L’éducation du citoyen au respect de son environnement (hameau de Vitet)
(Cliché Laurence Prochasson, Claude Mangin, février 2006)

On comprend donc bien la spécificité de l’île et son impérieux besoin de «subsidiarité». Le budget municipal fait la part belle aux grands investissements: amélioration du réseau routier, reconstruction de parties de routes détruites par les cyclones (comme en 1999), entretien et reconstitution des plages de sable soumises à l’érosion, construction du nouvel hôtel de ville, du marché aux poissons, projet de nouveau stade… C’est l’apparent paradoxe d’un village d’Astérix à l’heure de la mondialisation (3).

Vie privée, vie publique

Sur ce caillou où tout le monde se connaît, se croise, se fréquente, s’observe, s’entasse dans des embouteillages spectaculaires avant de rentrer chez soi, la privatisation de l’espace est maximale. Les autochtones continuent de s’enrichir en vendant à prix d’or des terrains à bâtir, principalement sur les versants sous le vent, et l’argent continue d’affluer. Sur 3 500 logements, dont une écrasante majorité de maisons individuelles, on recense 12% de résidences secondaires. Toutes les routes, rues, chemins ou sentiers mènent à une villa, à un hôtel ou à un restaurant. Saint-Barth est le désespoir du randonneur, car on ne peut trouver de sentier de promenade permettant de marcher plus de 20 minutes. Il n’existe en réalité que deux sentiers publics. Le véhicule individuel, pétaradant, si possible tout-terrain (les pentes sont d’ailleurs raides), est ici le roi, voisinant avec les pick-up et les camionnettes des artisans ou les deux-roues des touristes à plus petit budget. Plus récemment, les encombrantes 4x4 de luxe sont apparues: comme ailleurs, les Hummer et Porsche Cayenne se font remarquer. Ces gros véhicules contribuent à la réduction de la vitesse moyenne (déjà basse) sur la route. Aux heures de pointe, les bouchons et les difficultés de stationnement à Gustavia et à Saint-Jean n’ont rien à envier à ceux de plus grandes villes.

L’espace public se limite donc aux voies de circulation, aux plages (magnifiques au demeurant) et à quelques édifices au service de la collectivité. Le refus du tourisme de masse  ne produit certes pas une gated community insulaire, mais la somme des propriétés privées  réduit de fait l’espace public à la portion congrue. Si le fait est ancien, il se lit et se vit de plus en plus intensément au rythme soutenu de la construction des résidences et des transactions immobilières. Les services publics assurent néanmoins l’essentiel: écoles (l’enseignement privé est également très présent), collège (le lycée est lui à Saint-Martin), gendarmerie (la petite délinquance est cependant presque inexistante). Il manqua longtemps et cruellement un service de transport collectif de passagers. Cette lacune est réparée depuis fin janvier 2006: le monopole des taxis est désormais entamé par «Saint-Barth Shuttle», entreprise privée exploitant, sept jours sur sept, quatre navettes de huit places chacune (le réseau routier ne permet pas les bus) sur deux circuits de base avec arrêts et détours à la demande.

Ainsi va la vie d’un paradis tropical français à vocation internationale, branché, prospère, composite mais fragile, aux multiples facteurs d’étouffement, luttant à sa façon (à la fois individuelle et collective) pour son existence.

Claude Mangin

Notes

1. Voir le site de l'INSEE sur la Guadeloupe

2. GAY J.-Chr. (2005). «Où en est la France d’outre-mer ?», M@ppemonde 3-2005

3. Voir le site touristique de la Guadeloupe