Sommaire du numéro
N° 85 (1-2007)

Modélisation de l’évolution d’un finage, du rural au périurbain (Montagne bourguignonne)

Jean-Louis Maigrota

UMR 5594 «Archéologie, Cultures et Sociétés», Sciences de la terre, Université de Bourgogne, 2 Bd Gabriel, 21000 Dijon

Résumés  
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Exposé des motifs

Modéliser les changements de l’organisation d’un espace rural permet de comprendre l’évolution des liens entre un groupe humain et son territoire. Les évolutions observées depuis près de vingt ans dans le monde rural et agricole provoquent une transformation accélérée des sociétés villageoises. Ceci a des conséquences territoriales importantes, qui justifient des opérations d’aménagement rural. Pour en évaluer l’ampleur et les effets, nous proposons une démarche de diagnostic de territoire conduisant à l’élaboration d’un modèle que nous appellerons «morpho-historique». Ce dernier est réalisé sous le regard des acteurs locaux, qui le valident ainsi au fur et à mesure de sa construction. Cette démarche est souvent ressentie par ces derniers comme une mise en perspective de leur vécu (1).

Panges: quand le territoire se dissocie de la communauté villageoise

La commune de Panges, située à une vingtaine de kilomètres à l’ouest de Dijon, est représentative d’une évolution qui affecte nombre de communes périurbaines de la Montagne bourguignonne (fig. 1). Panges, incluse dans l’aire périurbaine dijonnaise, connaît une mutation socio-économique profonde à forte incidence territoriale. Le conseil municipal voulut anticiper les effets de cette évolution en élaborant un projet d’aménagement, au travers d’un PLU (2) dont les objectifs sont de maîtriser le foncier communal et de conserver un cadre de vie encore rural. Mais il souhaitait aussi pouvoir mettre en perspective cette démarche dans une histoire communale plus longue. Nous avons donc, en relation avec le conseil municipal, élaboré et proposé une représentation dynamique du finage communal, qui une fois appropriée, a constitué un cadre sur lequel appuyer la réflexion.

1. Panges dans l’espace périurbain dijonnais

Offrir une représentation d’un territoire communal en le segmentant

L’hétérogénéité d’un territoire correspond à celle des besoins d’un groupe social diversifié. La segmentation de l’espace peut être appréhendée à partir d’une cartographie diachronique de l’occupation des sols et de l’utilisation des terres. Cette cartographie doit faire comprendre comment évolue, siècle par siècle, la mise en valeur d’un territoire; comment il se structure, s’organise et se différencie. Le suivi des différents états d’occupation et d’usage des sols sert de guide en révélant des permanences. Chacun des segments ou portions de territoire identifiés correspond à un niveau intermédiaire entre la parcelle et le finage. Leurs limites sont relativement stables dans le temps (de 50 ans au siècle), ce qui permet de suivre les changements ayant pu les affecter. Ces segments font l’objet d’une description homogène (occupation du sol, usage des terres) pour une commune donnée. Ils se définissent également de manière topologique, au sein du finage, par des relations de voisinage et de contiguïté avec d’autres objets. On distingue ainsi douze segments sur le territoire de Panges (fig. 2). Ces éléments semblent composer un système d’auréoles. En 1953, les missions aériennes montrent les zones 5, 8 et 3 formant une couronne régulière autour du village. Puis la zone 5 s’en distingue en devenant une zone de grande culture. On perçoit la même évolution en zone 11, et par endroits en zone 9.

2. Segmentation du territoire de Panges

À l’horizon 2010, on peut imaginer un modèle communal simplifié dans lequel les zones 9, 5, 11, 10 ne formeraient plus qu’un ensemble voué aux grandes cultures sur un grand parcellaire, exploité par des forains et dans lequel la plupart des haies auraient disparu. Resterait alors un «écrin vert» (zones 8 et 3) ainsi que la zone 12, dont la topographie empêche la mise en grande culture: un scénario déjà réalisé dans quelques communes voisines. Or ce dernier ne correspond que fort peu aux attentes de la population locale, qui, ayant mis en place un projet de préservation d’un cadre de vie «vert» réclamerait plutôt un territoire plus arboré et verdoyant.

Histoire agraire de la commune

On met en rapport l’évolution globale de la population (solde naturel et migratoire), la structure de la population par âge et par sexe, l’évolution de l’activité économique locale à travers le type d’activité exercée et son lieu d’exercice, et l’évolution du mode d’occupation du sol. On peut distinguer depuis l’Ancien Régime quatre périodes, les trois premières assez représentatives des communes du plateau, la dernière ne concernant que les communes aujourd’hui périurbaines (fig. 3 et 4).

3. L’occupation des sols de 1820 à 2002
On distingue quatre phases correspondant aux évolutions sociodémographiques

1. Période ancienne, régime agraire du XVIIIe siècle qui se prolonge jusque dans les années 1850-1860. Une population nombreuse où dominent les utilisateurs directs du territoire (laboureurs-cultivateurs, journaliers…). La pression sur le milieu est forte et tout ce qui peut être consacré à la céréaliculture l’est. Il n’y a pas de friches au sens strict du terme. Les herbages sont réduits et utilisés pour l’élevage des chevaux de trait. Idéal d’autoconsommation et d’autosuffisance.

2. 1850-1860 jusqu’à l’après première guerre mondiale. L’exode rural touche en premier les journaliers et manouvriers. Les petites parcelles libérées sont soit reprises soit mises en friches (pelouses puis fruticées). En 1896, 65 % de la population active relevait encore directement du secteur agricole.

3. Le mouvement s’accélère après la guerre de 1914-1918 et touche les artisans ruraux. Or ceux-ci exploitaient souvent en complément de leur activité principale de petites parcelles, lesquelles sont à leur tour abandonnées ou mises en herbage. Ces parcelles sont souvent situées à proximité du village (zone 8, 3, 12). À partir de la fin du XIXe siècle, on voit ces herbages se répandre; l’élevage bovin se développe et culmine entre 1950 et 1980 (57 vaches à lait recensées en 1955). En 1955, 18 chevaux de trait sont encore recensés, avec des besoins en herbages correspondants.

4. Les vingt dernières années sont marquées par le recul de l’élevage. En 2004, la commune ne compte plus aucun agriculteur en activité, les retraités conservent néanmoins fréquemment l’usage de quelques parcelles proches du village, souvent des herbages destinés à un petit élevage (souvent en zones 3, 8 et aussi 9). Le reste du territoire est exploité par des agriculteurs extérieurs à la commune, privilégiant les grandes cultures céréalières. Ceci se traduit par le développement de grandes structures parcellaires lié à l’utilisation d’un matériel puissant et volumineux, et par la disparition des haies (zones 10, 5 et 7).

À partir du recensement de 1982, on peut mesurer les effets de l’entrée de Panges dans l’aire périurbaine dijonnaise. En 1975, la majorité des actifs recensés travaillait à Panges, pour l’essentiel dans l’agriculture, dans une commune rurale en déclin. Au début des années 1980, la majorité des actifs travaille encore sur place, mais les agriculteurs sont devenus minoritaires dans la population active. En 2004, il n’y a plus d’agriculteur résidant dans la commune; et tous les actifs recensés travaillent à l’extérieur (Dijon, Langres…).

4. Du rural agricole au périurbain
Les données du recensement de 1999 ont été actualisées lors de l’enquête en 2004

Ainsi, en un peu plus d’un siècle, on passe d’une société rurale aux activités diversifiées, à une population résidentielle périurbaine ayant des attentes bien différentes vis-à-vis de son cadre de vie. La question du lien entre la communauté «villageoise» et son finage se pose donc désormais, et est d’ailleurs posée à travers la procédure de PLU (2) engagée, d’autant que l’activité agricole locale est devenue négligeable. Le territoire est maintenant utilisé, et transformé, par des utilisateurs extérieurs à la commune sur les projets desquels les résidants locaux n’ont que peu de prise.

Le recours à la modélisation graphique permet de résumer et de mettre en évidence ces évolutions en n’utilisant que quelques structures spatiales élémentaires (chorèmes) facilement appropriées. Cette modélisation explique le découpage réalisé et lui donne un sens.

La modélisation graphique

Effectuée sous le regard des acteurs, la modélisation graphique a pour objet de rendre compte de l’organisation du territoire (aspect statique et structurel) et des processus d’organisation à l’œuvre (aspects dynamiques).

Dans la construction des modèles graphiques, la segmentation du territoire fournit des éléments pour la modélisation (par exemple, la configuration circulaire) et constitue localement un élément de réponse à la question: «Comment s’organisent les systèmes techniques dans un territoire ?» (fig. 5).

5. Modélisation des étapes de l’évolution du territoire de Panges

Les modèles de base utilisés pour exprimer ces changements sont au nombre de cinq (fig. 6). L’organisation circulaire du finage, assez commune sur les plateaux de Bourgogne et de Langres est une constante. Cette organisation est caractérisée par la position centrale de l’habitat, une première ceinture de jardins, vergers, herbages et petites parcelles de culture et la forêt en périphérie. Localement, du fait de son impact paysager et de son poids topographique, la «combe», petite vallée en partie sèche qui traverse le finage du Nord au Sud constitue un élément structurant et maintenant un enjeu paysager.

La zone intermédiaire, qui constitue l’Ager connaît une évolution caractérisée par le retrait des utilisateurs locaux remplacés par des agriculteurs extérieurs à la commune. Cette mutation s’accompagne de l’avancée de système technico-économique de grandes cultures, simplifiant ainsi à l’extrême les structures agraires.

6. Les cinq modèles de base utilisés

7. Les liens

Donc à Panges, le fait majeur explicatif de l’évolution de l’organisation du finage reste la rupture partielle du lien local entre des villageois périurbains et le territoire communal (fig. 7).

Validé et utilisé par les acteurs, qui s’y projettent, ce dernier modèle met donc l’accent sur ce qui semble être l’aspect essentiel de l’évolution de la commune, le découplage entre l’évolution de la population et son environnement. C’est ce découplage qui explique la volonté, dans une commune au peuplement périurbain, de vouloir maîtriser le foncier, afin de conserver un écrin «vert» autour du village; ceci alors que le contexte agricole qui pousse au développement des grandes cultures et à la simplification des assolements irait plutôt à l’inverse de ce désir.

Le diagnostic proposé définit ainsi par rapport à un projet communal d’aménagement un champ de possibles: la commune a-t-elle les moyens de sa politique, face notamment à l’extension des systèmes de grandes cultures ?

Notions mobilisées et intérêts de la méthode

Modéliser l’interaction homme/territoire demande d’identifier, de décrire, de repérer dans un espace, sur un territoire, les éléments d’un système, c’est-à-dire de créer les conditions d’une modélisation à un moment donné répondant aux questions soulevées, ici en particulier, la maîtrise du foncier. On considérera que l’organisation d’un territoire est une propriété émergente résultant des interrelations établies entre une unité d’habitat (village, hameau, ferme d’écart…) et l’espace environnant. Il existe localement un lien causal, localisable, entre groupe social et organisation d’un territoire, rendant ainsi possible l’articulation entre milieu physique et milieu social. Cette articulation est le produit d’une histoire technique, économique, sociale, dans un certain milieu physique. On peut alors confronter l’histoire (technique, économique, sociale) de la commune à la segmentation du territoire qui en est le produit: de cette manière, un indicateur tel que l’évolution des Surfaces Toujours en Herbe (STH), permet de révéler des changements sociaux (fig. 3).

La modélisation se réfère également à la notion de «trajectoire de village» La prise en compte de l’histoire est essentielle. En effet, les différences initiales constatées entre les villages, entre localisations naturelles (géomorphologique, pédologique, microclimatique), et les situations très inégales dans lesquelles se trouvaient les systèmes agraires locaux au début du XIXe siècle, constituent autant de facteurs de différenciation ultérieurs. La trajectoire de village est un processus aboutissant à travers des états historiques successifs à définir des contextes différenciés à l’exercice des activités humaines sur un territoire. Ce contexte est tour à tour contrainte ou atout selon les projets des acteurs locaux et leurs capacités à les mettre en œuvre. Par exemple, l’allure de la division parcellaire observée sur les différents cadastres, est l’exact reflet de la différenciation historique ayant affecté le finage. Issue d’une histoire locale, la trajectoire de village aboutit à un façonnement particulier et différencié d’un finage. On en déduit alors que le territoire d’une commune peut relever d’une procédure de partition s’appuyant sur l’histoire du mode d’occupation et d’usage du sol, et qu’il est possible de faire correspondre de manière cartographique, un milieu bio-physique, des systèmes de production agricole, des types d’usage et d’occupation du sol, et une population.

La notion de trajectoire prend également en compte le fait que les habitants ont des projets historiquement repérables d’utilisation de leur territoire, relatifs à la perception qu’ils en ont. Cette perception résulte non seulement d’un vécu individuel, mais représente aussi en quelque sorte la dimension affective de la relation habitant(s)-territoire(s) laquelle est issue d’une expérience pratique à l’origine d’un vécu collectif. En outre, le décalage toujours existant entre l’évolution de la société et celle des modes d’occupation du sol fait que les gens gardent en mémoire la situation passée, tout en vivant la situation présente.

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Notes

1. Formalisée, elle fait également l’objet depuis 2001, d’un enseignement régulier dans le cadre d’une option «environnement» en troisième année de formation d’Ingénieur des Techniques Agricoles.
2. Plan Local d’Urbanisme