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Épistémologie de la géographie sociale

«Comment la géographie sociale est-elle perçue par ceux qui lui reconnaissent des spécificités dans le champ de la géographie ? Comment peut-elle contribuer à positionner la géographie dans les sciences sociales ?» Depuis son affirmation au début des années 1980, la géographie sociale française n’a cessé de questionner son identité. Fondée à l’âge des bibliothèques, il lui fallait à la fois revendiquer sa place dans les rayons Géographie, avec une étagère bien à elle, tout en étant à la frontière des rayonnages de la Sociologie. Difficile exercice dans un champ des savoirs déjà bien constitué. Aujourd’hui exercice parfaitement inutile à l’heure de l’Internet, où on ne se repère plus dans le savoir par rayonnages de bibliothèques, mais plutôt par mots clés. Il semble que les tenants de la géographie sociale française n’aient pas perçu ce changement de paradigme, ni cette avancée vers un âge post-disciplinaire. Qu’apporte donc à la géographie sociale de continuer à se répéter comme un mantra «je pense donc je suis» ?

Que le lecteur ne soit pas pour autant rebuté par la lecture de ces 400 pages (1). Les contributions de cet ouvrage collectif, issu d’un colloque tenu à Rennes en octobre 2004 (deux autres volumes d’actes sont à paraître), satisferont l’appétit de bien des lecteurs de sciences sociales. Derrière le métadiscours d’autolégitimation disciplinaire, présent ici et là, se cachent des textes stimulants sur l’engagement du chercheur (Julien Aldhuy, Laurent Viala, Franck Chignier-Riboulon), le vivre ensemble et l’espace public (Emmanuelle Bonerandi, Myriam Houssay-Holzschuch), les inégalités masquées derrière la rhétorique de l’urgence (Raymonde Séchet), les notions problématiques de «terrain» et de proximité (Hervé Vieillard-Baron), la socialité des risques environnementaux (Emmanuel Martinais, Christelle Morel-Journel, François Duchêne), le sport comme beau révélateur de la place des acteurs mais aussi des structures (Régis Keerle), les dynamiques métropolitaines américaines (David Giband), les dangers mais aussi les atouts de la notion de communauté (Vincent Gouëset, Odile Hoffmann), ou encore l’intérêt de raisonner en terme de dynamiques d’appropriation de l’espace plutôt qu’en terme de configurations spatiales statiques (Fabrice Ripoll, Vincent Veschambre).

L’ouvrage se présente en deux parties. Une première porte sur «les postures de la géographie sociale: vers une théorie critique et une épistémologie de l’implication». Approfondir l’ambition critique doit passer des discours théoriques (nécessaires pour fonder la pertinence scientifique de connaissances émancipatrices), aux discours agissants dans une logique participative des citoyens (Michel Bussi) et de recherche d’équité territoriale (Guy Baudelle). L’approche se veut «à la fois constructiviste, compréhensive et critique» (p. 29). La deuxième partie, intitulée «Individus, groupes, rapports sociaux dans l’espace: quels mots pour le dire ?», invite à considérer pleinement l’espace comme une des dimensions de la société. Les géographies du drame palestinien (Yves Guermond, Nicole Mathieu), des territoires homo et bisexuels en France et au Québec (Alain Léobon), ou des inégalités d’accès à la santé (Sébastien Fleuret, Raymonde Séchet) entre autres soulignent les dangers de fétichiser un espace oublieux des rapports sociaux.

On peut dès lors faire plusieurs lectures d’un tel ouvrage. Butiner tel ou tel chapitre pour faire son miel de questionnements critiques sur les présupposés qui guident nos concepts comme nos méthodes (Laurent Viala), et pour voir l’intérêt d’une ouverture disciplinaire à la sociolinguistique — la langue, comme l’espace, fut longtemps pensée à l’extérieur de la société (Thierry Bulot, Vincent Veschambre) — ou à des thèmes de recherche comme la démocratie (Michel Bussi) ou les mouvements sociaux (Fabrice Ripoll). On lira particulièrement le chapitre de Benoît Raoulx, qui rappelle combien «les transformations dans la production de l’espace conduisent à tenir compte de la médiatisation des rapports sociaux, qui s’appuie largement sur les langages audiovisuels et leur diffusion» (p. 151). S’appuyant surtout sur des extraits de journal télévisé, il souligne que la fabrique de l’image n’est surtout pas un simple «espace-miroir» de la société, mais parfois un véritable «espace-écran». D’où son appel à «regarder le regard» (p. 170): «il ne s’agit pas seulement d’appréhender l’animation des images: la mise en mouvement des images, le son, mais aussi la parole, construisent un langage qui structure les rapports sociaux par les dimensions spatiales».

On peut aussi utiliser ce livre pour interroger les renouvellements de la géographie sociale française, parcourir les 30 pages de bibliographie finale, avec son top 10 de références (Pierre Bourdieu, Christine Chivallon, Guy Di Méo, Robert Hérin, Jacques Lévy, Michel Lussault, Monique et Michel Pinçon-Charlot, Renée Rochefort, Jean-François Staszak, et André Vant), revenir sur la jeune histoire de cette branche de la discipline, qui semble susciter l’intérêt, comme le rappelle Robert Hérin en conclusion, vu le nombre de contributions, la jeunesse de certains auteurs et la diversité de leurs rattachements institutionnels. On s’étonnera toutefois du localisme de cette géographie sociale française, qui pourrait quand même lire de temps à autre l’Allemand Benno Werlen, le Danois Kirsten Simonsen, la Grecque Dina Vaiou, l’Espagnole María Dolores García Ramón, les Britanniques Gill Valentine et Chris Philo (pour se cantonner à une infime minorité d’Européens), et feuilleter les country reports de la revue Social and Cultural Geography auxquels fait d’ailleurs allusion Julien Aldhuy (p. 32). Cela permettrait sans doute à la géographie sociale française de mieux comprendre son objet – la dimension spatiale de la relation à l’autre.

Olivier Milhaud

(1) SÉCHET R. et VESCHAMBRE V., dir. (2006). Penser et faire la géographie sociale. Contributions à une épistémologie de la géographie sociale. Rennes: Presses Universitaires de Rennes, coll. «Géographie sociale», 400 p. 23€. ISBN: 2-7535-0322-2