Sommaire du numéro
N° 88 (4-2007)

Des jeans chinois dans les rues du Caire, ou les espaces discrets de la mondialisation

Olivier Pliez a

LISST, Maison de la Recherche, Université Toulouse-Le Mirail

Résumés  
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1. Assemblage de lieux sur une route commerciale transnationale

Au cours de l’année 1992, les douanes états-uniennes démantèlent une filière visant à expédier vers l’Égypte 12 000 jeans fabriqués en Chine. La société chargée de les réceptionner au Caire devait les ré-étiqueter Made in Egypt avant de les réexpédier aux États-Unis. De tels procédés de dissimulation de l’origine de vêtements et tissus fabriqués en Chine, directement ou via des pays tiers, et destinés à contourner les quotas et les taxes d’importation des États-Unis étaient alors fréquents; le préjudice était estimé à 2 milliards de dollars (New York Times, 6.10.1992). En Égypte, en 2006, le montant de la contrebande liée aux fausses origines et réexportations illicites dans le domaine du textile et du prêt-à-porter est estimé à 300 millions de dollars (1).

Anecdotes? Sans doute. Mais posons la question autrement: quel lien pourrait-on établir entre la capitale d’un état paria: Tripoli en Libye; une bourgade frontalière habitée par des Bédouins: Salloum en Égypte; une ville-supermarché à trois heures de route de Shanghai: Yiwu; et enfin Le Caire, métropole égyptienne? Par-delà l’impression de fausse devinette, une telle question a aussi pour les géographes valeur de défi, de pierre de touche de leur capacité à déchiffrer les assemblages improbables et souvent invisibles de lieux situés sur les routes de la mondialisation (fig. 1).

Nous proposons, sous forme de carnet de terrain d’enquêtes menées entre 2004 et 2007, de mettre en lumière une de ces routes commerciales transnationales en montrant comment ces localités, quartiers, ports ou marchés sont liés dans un tout par la circulation des personnes et des marchandises, selon des logiques peu perceptibles localement mais essentielles au fonctionnement de réseaux très étendus.

Les géographes se trouvent en effet de plus en plus souvent confrontés à la nécessité de redéfinir l’appareil méthodologique d’une lecture multiscalaire et discontinue de l’espace dans un contexte mondialisé; ce que George Marcus (1995) appelle l’analyse multisite. Nous prendrons au mot ses incitations à suivre les choses ou les personnes en suivant la route des jeans chinois. Mais plutôt que de saisir cette question à travers la diversification, l’extension et l’intensification des flux qui l’animent, nous observerons aussi son corollaire: la production d’un dispositif «fixe» composé d’ancrages entre lesquels les flux circulent. Nous nous intéresserons donc à la production et aux interactions entre nœuds, flux et réseaux (2) et aux recompositions d’échelles qui en découlent. Les routes de la mondialisation par le bas ne sont pas lisses et leurs aspérités — frontières, malls, marchés ou ports — diffèrent selon les contextes locaux.

Point de départ: l’Égypte, 40 millions de consommateurs en demande de produits chinois

Photo 1. Jeans chinois dans les rues commerçantes du Caire
(cliché O. Pliez, 2007)

L’Égypte adhère à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) depuis sa création en 1995, devenant ainsi officiellement un «bon élève» des échéanciers de la libéralisation des échanges commerciaux. Deux conséquences essentielles se dessinent: d’une part, l’ouverture économique du pays rend caduque l’existence des anciennes zones franches, lesquelles sont progressivement démantelées; d’autre part, l’Égypte tente de réduire le poids de ses partenaires commerciaux habituels: les États-Unis (18% en 2003; 12% en 2005) et l’Union européenne (stable à 35%). La Chine prend rapidement une place importante puisqu’elle se trouve en 3e position des partenaires commerciaux de l’Égypte dès 2005, derrière les États-Unis (11,67%) et l’Allemagne (7,88%) mais devant la France (6,94%). En 2006, les douanes chinoises annoncent un nouveau bond de 36,1% des exportations à destination de l’Égypte et un surplus commercial de 1,72 milliard de dollars (1,2 milliard d’euros).

Ces chiffres globaux cachent des enjeux très variables selon les familles de produits. La question des importations textiles est particulièrement sensible, entre d’un côté un secteur de la confection égyptien pléthorique en main-d’œuvre mais faiblement productif et, d’un autre côté, l’agenda de l’OMC qui impose aux pays signataires des accords multifibres (AMF) la suppression des quotas textiles et des droits de douane entre 2002 et 2004. Craignant les effets d’une telle ouverture, l’Égypte protège le secteur en multipliant les obstacles techniques aux importations chinoises. Il faut bien se protéger de la montée en puissance des importations asiatiques!

L’attitude protectionniste vis-à-vis des importations et la piètre qualité des productions locales ne satisfont toutefois pas les plus modestes des acheteurs égyptiens de jeans. L’Égypte constitue en effet un vaste marché de consommation de 76 millions d’habitants en 2007. Les disparités de revenus (le PNB par habitant est d’environ 1 000 euros) contribuent cependant à ce que la vente de vêtements s’organise selon des marchés de consommation à la fois très cloisonnés entre eux et inscrits dans des lieux précis:

  • les couches les plus aisées à la recherche de produits de qualité, environ 3,5 millions de consommateurs, s’approvisionnent depuis des décennies dans les capitales européennes ou nord-américaines. Quelques capitales moyen-orientales, Dubaï, Istanbul ou Beyrouth… les concurrencent depuis une décennie et elles sont aujourd’hui à leur tour concurrencées par les malls commerciaux luxueux qui se développent dans la ville du Caire et sa périphérie;
  • la classe moyenne (environ 15 millions de personnes à l’échelle du pays) fait ses emplettes en vêtements dans le centre-ville et quelques quartiers résidentiels du Caire ou des principales villes égyptiennes;
  • on peut donc estimer à 40 millions de personnes (3) l’énorme marché de consommation en vêtements à très bas prix, qu’il s’agisse de la fripe ou, de plus en plus, des textiles asiatiques, thaïlandais, indonésiens ou chinois (photo 1).

C’est durant les années 1970 que les couches modestes ou aisées se pressent durant le week-end dans la zone portuaire de Port Saïd (Bruyas, 2007), pour se livrer aux plaisirs du shopping de produits importés et introuvables dans le pays. Le président égyptien Anouar el Sadate expérimente alors les premiers pas de l’ouverture économique, l’Infitah. Les chalands côtoient dans les files de sortie de la zone franche des dizaines de porteurs et autres contrebandiers qui effectuent la navette de part et d’autre du poste de douane, chargés de colis de vêtements et de produits électroniques. Ces produits sont alors vendus au Caire ou bien dans un marché situé de l’autre côté du poste de douane, dans la bourgade de Qantara. La demande est tellement forte que des intermédiaires palestiniens de Gaza viennent y proposer des vêtements provenant d’Istanbul. La fenêtre d’importation égyptienne se diversifie et se mondialise.

Lorsque Port Saïd perd ses derniers attributs de place franche en 2002, les importateurs cairotes et alexandrins contournent les quotas et les taxes en livrant une partie de la marchandise dans les ports à conteneurs les plus proches et les moins taxés (Doron, 2005)… Les jeans chinois vendus sur le marché égyptien arrivent donc de Libye.

Salloum, bourgade bédouine et place frontalière de transit

Un peu plus à l’ouest, la bourgade égyptienne de Salloum, adossée à la frontière libyenne, est le lieu d’une intense circulation des personnes et des marchandises. Si l’émigration égyptienne vers la Libye est ancienne et massive, ce n’est pas le passage des personnes qui frappe le visiteur mais celui des marchandises, jeans chinois mais aussi toutes sortes de petits produits soumis aux quotas et/ou droits de douane en Égypte. Les conteneurs de vêtements et produits électroniques chinois, qui étaient débarqués dans la zone franche de Port Saïd et passés illégalement par des porteurs sur le territoire égyptien, sont en effet désormais orientés par leurs commanditaires vers les ports libyens de Tripoli et de Benghazi. Ainsi, Salloum, malgré son isolement apparent, est un maillon essentiel de la route transnationale qui depuis la Chine via Dubaï et la Libye approvisionne le territoire égyptien (fig. 2).

2. L’espace frontalier entre Égypte et Libye

Cette fonction confère à Salloum l’image sulfureuse de lieu de trafic et de contrebande. D’ailleurs, le métier de contrebandier est ouvertement pratiqué du côté égyptien, et même revendiqué comme activité professionnelle par ceux qui s’y livrent. À la demande des transitaires égyptiens qui viennent réceptionner ici la marchandise que leur livrent leurs homologues libyens, des porteurs effectuent deux à trois trajets à pied par jour de part et d’autre de la frontière. Ils contournent le poste-frontière égyptien, prennent les colis dans la bourgade de M’said, et repassent les douanes libyenne puis égyptienne en respectant la marge de tolérance (fluctuante!) accordée par les douaniers. Une fois entrés en Égypte, ils chargent les marchandises à bord de taxis bâchés appartenant à des Bédouins qui effectuent la navette entre la frontière et les entrepôts de Salloum.

La contrebande ne constitue en effet pas une activité marginale et illicite dont les acteurs sont relégués dans la clandestinité. Les porteurs et les transporteurs qui s’y livrent forment au contraire un maillon indispensable à l’importation tolérée des marchandises en Égypte, lesquelles doivent d’une manière ou l’autre entrer… au moindre prix. Les jeans passent des mains d’exportateurs libyens à celles de leurs homologues importateurs de l’autre côté de la frontière; le reste n’est en définitive que logistique dans des conditions qui varient selon les «aspérités» de la route telles que le contournement des frontières et des législations nationales parfois trop pointilleuses ou désuètes.

Les contrebandiers sont indifféremment des hommes et des femmes, des Bédouins de la région ou des Égyptiens, qui sont venus ici après une expérience préalable à Port Saïd ou bien qui disent avoir «entendu parler de Salloum»: ils préfèrent travailler ici qu’émigrer en Libye ou dans les pays du Golfe. La plupart d’entre eux résident donc ici afin de pratiquer les métiers de la frontière les plus divers: porteurs de marchandises, changeurs… (photo 2).

L’équipement commercial de la localité reflète ses deux fonctions principales d’entreposage et d’accueil, à la fois pour ceux qui vivent du quotidien de la frontière et ceux qui au contraire ne s’arrêtent dans la bourgade que quelques heures. Le centre de la bourgade, le long de la route principale, est un axe très animé bordé d’environ 230 fonds de commerce sur 900 mètres de long. Quatre types de commerces dominent: des cafés (10%), des restaurants (10%); des boutiques de téléphonie (15%); des échoppes de produits importés et des entrepôts (15%). Enfin sept hôtels hébergent les voyageurs, les fonctionnaires des douanes et les forces de sécurité. Le reste des échoppes est occupé par des commerces divers (épicerie, pharmacie, boulangerie, salle de musculation…), des garages pour l’entretien des véhicules et surtout des locaux à louer ou à vendre comme entrepôts (photo 3).

Photo 2. Les échoppes de la rue centrale de Salloum
(cliché O. Pliez, 2006)
Photo 3. Restaurant dans le centre de Salloum (cliché O. Pliez, 2006)

Photo 4. Un entrepôt de jeans (Salloum) (cliché O. Pliez, 2006)

Photo 5. Souk africain de la médina de Tripoli (cliché O. Pliez, 2005)

Les Bédouins de Salloum s’insèrent en effet dans le dispositif commercial transfrontalier, soit en portant les colis s’ils n’ont pas de liquidités, soit en spéculant sur les locaux d’entreposage des marchandises après qu’elles ont passé la frontière. Les entrepôts sont des échoppes simplement constituées d’étagères et d’un comptoir devant lequel se pressent les contrebandiers qui déposent leurs colis et les acheteurs égyptiens qui les emportent (photo 4).

Durant la saison estivale, les clients peuvent être des étudiants ou des lycéens de la région qui achètent autant de vêtements que leurs finances le leur permettent. Ils les écoulent dans les stations littorales où séjournent des dizaines de milliers de familles égyptiennes. De la sorte, des jeans achetés 20 à 25 livres à M’said sont revendus 40-45 livres (6 euros environ) à Marsa Matrouh, la station balnéaire située à 2 heures de là, 50 livres à Alexandrie voire 60 livres au Caire.

Cependant, ces marchandises restent peu de temps en rayon comme l’explique Ahmed, l’un des transitaires du jean chinois. Il se rend deux fois par mois à Tripoli, la capitale libyenne, négocie directement avec des grossistes libyens qui font livrer des cargaisons de 8 000 à 10 000 euros à la frontière. Il récupère sa commande et l’achemine chez des grossistes d’Alexandrie et du Caire qui l’écoulent sur le marché égyptien. Sa navette commerçante court donc du centre du Caire au port de Tripoli.

Le «comptoir» de Tripoli, des migrants autour des entrepôts portuaires

3. Les quartiers commerçants et migrants du centre ville de Tripoli

Encore un peu plus à l’ouest, Tripoli renoue avec sa vocation de port méditerranéen et de place commerçante née de sa situation à la confluence des flux migratoires et commerciaux entre Sahel et Afrique du Nord, et de la faible taxation des importations (fig. 3).

La Libye rentière et à l’économie socialisante a contrôlé l’approvisionnement du marché national en important et en subventionnant de nombreux produits de consommation durant les années 1970-1980. Le décalage était alors tel entre les prix pratiqués par la Libye et les États voisins, que des réseaux de contrebande se sont mis en place pour alimenter des souks libyens frontaliers (Boubakri, 2001). La chute des prix du pétrole au milieu des années 1980 et les embargos qui pèsent sur la Libye (1982-1999) désorganisent les rouages économiques et provoquent la chute de la monnaie nationale, le dinar libyen. À la faveur de la faiblesse des taxations et alors que les pouvoirs publics réduisent les subventions, la Libye est transformée en quelques années en un vaste marché de réexportation des marchandises importées (Pliez, 2004).

Des centaines de grossistes et d’importateurs libyens, connectés à Istanbul, Dubaï et aux districts industriels asiatiques, traitent avec des réexportateurs maghrébins, africains et égyptiens qui se chargent de l’approvisionnement sur des chaînes commerciales longues de plusieurs milliers de kilomètres. Ils transforment les quartiers centraux de Tripoli adossés au port, en zone d’entreposage, de marchés et de chargement des cartons (photo 5). Hôtels de catégorie moyenne et centres commerciaux destinés à attirer le chaland de la capitale se multiplient.

Au bout de cette chaîne commerciale transnationale, les migrants subsahariens, maghrébins ou proche-orientaux, que la Libye sous embargo a accueillis durant les années 1990, cherchent à s’employer dans les activités de négoce. La médina de Tripoli est l’un de ces lieux ressources, dont quelques rues sont désormais autant sahariennes qu’arabes. Ils sont des milliers à se croiser, à négocier, à transporter ou à bricoler autour des activités de transit des marchandises importées, en attendant d’aller ailleurs.

Cap à l’Est! Yiwu, supermarché chinois du monde arabe

La devise de Yiwu n’est pas une incantation émanant des édiles d’une petite commune isolée de la Chine rurale, mais l’expression de la réussite de la vitrine du Made in China. Yiwu est en effet l’une des plus grandes places marchandes de Chine (photos 6a et 6b), un supermarché à bas prix, un salon d’exposition à l’échelle du monde, spécialisé dans la vente des «small commodities», c’est-à-dire des petits articles, bijoux, rasoirs, jouets, pochettes… Mais elle est aussi située au cœur d’un des principaux districts industriels du textile chinois.

Photos 6a et b. Les halls de la foire annuelle internationale. La devise de Yiwu: «Construire le plus grand supermarché du monde. Édifier le paradis international du shopping» (cliché O. Pliez, 2006)

Pour présenter cette ville bazar du Zhejiang au sud de Shanghai, le plus simple consiste sans doute à en énumérer les records: la superficie des marchés excède 2,5 millions de km2; 58 000 boutiques proposent 400 000 catégories de produits, 364 jours par an, dans les échoppes d’usines ou bien durant l’une des 80 foires qui s’y tiennent chaque année. La plus importante, la foire internationale annuelle, attire pendant trois jours 16 000 visiteurs étrangers.

Du Zhejiang au monde arabe

Photo 7. Enseignes de trading companies arabes (Yiwu, Chine). Yiwu est surtout connue pour être la ville des commerçants arabes et/ou musulmans, ce que confirment les nombreuses enseignes de trading companies arabes (cliché O. Pliez, 2006)
Photo 8. L’International Trade Center, vitrine de Yiwu (Chine). La création de l’International Trade Center (ITC) — phase 1 en 2002, phase 2 en 2004 —, qui regroupe un total de 17 000 échoppes, devient le cœur de Yiwu, en donnant une image moderne et accessible des marchés spécialisés où se concentrent les trois quarts des transactions commerciales effectuées dans la ville (cliché O. Pliez, 2006)

L’émergence de Yiwu comme marché spécialisé (Ding, 2007) relève d’abord d’un processus endogène qui s’est traduit par la consolidation rapide d’un tissu industriel dans le Zhejiang — région côtière forte de ses 47 millions d’habitants en 2004 — et un PNB/hab. au 4e rang national.

Dans les années 1970, Yiwu est spécialisée dans la production d’articles de bazar selon la doctrine économique du moment: «un village, un produit». La libéralisation économique des années 1980 change la donne définie dans le cadre d’une économie planifiée. Les villages monospécialisés entrent en effet en compétition les uns avec les autres afin d’attirer de nouveaux clients dans leur créneau de production. Ceux qui réussissent à passer cette étape deviennent progressivement autant de vitrines régionales d’un produit précis (ville de la chaussette, des lunettes, des vêtements de sport, des jouets en bois…). Enfin, afin de pallier les difficultés de visibilité et de distribution des usines disséminées dans les campagnes du Zhejiang, les opérateurs publics et privés locaux créent des «marchés de transaction» qui émergent ainsi à l’interface entre les PME et les acheteurs. Yiwu est l’un d’eux depuis 1982, qu’au moins 22 districts industriels monospécialisés sur les 36 que compte le Zhejiang utilisent aujourd’hui pour accéder au marché national et international (Ding, 2007). Les statistiques révèlent en effet que Yiwu est une plaque tournante des entreprises de la région dans le domaine du textile avec un tiers de ses ventes à l’exportation en vêtements, 12% en chaussettes et 7% en textiles divers (tabl. 1).

Une nouvelle étape est franchie durant les années 1990, lorsque les autorités locales, commerçantes et publiques qui gèrent les marchés de Yiwu s’associent à des opérateurs commerciaux situés dans d’autres provinces du pays. Ils créent des marchés-relais sur tout le territoire pour écouler les marchandises produites localement. On en compte aujourd’hui une cinquantaine dans une trentaine de villes du territoire national bien reliées à l’extérieur. De proche en proche, acteurs locaux, régionaux et frontaliers amorcent ainsi une ouverture internationale qui se concrétise à partir des années 2000 par le fait que les deux tiers des ventes sont désormais à destination d’un immense marché constitué de 212 pays  (tabl. 1).

La présence des Émirats arabes unis (ÉAU) à la 1re place et de l’Arabie saoudite à la 7e place des exportateurs de marchandises depuis Yiwu attestent de l’ampleur du commerce avec les pays arabes (4). Il est vrai que les exportations de la République populaire de Chine en direction du monde arabe augmentent de manière significative avec la demande croissante en produits de consommation courante impulsée par la flambée des prix du pétrole (Habibi, 2006). Un débouché commercial de première importance s’est donc ouvert aux exportations de Yiwu: le vaste marché de consommation du Proche-Orient et de l’Afrique du Nord, très demandeur en produits à bas prix. En 2005, la Chine compte parmi les quatre principaux partenaires à l’importation de 9 des 19 pays de la zone Afrique du Nord et Moyen-Orient (le MENA, Middle East and North Africa), se situant en première position au Soudan et aux ÉAU et en seconde position en Iran et en Jordanie. Cette présence croissante des importations chinoises en termes de volume touche cependant deux États principalement: l’Arabie saoudite, où la part de la Chine double (de 3,6 à 7,2%) entre 2000 et 2005, et les Émirats Arabes Unis (ÉAU), où elle fait un bond de 320% durant la même période (photo 7).

Autour du noyau dur Yiwu-Dubaï, interface entre le monde arabe et la Chine, des acheteurs viennent seuls ou en petits collectifs avec l’objectif de trouver les prix les plus bas. Ils se promènent en binôme avec leur traducteur-acheteur local, souvent une jeune Chinoise polyglotte, pour traiter directement sur place, ayant en main le nom de fournisseurs potentiels et du quartier où ils pourront se loger et manger. La plupart des commerçants rencontrés relatent des itinéraires qui les ont conduits à insérer la destination chinoise dans un parcours transnational souvent ancien.

Un gros importateur égyptien en papeterie se rend en Chine depuis dix ans pour compléter son catalogue en petits articles (stylos, gommes…) à bas prix. Il y a de cela cinq ans, la société française avec laquelle il traite délocalise sa production à Shanghai et cherche, elle aussi, à enrichir localement son catalogue de fournitures. À l’invite de son partenaire français, il se rend à Yiwu en 2003, mais «je n’y vois qu’un souk comme ceux du Caire: des articles de mauvaise qualité sont vendus à même le sol par de petits artisans». Surpris et sceptique, il repart après n’avoir passé qu’une petite commande. Entre-temps, il parle à nouveau avec son interlocuteur français et d’autres importateurs égyptiens. «J’ai alors compris que Yiwu était une ville importante mais dont je ne comprenais pas les règles, j’avais besoin d’être guidé.» Aujourd’hui, Yiwu constitue sa principale destination en Chine; il s’y rend tous les deux mois, à chaque fois pour des séjours courts, de 48 ou 72 heures. Il les consacre à rencontrer ses fournisseurs, à arpenter les halls spécialisés et dort dans le nouvel hôtel 5 étoiles, ouvert depuis 2005 au cœur de l’International Trade City, la vitrine de la vitrine (photo 8).

«Le soir, la ville vit un peu plus qu’avant», dit-il. Le quartier «arabe» se repère aux odeurs de kebab. Cette remarque anecdotique renvoie à l’une des facettes de la ville de Yiwu: la création de conditions d’hospitalité pour les étrangers qui y résident ou y passent.

Hospitalité musulmane

L’importance et l’ancienneté des liens entre Yiwu et les pays arabes se sont traduites par la formation d’une communauté estimée à 3 500 résidents (as-sin al yowm, 12.2006) sur un total de 6 000 à 8 000 étrangers installés dans la ville. La présence de nombreux commerçants musulmans a en effet entraîné l’émergence d’un quartier arabe, véritable repère dans le centre de l’agglomération où presque tout est écrit en arabe. Les commerçants se retrouvent en soirée dans des restaurants algériens, égyptiens, irakiens, libanais, une fois que l’International Trade Center ferme ses portes à 17h 30. Ce quartier répond en effet à une question essentielle pour les voyageurs musulmans: celle de trouver une nourriture hallal, c’est-à-dire conforme aux préceptes religieux de l’Islam, surtout dans un pays où les problèmes de communication linguistiques sont particulièrement aigus (photo 9).

La fréquentation de Yiwu par des commerçants musulmans, arabes, asiatiques ou africains constitue par conséquent une véritable niche migratoire pour les Chinois musulmans. Si Yiwu attire un fort contingent de migrants de l’intérieur (au moins 600 000), qui viennent travailler dans les ateliers industriels des régions côtières, la migration de musulmans originaires des régions autonomes de l’Ouest du pays (Hui du Ningxia et Ouïghours du Xinjiang) fait, quant à elle, plus particulièrement écho à la fonction d’accueil des hôtes musulmans dans la ville (photo 10).

Photo 9. Un restaurant propose «la nourriture des frères de l’Islam» en arabe et de la «viande de bœuf ou de mouton» en chinois (cliché O. Pliez, 2006)
Photo 10. Restaurant Borj el arab (quartier d’Alexandrie en Égypte) (cliché O. Pliez, 2006)

Ils nettoient, portent, achètent pour revendre dans les marchés des villes frontalières de leurs régions d’origine et traduisent. La plupart de ces musulmans travaillent pour les gérants et les propriétaires des restaurants du quartier arabe. Les Ouïghours du Xinjiang, une ethnie turcophone d’Asie centrale, se sont ainsi taillés une réputation dans l’abattage et la préparation de la viande de grillade. On rencontre, dans tous les restaurants du quartier, de jeunes filles ou jeunes hommes qui tuent le mouton, allument les grills pour les méchouis du soir. Bref, ils préparent l’Iftar, le repas de la rupture quotidienne du jeûne pendant le Ramadan. Mais, comme le confie le gérant d’un restaurant algérien, «la langue, ce n’est pas facile, leur arabe, leur anglais, on ne comprend pas bien». La plupart des résidents arabes ont donc appris le chinois pour passer la barrière de la prononciation.

Une véritable «continuité musulmane» se dessine dans les mailles des deux blocs continentaux Afrique-Asie, communément présentés par les médias comme facteurs explicatifs de la nouvelle donne géopolitique et commerciale mondiale. Ce sont des réseaux discrets qui se matérialisent dans un lieu aussi anodin que ce «quartier arabe» de Yiwu où des restaurateurs arabes, aidés d’employés chinois musulmans, nourrissent des négociants pressés et leur proposent un lieu de communication, où la confiance — même a minima — peut se tisser. De tels lieux donnent de temps à autre à voir la géographie peu visible des réseaux qui maillent le monde.

Des chaînes industrielles qui deviennent des espaces ressources?

Entre les deux rives du Sahara mais aussi entre le Maghreb ou l’Égypte et la Libye, les lieux nés du commerce et des flux migratoires transnationaux se sont multipliés depuis les années 1990, parallèlement à la croissance rapide des flux. Ils constituent aujourd’hui, en marge de la mondialisation impulsée par les canaux institutionnels et les firmes multinationales, autant de points d’ancrage et d’espaces ressources de la recomposition des routes transnationales du commerce, de la «mondialisation par le bas» (Portes, 1999; Tarrius, 2002) qui retravaille les espaces et réordonnance le monde jusque dans ses confins supposés. Afin d’en saisir les logiques, deux pistes peuvent être suivies.

La première concerne l’internationalisation des chaînes de production industrielles. De manière générale, le déclin de la ville-port industrielle traditionnelle s’accompagne de la réorganisation des réseaux logistiques et de la relocalisation de l’entreposage et de la distribution (Hall, Hesse, Rodrigue, 2006). En Égypte, depuis les ports, zones d’entrepôts, et les voies rapides, les routes commerciales transnationales sont recomposées selon des contraintes de divers ordres (accords internationaux, différentiels de taxation, distance, instabilité politique…) avec l’objectif de chercher les itinéraires les plus fluides et les hinterlands les plus étendus. Cette intégration crée pour le géographe de nouvelles échelles d’observation d’unités spatiales discontinues, impliquant de nombreux acteurs qui interviennent sur des segments et dans des localités dont il est bien difficile a priori de supposer qu’elles entretiennent des liens entre elles. Or, nous nous trouvons là à l’intersection d’espaces migratoires, de production et de circulation, ce qui pose question sur le lieu et ses interactions avec d’autres lieux.

Une seconde piste porte sur la manière dont de telles chaînes d’approvisionnement, du producteur au consommateur, drainent à chaque étape des flux migratoires ou bien suscitent des opportunités pour les migrants de passage. Ces routes commerciales très étendues constituent un socle sur lequel se construisent les conditions du passage et de l’accueil, au sein d’espaces migratoires qui concernent des centaines de milliers de personnes. Ces routes durablement structurées deviennent localement autant d’espaces-ressources pour les migrants, qui peuvent poursuivre leur itinéraire ou bien se reconvertir dans le commerce en ouvrant ou en se greffant sur de nouvelles routes:

  • Yiwu, point de départ d’une chaîne de valeur qui irrigue l’ensemble du monde arabe par le biais de Dubaï et de l’Arabie saoudite, se transforme en comptoir cosmopolite;
  • le quartier portuaire de Tripoli est à la fois un entrepôt pour les commerçants maghrébins et égyptiens, un marché où les migrants vendent et transportent les marchandises, un atelier pour les couturiers et négociants sahéliens;
  • le passage de la frontière entre l’Égypte et la Libye fournit de l’emploi aux contrebandiers et à ceux qui les nourrissent et les hébergent.

En suivant la route des jeans chinois, on peut reconstituer le dispositif spatial discontinu et repérer les acteurs qui l’animent. On ne parle pas ici de continent à continent ni de pays à pays mais de lieu à lieu: ceux où l’on achète, où l’on vend, où l’on réceptionne, où l’on envoie et parfois aussi où l’on détourne des marchandises.

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Notes

1. Selon Textile Products in Egypt Research Report 2007 (2006, 45 p.).

2. En clin d’œil au titre de l’article de M. Crang (2002).

3. En ôtant les 20% d’Égyptiens que l’UNDP considère comme vivant en dessous du minimum vital en 2005.

4. Même si les statistiques ne doivent pas être trop prises au pied de la lettre tant les chiffres varient d’une année sur l’autre.