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Nouvelle Europe, nouvelles migrations. Frontières, intégration, mondialisation

L’ouvrage de Serge Weber propose une synthèse particulièrement efficace sur les migrations dans l’Europe élargie. De nombreux travaux emploient les expressions de «nouvelles migrations», «nouvelles configurations migratoires» à propos de l’Europe, mais souvent sans réellement expliquer ce qui fait la nouveauté de ces situations. En cinq parties et avec cinq arguments magistraux, Serge Weber explique pourquoi l’Europe se trouve aujourd’hui face à des questions inédites en matière de migrations internationales, auxquelles elle répond de façon très paradoxale, ambiguë voire incohérente.

La première des nouveautés réside dans les mutations des formes migratoires en elles-mêmes (chap. 1), déployées entre capacité d’action des migrants et besoins des pays de destination, dont les marchés du travail mais aussi les démographies ne pourront se maintenir vivaces sans migrations. Ces besoins, réels mais pas toujours reconnus par les gouvernements, les placent en effet en porte-à-faux avec des considérations électoralistes. Bien des contradictions actuelles en matière de politique migratoire viennent de cette difficulté initiale. Loin d’être passifs et soumis aux politiques de gestion des flux, les migrants d’aujourd’hui ont un profil très différent de celui des années de l’après-guerre, profil défini avant tout par une grande capacité à circuler, de manière fréquente, dans des espaces étendus. Ceci leur permet d’affronter les politiques d’entrée et de séjour des États dans lesquels ils cherchent à immigrer, ce qui ne va pas sans requérir une inventivité, une résistance, et une aptitude à mobiliser des ressources multiples.

En effet, et c’est une seconde nouveauté, la politique des entrées en Europe est écartelée entre des exigences contradictoires qui rendent la tâche particulièrement difficile pour les migrants et candidats à la migration.

L’outil Schengen a vu son rôle complètement inversé: d’un soutien à la circulation interne de l’UE, il est devenu le principal instrument de contrôle et de coercition sur les frontières externes de l’Europe communautaire (chap. 2). C’est ainsi que, loin d’une déterritorialisation des États et de la construction européenne face aux flux des personnes, on constate à l’inverse un renforcement du rôle du territoire et de son contrôle dans la mise en œuvre des politiques européennes — ici avec l’exemple des migrations (p. 22; p. 109) – et, de ce fait, de la construction et de la consolidation d’une entité politique, économique et sociale «Europe». La sécurisation du territoire semble tenir lieu de gouvernement et s’appuie sur des techniques de plus en plus perfectionnées mais dont l’auteur remet l’efficacité en question: les fichiers numériques, les visas Schengen, la soumission du droit d’asile aux politiques migratoires.

Ce renversement politique a des conséquences territoriales, politiques et sociales fortes (chap. 3). Si l’Europe est à nouveau définie par ses frontières, alors il lui faut les consolider et les faire protéger. Cette tâche incombe aujourd’hui aux nouveaux États membres, dont beaucoup sont situés sur la nouvelle frontière orientale de l’UE. Elle incombe aussi à ceux qui sont en dehors de l’Europe communautaire: pays du Sud de la Méditerranée, Ukraine ou Moldavie. Son importance est telle que, selon l’auteur, elle conditionne les relations de partenariat entre l’UE et ses voisins. Et ce à travers la politique européenne dite de «voisinage» à l’Est tout comme à travers les politiques de co-développement au Sud. La constitution d’un glacis protecteur sur les marges européennes provoque en outre de grands changements pour les États concernés: buttant sur les dispositifs de contrôle des migrations élaborés au centre de l’Europe, les migrants finissent par s’installer dans ces États qui étaient auparavant des espaces de transit. Ainsi «s’est fabriqué un “ordre spatial” qui correspond à un “ordre social”dont le sommet est bien le cœur de l’Europe» (p. 45).

La politique européenne en matière de migrations est marquée par un autre renversement: la reconnaissance du besoin en migrations et la mise en place d’outils destinés à favoriser «de nouvelles migrations “choisies”» (chap. 4). C’est là que réside l’une des principales ambiguïtés de la politique sur les migrations en Europe. Les besoins en immigration sont à l’heure actuelle reconnus, et donnent lieu à des systèmes de sélection des immigrants à l’échelle de plusieurs pays (Grande-Bretagne, Suisse, France) et de l’UE (avec la «blue card»). Dans le même temps, les États européens sont de plus en plus exigeants sur les critères d’attribution des autorisations d’entrée et de séjour. Une vision de plus en plus répressive est aujourd’hui largement partagée par les États européens, distinguant une immigration-fardeau (l’immigration «subie»), représentée essentiellement par le regroupement familial, d’une immigration bénéfique (l’immigration «choisie»), incarnée par certains types de travailleurs. Cette vision fait également de l’intégration un devoir des migrants, et non une responsabilité de l’État d’installation; ceci est un autre renversement fondamental. L’ensemble produit des sans-papiers… ensuite dénoncés pour leur présence «illégale» sur le sol européen. Serge Weber souligne l’incohérence consistant à mettre en place des dispositifs de sélection et de quotas sur l’immigration, généralement coûteux et peu efficaces, alors même que les régularisations — opérées dans le Sud de l’Europe — ont démontré qu’elles sont «un moyen de recruter sélectivement des travailleurs dans certains secteurs» (p. 95), objectif poursuivi avec les politiques par quotas.

L’ouvrage se conclut sur un problème bien trop souvent considéré comme corrélé aux difficultés d’intégration des migrants: la ségrégation urbaine (chap. 5). L’auteur montre qu’il n’y a pas lieu de recouvrir les deux problématiques sociales, qui ne se rencontrent que ponctuellement. Il souligne que les difficultés d’intégration à la société concernent diverses catégories de population et se demande s’il est pertinent de distinguer celle des migrants, distinction qui relève d’une ethnicisation croissante des rapports sociaux. Il montre aussi que la ségrégation urbaine est un processus beaucoup plus large, qui résulte de politiques publiques fortement territorialisées; en conséquence, elle ne concerne pas uniquement les migrants, mais l’ensemble de la société.

S’il aborde des processus qui intéressent l’ensemble des sciences sociales, l’ouvrage de Serge Weber est bien œuvre de géographe. En matière de migration et de politique migratoire, le territoire demeure un enjeu central. À l’échelle européenne, il participe pleinement à la mise en place des dispositifs de contrôle des flux. À l’échelle locale, il participe de la mise à distance — physique et métaphorique — de certaines catégories sociales, parmi lesquelles les migrants. Face à la mobilité des migrants, les pays européens répondent, individuellement et collectivement, par l’assignation à territoire.

 

Bénédicte Michalon

WEBER S. (2007). Nouvelle Europe, Nouvelles migrations. Frontières, intégration, mondialisation. Paris: Éditions du Félin, 118 p. ISBN: 978-2-86645-641-2. Prix: 10,90 euros.