Sommaire du numéro
N° 90 (2-2008)

La Turquie: une construction territoriale récente

Jean-François Pérousea

Université Galatasaray, Istanbul

Résumés  
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La Turquie est une jeune formation politique et territoriale, héritière d’un très long passé. Ce passé est diversement écrit et réinterprété, selon les appartenances politiques, les jeux d’intérêts et la conjoncture internationale ou interne. Aussi, parler de «la Turquie» et «des Turcs», quand on évoque des périodes qui précèdent 1923, est contestable, malgré l’habitude occidentale, installée depuis la fin du XVe siècle au moins, d’utiliser ces expressions, pour désigner l’Empire ottoman et ses sujets. Les lectures ethniques et nationalistes de l’histoire ottomane sont le fruit d’illusions rétrospectives et de projections déformantes. Le nationalisme turc est en effet une construction idéologique cristallisée seulement dans les dernières années de l’Empire ottoman. L’«Association de la Patrie turque», un des acteurs de l’émergence de ce nationalisme, n’est ainsi apparue à Istanbul qu’en 1911; de même que le mouvement du «Foyer turc» n’est effectivement entré en activité qu’en 1912.

En tant que formation politique, la République turque est officiellement née le 29 octobre 1923, date de sa proclamation par l’Assemblée nationale d’Ankara, organe législatif de facto en activité depuis avril 1920. Parallèlement, en tant que formation territoriale, la Turquie s’est constituée à partir du début des années 1920, pour vraiment se stabiliser dans ses limites actuelles au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Des débats de l’Assemblée nationale turque avant la proclamation de la République révèlent même une hésitation quant au nom à donner au nouveau pays en cours de formation. Le nom de «Turquie» ne faisait alors pas l’unanimité, tant le mot «turc» en ottoman, tout au moins avant le début du XXe siècle, était chargé de connotations péjoratives. Il renvoyait aux «provinciaux» anatoliens, stigmatisés comme incultes et rustres.

Le nationalisme turc a ainsi hésité quant à son aire d’épanouissement et de légitimité, entre une option restrictive (celle qui fut adoptée), focalisée sur l’Anatolie, et une option large, finalement écartée, s’étendant jusqu’à l’Asie centrale. Cette dernière option s’alimentait à la fois au panturquisme, communauté ethnico-linguistique incluant les «Turcs de l’extérieur» dont la langue est apparentée à la langue turque parlée en Anatolie, au panislamisme — renvoyant à une communauté de croyance — et à l’ottomanisme — renvoyant à une communauté culturelle et historique; les trois communautés convoquées étant imaginées. En cela, le territoire turc dans ses limites présentes n’a rien d’évident ou de naturel, en dépit des productions idéologiques et des institutions visant à le naturaliser et à le sacraliser. À l’instar de tous les autres territoires nationaux plus ou moins objets d’idéalisation, il est un produit contingent et finalement récent, même si un certain discours nationaliste essaie de légitimer la présence turque en Anatolie en remontant aux Hittites, aux Sumériens ou aux Étrusques.

Un résidu territorial de l’Empire ottoman

Dans ses limites actuelles, avec ses 783 560 km2 (compte tenu des surfaces en eau), la Turquie est un résidu de l’Empire ottoman — dont l’extension a dépassé les trois millions de km2 au milieu du XVIe siècle —, réduit à sa partie anatolienne, à laquelle un fragment de la Thrace (extrémité orientale des Balkans) aurait été rattaché. Si la fin politique de l’Empire ottoman date de novembre 1922 — avec l’abolition du sultanat par le gouvernement d’Ankara —, et si la fin spirituelle de celui-ci date de mars 1924, sa fin territoriale est plus précoce. En effet, le démantèlement de l’Empire ottoman, entamé à la fin du XVIIIe siècle, s’est accéléré à partir des dernières décennies du XIXe siècle, sous le coup des ambitions des voisins, comme de celles des grandes puissances du moment (fig. 1).

1. Étapes de la construction territoriale de l’Empire ottoman (cliquez sur les images pour aggrandir)

À propos des frontières terrestres — 2 753 km en tout —, on pourrait distinguer d’un côté des frontières ottomanes, plus ou moins anciennes, et de l’autre des frontières datant de l’après 1920. En fait, seule la frontière avec l’Iran est, dans ses grandes lignes, une frontière ottomane de longue date, sur ses plus de 450 km: elle remonte aux XVIe et XVIIe siècles. Tracée pour l’essentiel aux termes des guerres ottomano-persanes et ottomano-géorgiennes du XVIe siècle, elle a été juridiquement consolidée beaucoup plus tard, au début du XXe siècle. À l’extrême ouest, avec la Grèce et la Bulgarie, du côté de la Thrace ou de ce que l’on désignait comme la «Turquie d’Europe» ou la Roumélie à l’époque ottomane, les frontières sont aussi ottomanes, mais beaucoup plus tardives. En effet, elles remontent à la guerre russo-ottomane de 1877-1878 et aux guerres balkaniques (1912-1913). Le traité de San Stefano (aujourd’hui Yesilköy, dans la périphérie occidentale d’Istanbul), puis le Congrès de Berlin (juillet 1878) ont établi la frontière avec la Bulgarie nouvellement indépendante. Les guerres balkaniques ont aussi eu pour effet de fixer une nouvelle frontière avec la Grèce, plus à l’est que la précédente: c’est seulement en 1912 que Thessalonique est perdue pour l’Empire ottoman (en même temps que la Crète).

Les frontières avec la Syrie (877 km) et l’Irak (331 km) sont, elles, «post-ottomanes». Leur délimitation principale s’est opérée entre 1921 (accords franco-turcs du 20 novembre 1921) et 1929. De même, les frontières avec la Géorgie (276 km) et l’Arménie (316 km) peuvent aussi être qualifiées de «post-ottomanes», puisqu’elles datent des accords de Kars (13 octobre 1921) et de Moscou (16 mars 1921) signés par le gouvernement «nationaliste» d’Ankara.

De ce fait, si les centres névralgiques (et notamment les capitales politiques) de l’Empire ottoman, quelle que soit la date de fondation retenue — toujours objet de vives discussions —, ont été situés dans les limites de la Turquie actuelle (Bursa, Edirne ou Istanbul), il ne faudrait pas oublier que l’Empire a été à la fois beaucoup plus européen (au sens strictement géographique), beaucoup plus moyen-oriental et beaucoup plus méditerranéen que la Turquie actuelle. En ce sens, par sa dimension méditerranéenne et européenne, l’Empire ottoman était bien l’héritier de l’Empire byzantin. À cet égard, il faut préciser que jamais l’Empire ottoman ne s’est étendu en Asie centrale. S’il a eu pendant de courts moments (XVIe-XVIIe siècles et à nouveau de façon éphémère en 1918) des velléités d’extension du côté de la Transcaucasie, celles-ci ont rarement dépassé Bakou et Tabriz. Ce rappel paraît utile, à l’heure où la légitimité de la Turquie en Europe fait l’objet de polémiques, parce qu’il permet de réfuter les arguments prétendument «historiques» invoqués pour discuter la candidature turque. Cette référence à l’histoire ottomane dans le débat sur l’identité européenne de la Turquie plaiderait en définitive plus pour que contre.

En effet, il semble important de souligner que cet Empire peut être considéré à bien des égards comme un empire européen, si l’on donne à l’Europe une signification qui ne se réduit pas à l’Europe occidentale. Non seulement l’Empire s’est étendu dans les Balkans — avant même la conquête de Byzance — et au-delà, vers ce que l’on nomme communément l’Europe centrale, mais les liens diplomatiques, militaires et économiques entre l’Empire et l’Europe ont été intenses, dès le XVIe siècle. Si la conscience européenne s’est développée après la conquête de 1453 en opposition au «danger turc», cela n’a pas empêché l’établissement de liens entre l’Empire et tel ou tel pays européen, au gré des rapports de force intra-européens et de la conjoncture militaire européenne (fig. 2).

2. Extension des territoires contrôlés par les Ottomans au moment de la conquête de Constantinople (1453)

L’héritage ottoman, enfin, se manifeste aussi quand on examine le peuplement de la Turquie et l’origine extra-anatolienne, maintenant ouvertement revendiquée, d’une partie notable de la population turque, sans que les chiffres qui circulent à l’instigation des associations soient toujours vraiment fiables. En effet, avec le recul des limites de l’Empire ottoman à partir de la fin du XVIIIe siècle, ou face aux avancées russes, l’Anatolie a accueilli des millions de réfugiés musulmans (qualifiés alors de muhacir), des Balkans comme du Caucase ou de la Transcaucasie, dont les descendants forment une partie de la population turque actuelle. Nombre de familles turques, quand on y regarde d’un peu près, ont donc des origines extra-anatoliennes, qu’elles soient caucasiennes, bulgares, crétoises ou autres. Et depuis quelques années, sous le coup de la dissolution de l’URSS et du bloc socialiste, ainsi que de la guerre en ex-Yougoslavie, ces origines rejouent et se traduisent par la création d’associations, l’organisation de manifestations culturelles ou de commémorations, ainsi que par des campagnes de solidarité pour l’accueil de réfugiés (comme en 1992-1994, vis-à-vis des Bosniaques). Dans le climat d’éclosion identitaire, différentialiste et pluraliste, qui caractérise la Turquie depuis le début des années 1990, ces Turcs d’origine extra-anatolienne, «héritages humains ottomans» d’une certaine manière, jouent un rôle de médiateurs dans les rapports de la Turquie avec l’étranger.

Sans négliger les ruptures inhérentes au passage d’un régime d’État multi-national à un régime d’État mono-national, et la réduction territoriale consacrée par la fondation d’un nouveau pays centré sur l’Anatolie (et Ankara), la Turquie doit donc bien être considérée comme héritière de l’Empire ottoman. C’est une héritière qui s’assume de plus en plus comme telle et qui accepte de partager positivement cet héritage avec tous ses voisins ayant appartenu à l’Empire à un moment ou un autre de leur histoire. Le temps du refoulement du passé ottoman est donc bien révolu. Dès lors, en refusant les thèses ridicules d’un néo-ottomanisme agressif voire expansionniste, la relecture du passé ottoman en cours, sur la base du souci de construire une mémoire cette fois partagée, peut être un instrument d’intégration régionale de la Turquie.

Le traité de Sèvres (août 1920): la menace d’une extrême réduction territoriale

3. Limites de la Turquie selon les termes du traité de Sèvres (1920)

La Première Guerre mondiale — où l’Empire s’était allié à l’Allemagne — n’a fait qu’accélérer un processus de contraction territoriale déjà largement engagé. Le traité de Sèvres, signé par des représentants du gouvernement ottoman d’Istanbul le 18 août 1920, mais non reconnu par le gouvernement parallèle d’Ankara, a marqué le point extrême de l’amputation territoriale possible du point de vue des puissances victorieuses. Ce traité, qui projetait une réduction radicale de l’Empire ottoman, n’a jamais été appliqué, en raison du lancement de la «Guerre d’indépendance» et des réajustements imposés par les armes et la diplomatie de la Turquie républicaine naissante. Ni le Kurdistan-croupion sous influence britannique (articles 62 et 64) ni l’Arménie dessinée par ce traité ne verront le jour, pas plus que les zones d’influence britannique ou française, ou la zone démilitarisée des rives de la mer de Marmara. Et au terme de la guerre conduite par les «nationalistes» d’Ankara, les prescriptions de ce traité ont été invalidées par un nouveau traité, celui de Lausanne (signé en juillet 1923, mais non reconnu par les États-Unis) (fig. 3).

Même non traduit dans les faits, le traité de Sèvres reste inscrit dans les mémoires turques comme la preuve des visées «impérialistes» de l’Occident insatiable. On parle même encore du «syndrome de Sèvres», écho dans la conscience collective des ambitions manifestées par les puissances ingérentes vis-à-vis de l’Anatolie — sanctuaire glorifié — à travers ce traité. La référence à Sèvres connaît même un regain dans le contexte du rapprochement avec l’Europe. Elle est utilisée depuis la fin des années 1990 par les idéologues de la coalition souverainiste, rassemblant des personnes venant de l’extrême gauche nationaliste, de l’extrême droite et de la gauche nationaliste, pour dénoncer les «menaces» cachées que l’Union européenne ferait peser sur l’intégrité du pays. Selon ces idéologues, par l’intermédiaire de l’Union européenne, les puissances occidentales s’efforceraient de s’immiscer dans les affaires intérieures de la Turquie, pour conquérir les zones d’influence imaginées à Sèvres. La référence à Sèvres est bien l’expression de l’obsession de la souveraineté territoriale et politique qui continue à travailler une partie de la classe politique turque.

Les négociations sur Chypre ont ainsi révélé combien la blessure de Sèvres pouvait être aisément ravivée. En effet, les nationalistes turcs, dans leur campagne contre toute concession et contre le plan Annan en 2003-2004, n’ont pas hésité à invoquer Sèvres pour mobiliser la communauté nationale. Ce, au risque de raccourcis historiques saisissants, la question de Chypre n’ayant jamais été abordée à l’époque du traité (et pour cause, Chypre était alors britannique, depuis 1878).

La «Guerre d’indépendance» (mai 1919-octobre 1922): l’épreuve formatrice

4. Les limites fixées à la nouvelle Turquie par le «Pacte national» de 1920

On ne comprend pas la Turquie actuelle — et notamment ses rituels, son discours et même son calendrier politiques — si l’on passe sous silence ce que les Turcs nomment leur «Guerre d’indépendance». Cette guerre constitue «l’épreuve du feu» qui a fondé la communauté nationale et en grande partie forgé le territoire national; une épreuve encore abondamment commémorée. Cette guerre, pour ne pas remonter aux Dardanelles (mars-avril 1915), commence avec le débarquement grec à Izmir en mai 1919, suivi de l’arrivée de Mustafa Kemal Pacha (auréolé de gloire depuis la guerre des Dardanelles) à Samsun, en vue de conduire la résistance. Elle aboutit rapidement, dès 1921, à une libération du territoire dans les limites du «Pacte national» (Misak-i Milli) de janvier 1920 et à une légitimation du pouvoir d’Ankara/Angora, pouvoir au départ dissident et autoproclamé, et concurrent du gouvernement ottoman d’Istanbul. De fait, ces «occupants» ne faisaient pas front commun face à la résistance nationaliste rapidement organisée à partir du Congrès de Sivas en septembre 1919.

L’adoption de ce «Serment» ou «Pacte national» en janvier 1920 apparaît comme un acte de réalisme politique, dans une conjoncture pour le moins troublée, qui marque la marginalisation des partisans d’une «Grande Turquie» et la reconnaissance du démantèlement de l’Empire. En vertu de ce réalisme, les frontières avec l’Irak et la Syrie, pourtant imposées dans les années 1920 par les puissances européennes mandataires (Royaume-Uni et France) ont été acceptées, de même que plus largement la rupture territoriale avec l’Empire ottoman. Ce texte est donc fondamental: c’est une profession de foi territoriale proclamée à l’Assemblée nationale d’Istanbul, au cours d’une séance officieuse, le 20 janvier 1920, par les députés décidés à ne pas céder aux exigences des puissances victorieuses. Des recherches récentes, qui ont exhumé certains débats ayant précédé l’adoption de ce «serment», permettent d’en mesurer toute la portée, encore à l’heure actuelle: il a été cité en 2002-2003 à propos de la légitimité d’une intervention turque en Irak du Nord (fig. 4).

Dans ce contexte, dès mai 1920, les Français signent un armistice avec le gouvernement d’Ankara pour l’évacuation de la Cilicie qu’ils occupaient depuis fin 1918, utilisant des supplétifs arméniens, très vite lâchement abandonnés. Et le 20 octobre 1921, un accord est signé entre la France et la Turquie, consacrant le retrait français. En juin 1920, les Russes traitent à leur tour avec Ankara, lâchant les Arméniens du Nord-Est de l’Anatolie (obligés de capituler en décembre de la même année), pour conclure en mars 1921 un traité, dit «de Moscou» stipulant un retour aux frontières de 1877, c’est-à-dire aux frontières d’avant la guerre russo-ottomane de 1877-1878 qui avait abouti à une occupation par les Russes d’un vaste territoire au Nord-Est de l’Anatolie.

La célébration de la victoire de Sakarya, survenue le 30 août 1921, qui marque le point ultime — avant la retraite débâcle — de l’avancée des troupes grecques vers Ankara, est ainsi l’occasion de rappeler l’importance fondatrice d’une guerre menée contre les occupants, aussi bien grecs, qu’italiens, russes, anglais ou français. «Patrie, Nation et Sakarya», le dernier terme faisant directement allusion aux hauts faits de la guerre, sont d’ailleurs les trois composantes d’une expression familière à tous les Turcs depuis les années 1970, qui résume l’esprit exalté de la «Guerre d’indépendance», que les initiateurs du projet national et leurs successeurs au pouvoir ont voulu voir perpétué. L’armistice de Mudanya du 11 octobre 1922, qui met un terme à la guerre avec la Grèce, sanctionne le contrôle des nationalistes turcs sur le «radeau anatolien», selon la belle formulation de S. Yerasimos (2005).

Le traité de Lausanne (juillet 1923) et la cristallisation territoriale (1923-1947)

5. Limites du territoire turc avant l’annexion du sandjak d’Alexandrette (1939)

Le territoire turc actuel résulte donc d’un processus volontariste et contraint à la fois, qui s’étire entre le traité de Lausanne (juillet 1923) — ce dernier, au terme de la «Guerre d’indépendance» efface le «cauchemar de Sèvres» — et le rattachement du sandjak d’Alexandrette à la Turquie, en juin 1939, conformément au projet exprimé dans le «Pacte national» de 1920. D’ailleurs, les deux entorses faites au «Pacte national» étaient Mossoul et le sandjak d’Alexandrette. Elles seront négociées de manière très pragmatique, par un renoncement, d’une part, et un rattachement (dénommé Hatay en turc), d’autre part. En premier lieu, la Turquie renonce officiellement à Mossoul, pourtant partie intégrante du territoire imaginé par le «Pacte national», au terme d’un accord international signé à Londres avec la France et la Grande-Bretagne en juin 1926. Il est intéressant de noter qu’en 2003, au moment de la nouvelle guerre en Irak, un ancien ministre des Affaires étrangères turques s’est permis de critiquer la légèreté du Premier ministre de 1926, l’accusant d’avoir lâché Mossoul et d’«ignorer la valeur du pétrole».

Après l’accord d’amitié et de bon voisinage signé en 1926 par les Français et les Turcs, aboutissant à une stabilisation de la frontière turco-syrienne, le sandjak d’Alexandrette, au terme d’un accord signé le 23 juin 1939 sous la pression anglaise, entre la France, puissance mandataire jusqu’en mai 1937 et la Turquie, a été aussitôt intégré dans le nouveau département du Hatay (d’une superficie de 5 800 km2 environ), qui offre à la Turquie une sorte d’appendice stratégique sur un point de passage entre Anatolie et Levant et sur la façade orientale du bassin méditerranéen.

Enfin, les ultimes étapes du processus de formation territoriale sont franchies au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. En effet, c’est fin 1945 que se manifestent les ambitions soviétiques sur le Bosphore ainsi que sur Kars et Ardahan (à l’extrême Nord-Est). Peu après, le sort du Dodécanèse (les douze îles ioniennes, dont Rhodes) est réglé, passant des mains de l’Italie à celles de la Grèce, sans que la Turquie fasse vraiment entendre sa voix. Les «douze îles», contrôlées jusqu’en 1943 par l’Italie fasciste, ont été cédées à la Grèce par l’accord de Paris, en novembre 1947, après avoir fait l’objet d’un accord en 1932 entre l’Italie et la Turquie. En ce sens, 1947 marque un moment important dans la délimitation du domaine maritime turc, au flanc sud-ouest de l’Anatolie en tout cas. La rupture entre régimes territorial et maritime ottomans — ouverts sur la Méditerranée — et régimes turcs — repliés sur la péninsule anatolienne — est ici flagrante, la Turquie se trouvant par là  même privée d’horizons et de profondeur stratégiques en mer Égée (fig. 5).

En tout état de cause, le discours fréquemment tenu en Europe, tendant à présenter la Turquie comme un État à visées expansionnistes, semble critiquable, malgré l’annexion par la force d’une partie de Chypre en juillet 1974, réalisée dans un contexte que les détracteurs de la Turquie ont souvent tendance à passer sous silence. De même, prétendre que la Turquie a des visées sur l’Irak du Nord, sur la Syrie, voire sur la Grèce ou la Bulgarie ne nous paraît pas très sérieux. En effet, depuis les années 1930, et c’est un leitmotiv de la politique étrangère turque, l’État turc et son armée sont attachés aux frontières internationales établies et garanties par des traités. La guerre en Irak (depuis 2003) n’a fait que confirmer cette constante. Les insinuations de journalistes occidentaux faisant allusion à des ambitions territoriales turques en Irak relèvent du pur contresens, de l’aveuglement ou de la mauvaise foi a priori. Si l’on a effectivement entendu des déclarations belliqueuses et aventureuses de la part de quelques idéologues ou militants ultranationalistes, celles-ci ne reflétaient en rien les positions officielles. L’attachement au statu quo territorial permet en effet d’enterrer les rêves d’indépendance kurdes que contrarient les tracés internationaux depuis le traité de Lausanne, acte de naissance international du territoire turc. Le conservatisme turc vis-à-vis des frontières internationales, tracés arbitraires assumés comme tels, est ainsi conçu comme un gage de stabilité autant interne qu’externe.

S’il demeure des litiges frontaliers, ceux-ci n’apparaissent pas désormais comme des casus belli insurmontables pouvant affecter les relations de la Turquie avec ses voisins. Avec la Syrie surtout, un contentieux existe pour l’ex-sandjak d’Alexandrette (Hatay), que les cartes syriennes continuent à faire figurer comme un territoire syrien — faisant passer la frontière plus au nord que son tracé de fait. La Syrie, en effet, ne reconnaît pas l’accord franco-turc de juin 1939 au terme duquel le sandjak a été cédé à la Turquie par la puissance alors mandataire. Les litiges avec la Grèce au sujet de la mer Égée et de l’étendue des eaux territoriales semblent devoir se régler au sein de l’OTAN ou de l’Union européenne. La crise de Kardak — au sujet de la souveraineté sur ce petit îlot stérile au large de Çesme en 1995-1996 — a prouvé que le dossier du tracé de frontière n’était pas encore clos. Elle a aussi montré combien était grande la responsabilité de certains médias dans la construction des crises gréco-turques, la presse des deux côtés ayant littéralement jeté de l’huile sur le feu et envenimé la situation. Périodiquement réactivée — en 2003, l’armée turque a même exigé d’être indemnisée pour la disparition suspecte d’un avion turc au-dessus de la mer Égée en 1996 —, la tension en mer Égée a laissé place à une dynamique de collaboration entre les deux États, n’en déplaise aux idéologues du prétendu «irrémédiable antagonisme» turco-grec.

Conclusion

Le territoire turc dans ses limites actuelles est une institution, produit d’une histoire à la fois imposée et infléchie. Il est mis en scène par les gouvernements turcs successifs depuis des décennies comme intangible et «indivisible». Érigé en icône — il est même fait drapeau —, il a été consolidé par le développement du réseau de transports — surtout ferroviaire jusqu’au début des années 1950 — conçu pour accompagner et consacrer la construction territoriale et nationale.

L’armée turque a pour mission de le protéger et d’assurer son intégrité, dans l’esprit hérité, et souvent invoqué, de la «Guerre d’indépendance». Ce territoire, tantôt simplement toprak (le sol), tantôt vatan (la patrie, terme d’origine arabe), tantôt yurt (vieux mot turc dont le terme de citoyen, yurttas, vient d’être récemment dérivé) a été en quelques années sacralisé par les discours nationalistes ambiants. «Mourir pour la patrie», dans cette optique, c’est d’abord mourir pour l’intégrité du sol national, érigée en valeur suprême, justifiant tout sacrifice.

Pourtant, le besoin de réécrire l’histoire de la construction nationale, en la démythifiant, se fait sentir, afin de fonder une «conscience citoyenne» plus éclairée que celle produite par l’histoire officielle. En ce sens, les travaux de la «Fondation turque d’histoire» depuis 1991 et la publication, en 2003, par la grande confédération patronale turque, TÜSÍAD, d’un manuel d’histoire pilote (après le manuel pilote de géographie paru en 2001) sont des signes annonciateurs du renouvellement de l’approche de l’histoire nationale. L’élaboration d’une histoire commune, plurielle, discutable, acceptable par tous et enfin libérée des hystéries et impératifs nationalistes, est donc en cours de part et d’autre de la mer Égée.

En conséquence, la stabilisation de l’État-Nation-Territoire turc (les trois dimensions étant peu dissociables) peut être décrite comme une cristallisation récente réalisée dans un contexte international précis. Accepter l’arbitraire de ce processus ne signifie pas mettre en cause son aboutissement. Ce peut être une manière de sortir de la vision obsidionale des pays voisins et de dépassionner les relations à l’au-delà de la frontière.

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