Sommaire du numéro
N° 91 (3-2008)

Découper le Maghreb : deux géographies coloniales antagonistes (1902-1937)

Florence Deprest  a

Université Michel Montaigne Bordeaux 3, Domaine Universitaire, F33607 Pessac Cedex.
E.H.GO (UMR 8504 Géographies-Cités), 13 rue du Four, 75006 Paris

Résumés  
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Entre les dernières années du XIXe siècle et la fin de l’entre-deux-guerres, la géographie nord-africaine est dominée par deux figures universitaires: Augustin Bernard (1865-1947) et Émile-Félix Gautier (1864-1940). Le premier est en poste à Alger de 1894 à 1902, puis il enseigne à la Sorbonne sur un poste consacré à la géographie et à la colonisation de l’Afrique du Nord, jusqu’à sa retraite. Gautier arrive à Alger pour lui succéder et y reste en poste jusqu’en 1935. Quarante ans plus tard, le géographe Marcel Larnaude consacre un article à la carrière et aux travaux de ce duo de scientifiques dont il affirme: «Presque exactement contemporains, ils ont suivi des carrières parallèles, mais fort indépendantes l’une de l’autre, comme étaient dissemblables leurs caractères et leurs talents» (1975, p. 108). Il les présente alors comme deux figures scientifiques opposées mais complémentaires: Bernard, géographe de «cabinet», doué pour les grandes synthèses concernant l’ensemble nord-africain; Gautier préférant le terrain, plus féru de travaux de détail accomplis surtout dans le domaine saharien. Une impression d’harmonie se dégage de ce récit dans lequel les événements institutionnels s’enchaînent sans anicroche.

Il est effectivement impossible de dissocier Bernard et Gautier, mais la réalité historique est loin de la légende dorée racontée par Marcel Larnaude. Parce qu’ils occupèrent simultanément les plus hautes positions universitaires de la recherche géographique sur l’Afrique du Nord pendant plus de trente ans, les deux hommes se révèlent en lutte pour le monopole de la compétence scientifique dans le domaine de la géographie nord-africaine, comme le confirme l’analyse des archives institutionnelles universitaires (Deprest, 2007). S’agissant des terrains, Bernard, qui jouit du prestige de la Sorbonne, est l’expert de l’Afrique du Nord «utile», alors que Gautier règne sur un désert saharien dont il s’échine à démontrer la valeur pour les communications terrestres mondiales. Par ailleurs, leur lutte institutionnelle se double d’un affrontement idéologique. Bernard, intimement lié aux milieux politiques radicaux-socialistes (1), est un fervent partisan de leur «politique indigène». En revanche, Gautier en tant qu’«Algérien» — c’est-à-dire selon le vocabulaire de l’époque: Français d’Algérie —, prend fait et cause contre l’accès des musulmans aux droits politiques. Ces positions dans les champs universitaire et politique orientent, au sens propre, les savoirs géographiques produits par les deux hommes. L’analyse de leurs œuvres scientifiques principales publiées entre 1902 et 1937 permet ainsi de mettre au jour comment ils construisent, dans le cadre d’injonctions idéologiques différentes, des découpages de l’espace dont les directions principales sont quasiment orthogonales les unes aux autres (fig. 1).

1. Découpages de l’espace maghrébin selon deux représentations impériales antagonistes

Clivage Occident-Orient contre unité méditerranéenne

Chez Gautier, la limite première est celle entre l’Occident et l’Orient (2). Cette frontière est celle qui fonde le système colonial, car elle symbolise l’indestructible et éternelle limite entre l’Européen et l’Indigène. Bien que, selon Gautier, l’Algérie soit morcelée entre nomades et sédentaires, entre citadins et nomades dans la région occidentale arabophone, entre Chaouïa et Kabyles formant «deux petites planètes distinctes» dans la région berbérophone, auxquels s’ajoutent aussi la communauté dispersée des Mzabites, tout cela ne forme «en face du bloc colon» qu’un seul «bloc indigène musulman» qui «reste à part, clos et imperméable en gros» (1930, p. 33; 1931, p. 7).

Dans une partie considérable du Maghreb, les gens, avec qui la France est aujourd’hui en contact, parlent une langue sémitique voisine de l’Arabe, s’habillent et se coiffent, pensent et sentent à l’orientale, depuis près de trois millénaires. C’est un poids terrible à soulever. (Gautier, 1927, p. 131-132)

Pour Gautier, ce poids de l’Orient est surtout celui de l’Islam. Or, selon lui, dans la succession des puissances étrangères ayant dominé le Maghreb, la France s’est donné un rôle inédit: «L’Algérie s’est attachée à la tâche terrible d’occidentaliser un morceau d’Orient» (3) (1930, p. 35). Gautier affirme ainsi que «le seul germe français» en Afrique du Nord est en Algérie: «s’il avorte, il n’y aura rien du tout; et l’Afrique du Nord continuera sans doute sa stagnation berbère et orientale» (1920, p. VIII-IX). À ses yeux, la domination sous la forme de protectorat comme en Tunisie et au Maroc, sans la présence massive de colons, n’a aucune chance de transformer le «bloc oriental». Obnubilé par la tectonique des blocs, Gautier trouve dans la géologie des socles une métaphore pour illustrer l’action de transformation en profondeur de la nature orientale par les colons européens: le métamorphisme de contact. Le colonat est un magma intrusif, «roche en fusion venue des profondeurs», qui cristallise, et les indigènes s’en trouvent «métamorphisés» (1920, p. 222-223; 1930, p. 37-38). Selon Gautier, l’une des preuves les plus flagrantes du phénomène réside dans le jugement de leurs coreligionnaires marocains qui considèrent déjà les indigènes d’Algérie comme des «demi musulmans» (1920, p. 223).

Gautier intègre la domination française dans la succession des puissances extérieures qui ont pris possession d’un Maghreb naturellement divisé et incapable d’assurer son unité politique dans la mesure où les esprits orientaux marqués par l’organisation tribale restent naturellement fermés à l’idée d’État territorial unitaire. En Algérie, un conquérant aurait donc chassé l’autre, mais n’aurait «jamais été chassé par une révolte des indigènes». Avec son ouvrage géohistorique Les Siècles obscurs du Maghreb, Gautier tient à démontrer de manière savante que, s’il y eut de multiples tentatives d’unification à partir de divers centres historiques, toutes échouèrent alternativement sous les coups des nomades ou bien des sédentaires: «L’Algérie est un morceau d’Orient, elle n’a jamais été une patrie» (1920, p. 47). L’histoire prouverait donc qu’«il n’y a jamais eu de classe dirigeante autochtone, jamais au grand jamais à travers les millénaires», ce qui suffirait à expliquer que «la domination française en Algérie est admirablement supportée» (1930, p. 38-39).

À l’opposé d’un clivage tranché entre l’Europe et le Maghreb, Bernard met en avant la région de transition entre l’Europe et l’Afrique: «On dit quelquefois que l’Afrique commence aux Pyrénées: on peut dire aussi bien que l’Europe se termine au Sahara». Si l’Espagne a quelque chose d’africain, l’Afrique du Nord a quelque chose d’européen: «elle fait partie du groupe des pays méditerranéens» (1937, p. 29). Pour Bernard, l’invasion arabe et l’islamisation ont séparé l’Afrique du Nord de l’Occident. À la différence de Gautier, la partie la plus septentrionale de l’Afrique du Nord n’a donc pas toujours été un «morceau de l’Orient»: elle l’est devenue historiquement et la domination française a eu pour effet de la rattacher à nouveau à l’Europe. La construction d’une unité naturelle et historique de la Méditerranée occidentale légitime ainsi l’unité impériale que la France constitue avec l’ensemble du Maghreb. En même temps, Bernard soutient que la domination française doit s’établir selon le principe de l’association. Il se fait ainsi le porte-parole de la doctrine gouvernementale des Radicaux au pouvoir au tournant du siècle (Ageron, 1968, p. 989-1002).

Depuis les années 1890, l’idéal assimilationniste qui consistait à vouloir faire adopter la «Civilisation française» par les populations indigènes et les transformer ainsi progressivement en Occidentaux, avait rencontré en métropole de plus en plus de détracteurs qui le jugeaient utopique, voire peu souhaitable. L’entrée dans un nouveau siècle inspire ainsi aux lobbies coloniaux métropolitains «l’esprit colonial nouveau» — qui ne l’est évidemment pas —, fondé sur l’association et la politique indigène (4). Condamnant l’assimilation, ses partisans réaffirment le bien-fondé des principes du protectorat et puisent leurs références dans le projet saint-simonien d’association de l’Orient et de l’Occident. Ils entendent ainsi «laisser subsister le plus possible de coutumes et d’institutions indigènes», et tout ce qui n’est pas formellement contraire au droit français (Ageron, 1968, p. 997). Président du Conseil, le radical Waldeck-Rousseau affirme ainsi: «il faut amener les indigènes à évoluer non pas dans notre civilisation, mais dans la leur» (Ageron, 1968, p 994). La référence de Bernard à la primauté de la Méditerranée, comprise depuis les saint-simoniens puis Élisée Reclus comme une matrice de l’union de l’Orient et de l’Occident (Deprest, 2002), s’inscrit dans ce système de référence. Pour Bernard, même si le Maghreb a eu un passé méditerranéen avant d’être islamisé, la présence française contemporaine ne saurait en aucun cas «annuler les influences du passé»: «la Berbérie continue de faire partie du monde de l’islam» (Bernard, 1937, p. 30). Le projet colonial doit ainsi consister à intégrer en partie les différences, et non les abolir toutes. Cette doctrine associationniste est aussi une voie que soutiendra Lyautey lors de la mainmise de la France sur le Maroc.

Compartiments longitudinaux contre zonage latitudinal

À partir de cette structure supérieure de la Méditerranée occidentale, Bernard construit le concept régional de Berbérie. Il l’impose comme région de référence pour le classement régional des articles dans les Annales de Géographie ainsi que dans la Bibliographie Géographique Internationale entre 1902 et 1912. Il la conserve dans la Géographie Universelle (1937). Selon lui, «la Berbérie n’a de limites nettes que là où elle est baignée par les mers: Atlantique, Méditerranée, Golfe des Syrtes». Au sud, elle cesse avec les plissements alpins, et aussi là où la culture devient impossible sans irrigation. Toutefois ces deux critères ne sont pas totalement discriminants car il existe des transitions insensibles. Bernard propose néanmoins de fixer la limite sud de la Berbérie par le sillon du Dra, de l’oued Djeri et des grands chotts tunisiens (1937, p. 30). Le concept géographique de l’unité de la Berbérie rétrograde les différences Est-Ouest au rang de nuances: «Les ressemblances que présentent les pays et les hommes, d’un bout à l’autre de la Berbérie sont beaucoup plus frappantes [que les contrastes]» (1937, p. 31). Il privilégie le gradient des différences Nord-Sud. Ainsi le territoire s’organise en deux grandes bandes successives. Des rivages de Tunis à Gibraltar, «ni la structure du sol, ni la disposition du relief, ni le tapis végétal, ni la physionomie des habitations et les mœurs des indigènes ne subissent de différences fondamentales» (ibid.). Parallèlement plus au sud, du golfe de Gabès à l’oued Dra, «on rencontre les mêmes ksours, villages du désert, îlots de culture et de vie sédentaire, qui tranchent sur la désolation et le vide des immenses étendues avoisinantes, hamadas pierreuses ou dunes de sable» (ibid.). Cette subdivision transverse Berbérie/Sahara minimise l’importance de toutes les divisions méridiennes.

L’unité géographique de la Berbérie est évidente, malgré les événements qui l’ont brisée en trois morceaux: Maroc, Algérie, Tunisie. Jamais, entre ces trois contrées inséparables, on n’a pu tracer de limites certaines, et la politique, après les avoir divisées, subit la force des choses qui tend de plus en plus à les réunir. (Bernard, 1937, p. 31)

Cette organisation latitudinale à l’échelon supérieur de l’Afrique du Nord est aussi celle qu’Augustin Bernard défend à l’échelon de l’Algérie depuis 1902. En effet, il signe sur ce sujet, en collaboration avec Émile Ficheur, directeur du Service de la Carte géologique d’Algérie, un très long article, «Les régions naturelles de l’Algérie», que les Annales de Géographie publient en trois volets. Après avoir rappelé la nature bioclimatique du découpage traditionnel entre Tell, Steppe et Sahara, les auteurs affirment que les subdivisions de ces grandes zones sont déterminées «par la nature lithologique des terrains, les plissements qu’ils ont subis et les caractères extérieurs qu’ils présentent» (1902, p. 221). Parce que la géomorphogénie est structurée dans le sens de la latitude, les facteurs géologiques agissent dans le même sens que les facteurs climatiques. En conséquence, l’étude des régions naturelles algériennes s’apparente au commentaire géographique de la Carte géologique de l’Algérie à 1/800 000 (1902, p. 223). En Algérie, les régions naturelles s’égrènent ainsi en «une succession de bandes allongées et étroites», parallèles au littoral. Elles sont donc décrites selon trois «zones»: zone littorale composée de la chaîne littorale et de la grande dépression sublittorale, zone intérieure constituée par la chaîne médiane et sa bordure ainsi que les massifs de la chaîne intérieure, enfin zone des steppes où sont regroupés plateaux, chotts et massifs de l’Atlas saharien (tabl. 1 et fig. 2).

En 1922, Gautier publie Structure de l’Algérie contre «Régions naturelles de l’Algérie» de Bernard et Ficheur. Gautier répète ainsi que le but poursuivi est «modeste» et «descriptif»: il veut «débrouiller, classer, dégager des régions naturelles» (1922, p. 202). Il affirme vouloir «essayer ici une synthèse» qui serait la «première tentative de ce genre» (1922, p. 6). Gautier se donne donc le rôle du précurseur et, par d’habiles stratégies rhétoriques, contredit sans jamais le citer, le grand article de Bernard et Ficheur. Certes l’Atlas est un plissement relatif au système alpin qui présente en Algérie une direction générale Est-Ouest, bien visible dans le Tell. Mais selon Gautier, si l’on veut «débrouiller un peu le chaos, en serrant la réalité d’assez près», il ne faut pas commencer la description par les massifs du Tell, mais par les massifs sahariens. L’analyse de ceux-ci montre que la direction des accidents tectoniques les plus anciens est méridienne. Pour décrire la structure de l’Algérie, il convient donc de choisir «une autre méthode que l’analyse et l’énumération bout à bout des plissements longitudinaux» — celle de Bernard — et plutôt «attirer l’attention sur les grandes divisions transversales» (1922, p. 148) (5). La complexité du Tell résulte de ce grand quadrillage: la structure géologique du Sahara donne donc, littéralement, son sens profond à celle des Hauts Plateaux et du Tell. Ce renversement de perspective construit le Sahara comme la clé de compréhension de l’«Algérie utile» (1922, p. 148). Il détermine le plan de l’ouvrage: la description géomorphologique va ainsi de l’Atlas saharien, où affleurent les terrains les plus anciens, à la Meseta sud-oranaise, avant d’examiner les plis tertiaires du Tell. Par opposition au primat climatologique de Bernard, Gautier arrache ainsi le Sahara à son statut de terrain de relégation, relevant sa place dans la hiérarchie des terrains scientifiques en fonction de leur intérêt pour la colonisation.

Conjointement à la primauté donnée aux accidents tectoniques méridiens, Gautier structure une lecture du territoire en grands compartiments selon les longitudes. Il définit ainsi trois grandes lignes méridiennes: une grande faille qui court du Touat au Roussillon, une grande dorsale qui va du Hoggar à Médéa, la brèche de Biskra sur laquelle se croise orthogonalement l’effondrement de la région des chotts tunisiens. Alors que ce dernier complexe constitue les principales ouvertures et des voies de passages de l’Est vers l’Ouest (1922, p. 32-36), la grande dorsale Hoggar-Médéa structure l’opposition entre deux Algéries. La partie orientale est «une Algérie montagneuse, pittoresque, boisée, presque exclusivement Berbère, l’Algérie des Kabylies». La partie occidentale est «l’Algérie des plaines sublittorales, bien plus sèche que l’autre, nue, peuplée d’indigènes bien différents qui mènent une autre vie, et parlent surtout l’arabe» (1922, p. 30). Enfin, Gautier estime qu’en dépit des connaissances encore lacunaires, il est possible d’observer «depuis le cœur du Sahara jusqu’à la Méditerranée, à peu près sous le méridien de la frontière algéro-marocaine, dans une direction grossièrement nord-sud, […] une ligne qui ne cesse pas un instant d’être extrêmement importante du point de vue humain» (1922, p. 25-26). Pour lui, cette faille nord-sud correspond dans la partie saharienne à la «rue des palmiers» du Touat. Plus au nord, c’est le couloir emprunté par la Moulouya qui marque la séparation entre les moyennes montagnes et les hauts plateaux de l’Algérie, d’une part, et la haute montagne marocaine, de l’autre.

Ce n’est pas le fleuve lui-même qui est frontière. Il longe sur sa rive gauche le pied d’un escarpement haut d’un millier de mètres, par lequel le haut pays marocain tombe à pic sur les plateaux algériens deux fois moins élevés. (p. 24)

Séparant les deux Maurétanies au temps de Salluste, cette frontière l’est de tout temps restée, articulant une différence paysagère, séparant les Berbères des Arabes, les sédentaires des nomades. Contraste topographique expliqué par la structure géologique, l’opposition trouve donc son pendant dans l’occupation humaine. S’y articule le contraste «entre deux humanités» (ibid.). Bien qu’il n’aille pas jusqu’au bout de la formulation, l’intention évidente de Gautier est d’ériger la Moulouya en frontière naturelle de l’Algérie. Sans le citer directement, il s’oppose en cela au célèbre ouvrage de Bernard publié en 1911, Les Confins algéro-marocains. Ce dernier y démontrait que, du Tell au Tafilelt, ni la Moulouya ni le Guir ne pouvaient être considérés comme une frontière naturelle ou historique.

Chez Gautier, l’existence d’une frontière naturelle occidentale participe d’un processus de légitimation de limites territoriales par la raison naturelle. Le territoire de la colonie est ainsi montré bien circonscrit et identifiable: l’Algérie ne saurait être confondue avec les protectorats voisins. Pour lui, cette identification d’un territoire bien délimité s’articule directement à celle d’un «peuple algérien»: celui formé par les colons européens. À l’image de la France, l’unité de ce «peuple» s’est soudée dans les épreuves. À l’image du territoire de la France dans lequel s’incarne la Nation, le territoire de la Colonie, aux limites esquissées en grande partie par la nature, incarnerait l’unité «algérienne» des colons. Les aspirations de ces derniers à plus d’autonomie vis-à-vis du pouvoir de la métropole sont ainsi «naturellement» légitimées. À l’opposé du découpage «algérianiste», qui valorise le territoire de la colonie par rapport à tous les autres, la Berbérie de Bernard est le concept régional «anti-algérianiste» par excellence: il dilue la spécificité du territoire de la colonie, au profit de l’unité impériale de l’Afrique du Nord. Les structures naturelles de l’Algérie selon Gautier ou Bernard sont ainsi construites sur le plan clivé formé par les oppositions politiques entre la métropole et la colonie.

2. Carte des régions naturelles d’Algérie par Augustin Bernard et Émile Ficheur (ext. de BERNARD A., FICHEUR É. (1902). «Les régions naturelles de l’Algérie», Annales de Géographie, XI, p. 221-246, p. 339-365, p. 419-438)

Colonie contre Métropole: deux conceptions coloniales

Gautier se situe lui-même parmi les idéologues «algériens» (6). En effet, en 1920, Gautier publie L’Algérie et la Métropole, essai dans lequel il se fait le porte-parole de positions largement partagées par les Européens d’Algérie dans l’entre-deux-guerres. À travers de multiples exemples pris à différentes époques, il veut montrer que, depuis 1830, la Métropole (7) a voulu tout contrôler en Algérie, car elle aurait toujours été persuadée que les colons sont incapables d’administrer eux-mêmes la colonie. Ainsi la Métropole aurait toujours bridé les colons européens, alors que ce sont eux qui constitueraient la matière vivante de l’Algérie. Pourtant Gautier ne veut pas dire qu’en Algérie la fracture essentielle se situerait entre deux blocs européens, plutôt qu’entre l’Indigène et l’Européen. Pour lui, l’opposition historique de la Colonie et de la Métropole ne contrevient pas à l’injonction fondatrice du discours colonial qui sépare l’Indigène et l’Européen: elle s’y conforme entièrement. Si Colonie et Métropole s’opposent, c’est parce que la Métropole aurait toujours représenté le «parti indigène». Selon le point de vue des «Algériens», il n’y aurait aucune différence entre Napoléon III, Ferry ou Clemenceau. Le programme serait toujours resté le même: la défense des indigènes face à des colons qui, dans l’imagination métropolitaine, seraient des oppresseurs. Cependant, selon Gautier et la majeure partie de ses compatriotes, les événements de la Grande Guerre pendant laquelle Indigènes et Européens ont combattu côte à côte (1920, p. 252-253), seraient bien la preuve éclatante que la colonisation en Algérie n’aurait jamais été aussi mauvaise que la Métropole a bien voulu le dire. Gautier regrette ainsi que «la gratitude légitime [de la métropole] pour les indigènes la rende un peu ingrate pour ses propres colons, émanation d’elle-même» (1920, p. 254) (8). Il plaide ainsi pour que la Métropole fasse la preuve d’une solidarité à la hauteur de celle montrée par la Colonie (9).

Pour Gautier, l’identification d’un territoire bien délimité s’articule donc à celle d’un peuple «algérien» dont l’unité face au «bloc indigène» s’incarne dans le territoire qu’il domine. L’Algérie des colons s’affirme comme la collaboratrice de la France, elle lui a témoigné sa solidarité, elle réclame reconnaissance et autonomie. Dans le dispositif impérial, l’Algérie serait ainsi centrale. Selon Gautier, la Colonie poursuit la mission civilisatrice par un lent «métamorphisme de contact» unique en son genre, qui repose sur la présence de colons nombreux et entreprenants, tout particulièrement dans le domaine agricole. Dans la direction méridienne, le Sahara ne s'apparente donc pas à des confins inexploitables, mais à un pont pour les transports terrestres entre l’Afrique du Nord et l’Afrique occidentale française. L’Algérie, sa capitale, ses colons constituent ainsi, littéralement, «la tête de pont» de l’empire en Afrique. Vecteur de la continuité de l’Afrique française, le Transsaharien est appelé à devenir la voie impériale de la France (fig. 1).

À l’opposé, Bernard défend la pluralité des modes de colonisation: selon lui, la colonisation de peuplement fondée sur l’agriculture n’est pas possible partout. Dès 1902, il postule qu’en Algérie les régions les plus favorables ont depuis longtemps été l’objet d’une colonisation intensive (Mitidja, Sahel d’Alger, bassin de la Guelma, plaine de Bel-Abbès, vallée de la Soummam). D’autres territoires moins favorables ont déjà été mis en valeur en raison de l’installation ancienne et nombreuse d’Européens (Sahel d’Oran, bassin de Constantine). Il ne subsiste plus déjà que quelques réserves très réduites. Hors du Tell et de quelques régions isolées, l’Algérie est couverte par la steppe incompatible avec un genre de vie sédentaire. Au Maghreb, il convient donc de concentrer la colonisation agricole dans cette région transversale qui s’étend au bord de la Méditerranée et d’y parachever l’axe ferroviaire impérial qui reliera la Tunisie au Maroc. Quant au Sahara, il n’est susceptible d’aucun usage économique: c’est par les transports maritimes que doivent s’effectuer à moindre coût les liaisons entre l’Afrique Occidentale française, l’Afrique du Nord et la métropole. Au sud du Tell, Bernard privilégie donc d’autres modalités de la présence française. Dans les régions des steppes, il préconise plutôt d’améliorer la vie des indigènes que de tenter des expériences de colonisation agricole aux résultats plus qu’incertains (Bernard, Lacroix 1906a; Bernard, 1911a, b). Au Sahara, il estime que la pénétration européenne est indispensable mais qu’il faut lui donner des raisons plus politiques qu’économiques. La nécessité d’établir la sécurité peut être assurée par la seule présence de postes militaires (Bernard, Lacroix, 1906b; Bernard, 1911a). À partir de l’exemple de la politique de Lyautey menée dans les confins algéro-marocains entre 1902 et 1911, Bernard met ainsi en valeur un modèle de colonisation directement opposable à celui de la Mitidja (Blais, 2007): une colonisation sans colons.

Conclusion

L’option méthodologique d’une mise en contexte, à la fois institutionnelle et politique, nous permet ainsi de mettre au jour les contradictions de la production scientifique. L’analyse met ici en lumière comment l’un des clivages majeurs de la nébuleuse coloniale — celle qui oppose un représentant de la doctrine du pouvoir métropolitain à l’une des voix du colonat européen d’Algérie — construit deux systèmes spatiaux aux découpages régionaux antagonistes. L’analyse fine des archives montre que ces deux systèmes, logiquement contradictoires, furent validés tous les deux au plus haut niveau universitaire, dans le cadre légitime d’articles et de recensions publiés par des revues scientifiques les plus réputées telles les Annales de Géographie ou encore les Annales d'Histoire économique et sociale. Au sein même de l’institution universitaire française, la production des savoirs géographiques sur l’espace nord-africain, et particulièrement algérien, ne constitue ainsi pas un discours monolithique.

De tels constats nous invitent à remettre en question certaines catégories usuelles de l’histoire de la géographie, telle l’opposition entre «géographie vidalienne» et «géographie coloniale». Ils nous engagent ainsi à déconstruire la catégorie de «géographie coloniale» qui oblitère la complexité des processus de production scientifique en situation coloniale et des faits de domination qui les accompagnent.

Sources citées

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Notes

1. Il fait même sous cette étiquette une campagne électorale à la députation dans une circonscription d’Alger en 1912. Par ailleurs, il est nommé à la Commission interministérielle des affaires musulmanes (CIAM) sous le gouvernement de Clemenceau après la fin de la Première Guerre mondiale.

2. Il s’agit du concept géographique d’Orient et non du point cardinal stricto sensu. L’Orient a ainsi une géométrie variable. Dans la première moitié du XXe siècle, celui des philhellènes correspond plutôt aux rivages de l’Iliade. Les saint-simoniens, et à leur suite Reclus, le repoussent plus à l’Est, de l’Asie mineure à la Mésopotamie. En même temps, l’Orient est associé à la civilisation islamique, si bien que les peintures représentant le Maroc sont aussi qualifiées d’orientalistes. Dans ce sens, l’Orient se situe au sud de la Méditerranée comme sur la figure 1.

3. Dans cette phrase, Gautier assimile «l’Algérie» au peuple des colons européens.

4. Il existe une quantité de nuances entre toutes ces doctrines qui ont, par ailleurs, reçu le soutien d’acteurs politiques aux intérêts parfois divergents. La doctrine de l’association est soutenue par des libéraux qui militent aussi pour l’accès des indigènes aux droits politiques, comme Victor Barrucand, mais elle reçoit aussi l’adhésion d’une majorité de partisans du pouvoir colonial qui ne partagent pas, loin s’en faut, cette dernière idée. En revanche, certains libéraux considèrent que la doctrine de l’association vise surtout à «parquer les Indigènes dans leur civilisation» (Ageron, 1968, p. 994).

5. Les plissements tertiaires forment des lignes de sommets Est-Ouest, ce qui implique des forces de poussée Nord-Sud. Les lignes de fracture et les ondulations du socle ancien sont Nord-Sud, ce qui implique des forces transverses.

6. Algérien entre guillemets, car il ne s’agit aucunement ici de la population algérienne, mais uniquement de la dénomination revendiquée par les Européens pendant la période coloniale.

7. Nous utilisons le terme de Métropole et de Colonie avec des majuscules lorsqu’il s’agit d’une retranscription du discours de Gautier qui essentialise ainsi ces deux entités.

8. C’est la dernière phrase de la conclusion.

9. Le ressentiment de Gautier face au pouvoir de la métropole est alimenté par le contentieux institutionnel qui l’oppose à Bernard. Ce dernier, bien qu’ayant obtenu un poste à la Sorbonne en 1902, reste en effet nominalement titulaire de la chaire d’Alger pendant de longues années grâce à ses relations avec le lobby colonial radical-socialiste (Deprest, 2007). Gautier ne peut être que suppléant et l’université d'Alger est obligée de créer pour lui, en 1912, une chaire sur ses fonds propres.