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Les quartiers irréguliers de Beyrouth

Cet ouvrage étudie les quartiers irréguliers de la banlieue sud-ouest de Beyrouth, construits à partir des années 1950-1960 mais qui se sont surtout développés dans le contexte de guerre civile (1975-1990). Ils regroupent aujourd’hui une population principalement chiite estimée à environ 100 000 habitants, dispersés sur plusieurs secteurs. Les explications habituelles du développement de ces quartiers sont la pauvreté des habitants, les déplacements de population, l’insécurité et l’absence de l’État. Sans minorer ces facteurs, Valérie Clerc-Huybrechts montre ici que l’on ne peut réellement comprendre ces types d’urbanisation, dans leur morphologie, dans leur localisation précise, dans leur diversité sociale, que par un examen très minutieux de l’histoire foncière et urbanistique. Les quartiers irréguliers se développent avant tout dans des secteurs marqués par des statuts fonciers si complexes qu’ils entravent l’urbanisation selon les mécanismes banals du marché foncier, ou par l’empilement de projets d’urbanisme contradictoires. Ces quartiers sont donc des «poches» de l’histoire foncière et urbanistique. L’auteur montre, en complément, la part des stratégies des propriétaires fonciers dans ces mécanismes d’urbanisation. Leur capacité à tisser des alliances avec les pouvoirs miliciens, en contexte de guerre, est une variable importante.

L’hypothèse centrale du livre rend compte de la méthode employée: l’étude de la morphologie urbaine ouvre en fait à une passionnante exploration de l’histoire foncière de cette région depuis la fin de la période ottomane, vers 1850 environ, jusqu’au débat des années 1990. À cette époque se met en place un projet urbain, nommé Elyssar, voué à la résorption de ces quartiers. Son étude a constitué l’objet plus large de la thèse dont ce livre est issu. L’originalité de ce travail réside dans le corpus analysé, et en grande partie restitué dans le livre. Il s’agit pour une part de documents cartographiques issus notamment, pour les plus originaux, du cadastre et des archives de la Direction de l’urbanisme, ainsi que d’autres sources variées. Le travail éditorial remarquable de l’IFPO (habitué il est vrai à la publication d’ouvrages archéologiques et photographiques soignés), en couleur, toujours servi par une mise en page très nette, rend l’utilisation de cette iconographie très démonstrative. L’autre source extrêmement originale mobilisée à l’appui de cette histoire foncière, dont la traduction est livrée en annexe, est constituée par les conclusions d’un procès fleuve qui tenta de démêler, entre 1950 et 1955, les droits fonciers emmêlés et contestés de plusieurs générations d’ayants droit en conflit, à la suite des réformes cadastrales successives menées par les autorités ottomanes puis françaises. À ces blocages fonciers, s’ajoute la réalisation de remembrements par l’administration libanaise de l’urbanisme, pour encadrer l’urbanisation de ce secteur proche de Beyrouth, qui connaissait alors une forte croissance. Or, ces projets ont connu eux aussi, par incurie administrative et opposition politique, de longs délais. Un grand nombre d’entretiens avec des témoins et acteurs de cette histoire complexe a également orienté la recherche.

C’est la première fois qu’une enquête aussi minutieuse est menée au Liban sur de tels documents, avec une rare abnégation, pour en démêler l’inextricable écheveau. Le travail sur le foncier, sur les réformes du cadastre, sur les statuts et catégories multiples de la propriété et de ses usages est ici magistral. Loin des analyses réductrices de l’urbain en termes de géopolitique communautaire ou d’une lecture des rapports de force autour de l’appropriation de la rente foncière, ce travail met au jour la diversité des situations et des statuts d’une parcelle à l’autre, leur lien avec les projets d’urbanisme et leur articulation avec les jeux d’acteurs sur le terrain pendant la guerre. Ces mécanismes arides et d’une grande technicité s’avèrent une clé d’analyse centrale des urbanisations non réglementaires à Beyrouth. Ce livre montre tout l’intérêt qu’il y aurait à prolonger de telles investigations pour étudier d’autres villes de pays arabes et plus largement, dans les contextes de pluralisme légal.

Eric Verdeil

CLERC-HUYBRECHTS V. (2008). Les Quartiers irréguliers de Beyrouth. Une histoire des enjeux fonciers et urbanistiques dans la banlieue sud. Beyrouth: IFPO, 300 p. ISBN: 978-2-35159-068-3 (www.ifporient.org)