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Russie et Géorgie: enjeux territoriaux dans le Caucase

La question des régions sécessionnistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud (BBC News, 2008), qui a été à la source d’un conflit armé durant l’été 2008 dans la région du Caucase (Le Monde, 2008), est au centre des tensions qui caractérisent les relations russo-géorgiennes depuis 1991. Longtemps muselées par la répression soviétique, les volontés d’autodétermination de groupes ethniques se sont en effet progressivement renforcées au cours des années 1980. Ceci n’a pas manqué pas d’encourager les nationalismes et d’aggraver les tensions interethniques en Géorgie. La guerre ouverte qui éclata en Ossétie du Sud entre le printemps 1991 et l’été 1992, suite à l’effondrement de l’URSS, en fut le climax. Les accords de paix de Dagomys, signés en juin de la même année, vinrent mettre un terme à ce conflit en permettant le déploiement d’une Force commune de maintien de la paix (FCMP, sous mandat de la CEI) en Ossétie du Sud. En décembre 1992, fut établie la Mission de l’OSCE pour la Géorgie avec un mandat d’observation et d’assistance auprès du gouvernement géorgien, principalement pour ce qui concerne la sécurité et les tensions territoriales. En Abkhazie, république qui avait, quant à elle, déjà connu l’indépendance avant son annexion par Staline en 1931, les tensions s’aggravèrent en 1992 jusqu’à ce que les accords de Moscou imposent, en 1994, un cessez-le-feu sous contrôle d’une force de maintien de la paix déployée par la CEI.

Dépassant pourtant le cadre des différends territoriaux internes à la Géorgie, ces conflits sécessionnistes cristallisent les tensions entre celle-ci et la Russie. En effet, Moscou apportait, bien avant 2008, son soutien aux séparatistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, mettant ainsi en péril la sécurité et la stabilité du pays multiethnique qu’est la Géorgie. Ces tensions ont été, en outre, exacerbées par la présence d’environ 3 000 soldats russes stationnés dans des bases militaires en Géorgie (1), mais aussi présents dans le cadre des opérations de maintien de la paix de la CEI en Abkhazie et en Ossétie du Sud. Mikhaïl Saakachvili, le président géorgien, avait cependant assuré lors de la campagne présidentielle, avec une rhétorique électoraliste anti-russe particulièrement prononcée, sa détermination à résoudre en quelques mois ce que les Géorgiens appellent le conflit de la «région de Tskhinvali» (capitale de l’Ossétie du Sud). Il a en effet tenté de consolider l’intégrité territoriale de son pays en répondant aux provocations indépendantistes par l’envoi de troupes armées. La décision russe de réagir brutalement à cette attaque constitue le point de départ du récent conflit qui a éclaté entre les deux pays.

Intégrité territoriale et légitimité

L’objectif principal de la Russie, motivant son ingérence dans les conflits géorgiens, n’était pas véritablement de favoriser le développement d’une Abkhazie indépendante ou encore de rattacher l’Ossétie du Sud à son territoire (2), mais plutôt de déstabiliser l’État géorgien, espérant entraver ainsi le rapprochement progressif que celui-ci effectue en direction de l’Occident (Halpin, 2008). La Russie redoute, en effet, que la Géorgie ne devienne, à terme, un poste avancé de l’influence euro-américaine dans l’espace post-soviétique, susceptible de mettre en danger la suprématie de Moscou dans son «étranger proche». La lutte d’influence à laquelle se livre la Russie avec les États-Unis constitue une opposition que d’aucuns voient, à tort selon moi, comme une résurgence de la bipolarité des années de Guerre froide. Au lendemain du récent conflit russo-géorgien, c’est le Kremlin qui semble être le grand vainqueur. La relative impuissance diplomatique américaine et européenne à cette occasion, ainsi que le peu de chances existant désormais pour qu’une Géorgie instable et fragilisée puisse intégrer les institutions euro-atlantiques avant de longues années ont permis à la Russie de reprendre sa position historique de puissance dominante dans le Caucase.

Cependant, le soutien qu’apporte Moscou aux séparatistes abkhazes et ossètes pourrait provoquer un renforcement des velléités indépendantistes auxquelles la Russie est confrontée en Tchétchénie où elle reproche vigoureusement à la Géorgie son soutien supposé aux indépendantistes. De plus, les politiques menées par les Russes en Géorgie sur le plan économique semblent profondément manquer d’une vision à long terme. L’embargo sur les produits géorgiens (décrété par la Russie en juin 2006 sur des produits clés de l’économie géorgienne et qui n’a pas été levé depuis), la décision de couper certaines liaisons ferroviaires et routières, ou encore la décision de Gazprom de doubler les prix du gaz destiné à la République caucasienne (en dépit des pressions russes, l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan, contournant le territoire russe et achevé en 2006, transporte le pétrole brut d’Azeri-Chirag-Guneshli sur la mer Caspienne jusqu’à la mer Méditerranée) ont, certes, eu un impact particulièrement négatif sur l’économie de la Géorgie. Si les sanctions imposées par la Russie, renforcées depuis le conflit récent, affaiblissent l’État géorgien et lui font payer chèrement son hostilité, elles le contraignent aussi à se tourner progressivement vers de nouveaux partenaires commerciaux et politiques, ce qui ne peut être à l’avantage de la Russie.

Au cours d’un discours prononcé en 2005, M. Saakachvili a déclaré qu’il n’y avait pas de «problème ossète en Géorgie», mais «un problème entre la Géorgie et la Russie». En effet, Moscou distribue en Ossétie du Sud comme en Abkhazie, des passeports russes sans imposer les règles complexes d’obtention de visas en vigueur pour les Géorgiens depuis décembre 2000 (en août 2008, plus de 70% des citoyens de l’Ossétie du Sud avaient un passeport russe). Cette politique d’intégration a renforcé les dirigeants séparatistes dans leur refus intransigeant de toute conciliation avec l’État central qui n’aurait pas pour finalité de déboucher sur une reconnaissance de l’indépendance totale de l’Abkhazie, et du rattachement de l’Ossétie du Sud à l’Ossétie du Nord-Alanie et donc à la Fédération de Russie (3). De son côté, le Kremlin se défend en assurant que les Géorgiens mettent sur le compte de Moscou le délitement de leur propre État, et cherchent à restaurer l’intégrité territoriale et la cohésion interethnique du pays en faisant de la Russie un ennemi national commode. Reste que la résolution des conflits séparatistes qui déchirent la Géorgie a toujours dépendu essentiellement des positions que les autorités russes adoptent. Celles-ci semblent aujourd’hui peu disposées à faire avancer la situation et à dépasser ce statu quo qui leur a permis de remettre en cause l’intégrité et la légitimité internationale de la Géorgie.

Les leçons d’une crise internationale

Porté au pouvoir avec son parti, le Mouvement national démocrate, non sans l’aide active d’organisations américaines, gouvernementales et non gouvernementales, M. Saakachvili hérita en 2004 d’une Géorgie en faillite, devant faire face à une situation économique grave (le chômage touchait en 2003 plus de 30% de la population, tandis que plus de 50% des Géorgiens vivaient sous le seuil de pauvreté), profondément corrompue, sans autorité sur de vastes pans de son territoire, et à laquelle le soutien international faisait cruellement défaut. Il s’est attaché à réhabiliter la Géorgie sur la scène internationale en menant des réformes politiques et institutionnelles majeures, en rétablissant l’État de droit, en réformant le secteur de l’économie (dès 2004, un grand programme de privatisation a été lancé; Serrano, Kahn, 2006) et celui de la sécurité (la Géorgie a cherché à redorer son image en participant activement aux dernières opérations de paix internationale: en Afghanistan en 2003 et par l’envoi de 900 soldats en Irak). Les Occidentaux ont longtemps fermé les yeux sur les convulsions autoritaires agitant régulièrement la Géorgie, État en quête de légitimité, autoproclamé «phare de la démocratie» dans la région du Caucase. M. Saakachvili ne semble pourtant plus un interlocuteur crédible aux yeux de l’Occident. Après son échec stratégique et militaire de l’été 2008, fortement médiatisé, il est contesté en Géorgie (4) et discrédité à l’étranger. Ces failles retarderont assurément l’entrée de la Géorgie dans la sphère euro-atlantique. L’OTAN et l’Union européenne étaient et restent partagées à l’idée d’accepter en leur sein un pays dans lequel la transition définitive vers une démocratie stable et apaisée n’est pas assurée (Darchiashvili, 2003).

Pour aider la Géorgie à surmonter la crise économique qu’elle traverse et renforcer sa position face à la puissance russe, l’Occident lui a néanmoins promis, en octobre 2008, une aide massive de 3,4 milliards d’euros sur trois ans dont, notamment, 880 millions d'euros de l’Union européenne, 750 des États-Unis, 151 du Japon. Des fonds seraient aussi engagés par les grandes institutions internationales: FMI, Banque mondiale, Banque européenne d’investissement et Banque européenne pour la reconstruction et le développement. Les fonds promis devront être utilisés à des fins exclusivement civiles.

Malgré sa récente défaite, un retour de la Géorgie sous l’aile de son ancien maître semble exclu. La preuve en est que, lors de la récente élection présidentielle, aucun candidat d’opposition n’a défendu un éventuel rapprochement diplomatique sérieux entre Tbilissi et Moscou. Un tel rapprochement semble impossible dans l’immédiat; d’autant plus que, malgré de multiples divergences, la quasi-totalité de la classe politique géorgienne s’est rassemblée derrière M. Saakachvili lors du dernier conflit. Le retrait partiel des troupes russes encore stationnées sur le territoire géorgien consenti par Moscou en septembre 2008 (Barry, Bilefsky, 2008) montre que la Russie ne se berce pas de l’illusion d’une Géorgie redevenue le satellite qu’elle a pu être au temps de l’URSS. Cependant, la réponse autoritaire apportée, au mépris de la souveraineté nationale, à la tentative géorgienne de rétablissement de l’ordre dans les provinces indépendantistes a prouvé que la Russie souhaite réaffirmer son contrôle strict sur le Nord du Caucase.

La Russie, en quête d’une reconnaissance de son statut retrouvé de grande puissance sur la scène internationale (5), cherche donc, avant tout, à réaffirmer sa domination sur son «étranger proche». Si l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud se sont trouvées au cœur des tensions cet été, celles-ci les dépassent largement et se situent à une autre échelle. Ainsi, l’émergence d’un avenir commun pacifié entre Russes et Géorgiens dépendra de la capacité des autorités russes à accepter le virage vers l’Occident négocié par la Géorgie, et du renoncement de Tbilissi à faire des tensions entre les deux pays un moyen d’accélérer son intégration dans les structures euro-atlantiques. C’est en succombant à ces tentations que Russes et Géorgiens en sont venus aux armes cet été. Afin que ce conflit soit l’un des derniers à ensanglanter la région, les deux peuples devraient prendre conscience que les diatribes agressives et la manipulation électoraliste sont des politiques à courte vue qui ne peuvent qu’entraîner une dégradation des relations entre leurs deux pays, dont ils ont bien plus à perdre qu’à gagner. La solution aux maux communs des deux nations viendra peut-être de la devise nationale géorgienne: «La force est dans l’unité».

Nathan Robinson Grison

Bibliographie

BARRY E., BILEFSKY D. (2008). «Russia Agrees to Limited Pullout From Georgia». New York Times, 8 septembre.

BBC News (2008). Regions and territories: South Ossetia, 27 août 2008. (voir)

BBC News (2008). Regions and territories: Abkhazia, 30 juin 2008. (voir)

DARCHIASHVILI D. (2003). «Georgian security problems and policies». In INSTITUTE FOR SECURITY STUDIES, The South Caucasus: a challenge for the EU. Paris: IRS, Coll.  «Chaillot Papers», n°65.

HALPIN T. (2008). «Kremlin announces that South Ossetia will join one united Russian state». 30 août 2008. (voir)

Le Monde (2008). «Le conflit en Géorgie, jour après jour», article interactif sur le site du quotidien Le Monde (mis à jour le 15 août 2008). (voir)

MITIAIEV O. (2008). «UE-Russie: pas de sanctions, mais un signal de coopération». Novosti, 2 septembre. (voir)

OSCE: rapport sur la Mission pour la Géorgie. (voir)

SERRANO S., KAHN M. (2006). «Géorgie 2005. Des réformes à consolider». Le Courrier des Pays de l’Est, 2006-1 (n°1053).

Notes

1. Moscou a reconnu l'indépendance de l'Ossétie du Sud et de l’Abkhazie le 26 août 2008.

2. Les Russes possédaient jusqu’en 2007 deux bases militaires à Akhalkalaki et à Batoumi qui auraient dû être rendues à la Géorgie avant le 1er juillet 2001, selon un accord signé en 1999 par l’ancien président russe Boris Eltsine, au sommet de l’OSCE à Istanbul, sous la pression des Occidentaux. La Russie a accepté, en mars 2006, un calendrier de retrait progressif de ses troupes.

3. Fort de son succès en Adjarie, province géorgienne revenue dans le giron de l’État central après avoir un temps coupé les ponts au sens littéral comme au sens figuré avec celui-ci, M. Saakachvili a proposé, en mai 2004, à l’Abkhazie et à l’Ossétie du Sud de se voir reconnaître un «statut spécial» au sein de la Géorgie, qui serait devenue de ce fait un État fédéral formé de républiques autonomes. Cependant, les dirigeants des deux régions sécessionnistes sont restés intransigeants, jugeant leurs objectifs non négociables.

4. Les manifestations du 7 novembre 2008, à Tbilissi, ont témoigné du malaise politique en Géorgie, même si elles ont rassemblé moins de monde que l’opposition, divisée, ne le souhaitait. Aucune élection ne devant avoir lieu avant 2011, M. Saakachvili, pourtant très contesté, devrait pouvoir gouverner sans réel obstacle pendant trois ans.

5. La lecture russe du dénouement de la crise caucasienne et de ses suites, exprimée par l’agence officielle RIA Novosti, ne manque pas d’intérêt (Mitiaïev, 2008).