Sommaire du numéro
N°74 (2-2004)

Contre vents et marées: «Nantes Atlantique».
La nouvelle donne

Danielle Rapetti

Université de Nantes
DR IGARUN: Institut de Géographie et d'Aménagement
Régional de l'Université de Nantes

Résumés  
Version en pdf

Introduction

Le pouls de la ville s'emballe aisément dans les rues de Nantes. 1955: les «métallos» défendent leur salaire; un mort. Les luttes ouvrières rythment la vie de la ville industrielle. Dans la cité des Ducs défilent bien d'autres manifestants : défenseurs de l'école privée, partisans du rattachement de la Loire-Atlantique à la Bretagne, opposants à la construction d'une centrale nucléaire dans l'estuaire de la Loire, etc. Nantes, c'est aussi en 2000 le salut d'un grand concours de foule au petit géant de Royal de Luxe en partance vers d'autres horizons et, aujourd'hui, plus de 100 000 spectateurs à la «Folle Journée» de musique classique. Nantes fait la fête. Pour oublier. Pour exister. Si près, si loin. Si près de Paris, si loin du cœur de l'Europe.

Port d'estuaire, ville pont, ville carrefour, «Nantes est assise sur la Loire, un pied en Bretagne et l'autre en Vendée» (J. Gracq). Lieu d'échange par voie fluvio-maritime est-ouest et voies terrestres nord-sud, Nantes est aussi place stratégique où peut se jouer un acte capital. En 1793, «les gardes nationaux ont empêché que la Loire ne devienne le principal boulevard de la contre-révolution» (J.-C. Martin). Le plus grand port atlantique reste sous contrôle, fermé aux Anglais. Des décennies plus tard, le fleuve perd son rôle d'axe majeur de communication. Turner ne pourrait plus naviguer sur la Loire jusqu'au centre de la France. Nantes désertée par les plus grands navires garde la nostalgie de «la porte marine».

Les hôtels particuliers de l'île Feydeau témoignent encore de la richesse des armateurs aux heures florissantes d'un grand port de commerce transocéanique, premier port négrier d'Europe au XVIIIe siècle. Alors se multiplient les chantiers de construction navale. Le haut négoce domine la ville et impulse l'industrie (fabriques d'indiennes, corderies, raffineries de sucre des Antilles, etc.). À la fin du XIXe siècle, vie portuaire et grand essor industriel se conjuguent toujours. De grandes entreprises agro-alimentaires, chimiques, métallurgiques surtout se développent à Chantenay et conquièrent les îles de la Loire. Leur renommée perdure après la Seconde Guerre mondiale. À défaut de prestige universitaire et de pouvoir juridique dévolus à Rennes, Nantes est bien, en 1946, la capitale économique régionale incontestée. Ce que, en d'autres termes, Jean Boutin, notable nantais défenseur de la préeminence de sa ville, exprimait ainsi en…1619 : «On ne peut nier que Nantes ne soit la métropole, la mère ville, la mère nourricière de la province.» Ville d'échanges, très ouverte aux relations lointaines comme aux liaisons de province à province, Nantes reste sans liens économiques et politiques profonds avec son proche environnement rural. «Îlot moderne dans un océan d'Ancien régime» selon A. Siegfried, «ville insulaire» écrit J. Renard. C'est aussi, aux heures de crise, l'image d'une ville tourmentée, d'une grande cité ouvrière vivant dans le climat d'un anarcho-syndicalisme inquiétant. En 1968, Sud-Aviation à Bouguenais ne fut-elle pas la première usine occupée en France ?

Les épreuves se succèdent dans une ville atteinte dans ses forces vives par les bombardements particulièrement meurtriers de 1943. À peine achevée la reconstruction, les conflits sociaux se succèdent en grande période de concentration d'entreprises de toutes sortes, métallurgiques notamment (aéronautique, construction de locomotives aux Batignolles etc.). Dans la navale, les deux plus gros chantiers fusionnent à Saint-Nazaire, l'un des trois grands sites soutenus par l'État. Dès les années 1960, la menace pèse sur les chantiers nantais. Dans la région, les bas salaires sont souvent de 30% inférieurs aux salaires parisiens. Peu à peu, de grands groupes absorbent les entreprises familiales, y compris celles de biscuiteries séculaires (Lefèvre-Utile). Au début des années 1980, moins de 20% des investissements proviennent de sièges sociaux régionaux. Dans le même temps, se font jour les prémices de profonds changements consécutifs au choix de la DATAR de promouvoir Nantes-Saint-Nazaire métropole d'équilibre en 1962.



1. Entre nature, activités multiples et croissance urbaine : la recherche d'un certain équilibre.
La ville grandit dans un cadre aéré grâce à l'irrigation du tissu urbain par le jeu de rivières convergentes vers la Loire et à l'héritage de structures foncières favorables. Zones ou parcs industriels diversifiés et pôles commerciaux se développent à proximité et à l'extérieur de la rocade. Activités universitaires et de recherche, nouvelles technologies privilégient la vallée de l'Erdre. D'importantes entreprises industrielles et portuaires jalonnent encore la Loire maritime en sa partie aval. À l'amont, certaines grandes opérations d'urbanisme inscrites en chapelet au long du fleuve intègrent la reconversion de vastes friches. Ainsi, d'aujourd'hui aux années 2030 mûrit le projet Île de Nantes au cœur de l'agglomération.


Les chantiers navals se meurent, le TGV arrive

La métamorphose économique et sociale du «Grand Nantes» d'aujourd'hui résulte d'un concours de faits survenus depuis la fin des années 1980, les uns longuement mûris, les autres conjoncturels. Douloureux symbole vécu par la cité entière, les chantiers Dubigeon ferment en 1987. Deux ans plus tard, en 1989, le TGV gagne Paris en 2h15. Assorti de faibles coûts immobiliers, c'est un atout majeur dans la sévère compétition des villes en quête de nouvelles implantations d'entreprises. S'y ajoute l'essor de l'université, recréée en 1962, et une évolution du milieu local. Longtemps avait sévi le handicap d'incertaines relations entre deux mondes, le politique et l'économique. «Nantes bruisse de discours en ordre dispersé. Ils coulent sans trouver l'estuaire» (A. Laurent, Le Monde, 1987). Peu à peu s'affirme une volonté de coopérer pour œuvrer dans l'intérêt de la Métropole, de tous et de chacun. La stabilité politique favorise la poursuite des projets. En 2001, le maire J.-M. Ayrault (PS) entame son troisième mandat et demeure président du District, transformé en 2002 en une communauté urbaine, baptisée «Nantes Métropole» en 2003.

Poursuivre la diversification des activités industrielles, conforter un secteur tertiaire en expansion galopante depuis l'accès au rang de métropole d'équilibre : ce double souci répond à l'impérative nécessité de limiter les effets d'une crise de l'emploi toujours menaçante. De 1990 à 1999, le taux de croissance globale des emplois dans l'agglomération atteint près de 13%, grâce aux gains du tertiaire (+23%) et malgré les pertes du secteur industriel (-15%).

Le choix d'un tertiaire conquérant

Signe d'attractivité grandissante de la dernière décennie, de grandes entreprises publiques ou privées transfèrent leur direction nationale ou interrégionale de services informatiques ou financiers: La Poste (1992 puis 1995), la SNCF (2001); Cegetel s'installe en 1995; Bouygues Télécom crée un centre d'appel en 1999. Proche de la gare du TGV, un centre des affaires prend forme dans le vieux quartier industrieux Madeleine-Champ-de-Mars, objet d'une opération de restructuration urbaine engagée depuis une quinzaine d'années. Là voisinent quelques symboles des mues de la ville. Le siège du Crédit Industriel de l'Ouest s'élève sur le Champ-de-Mars, naguère ventre de Nantes. Déplacée aux marges de l'agglomération à La Haie–Fouassière, l'usine LU (Lefèvre-Utile), pour partie transformée, devient le «Lieu Unique» et sa tour rénovée se dresse tel l'emblème d'un esprit culturel bouillonnant d'idées novatrices.

La firme suédoise Ikéa s'installe en 2002 dans la zone Atlantis à Saint-Herblain et Système U établit à Carquefou sa centrale régionale de l'Ouest. C'est dire le pouvoir d'attraction persistant de la cité marchande. La grande distribution développe l'un de ses réseaux les plus denses en agglomération (244 m2 par habitant, chiffre très supérieur à la moyenne nationale). Quant au marché d'intérêt national (MIN), il détient toujours le second rang en France derrière Rungis. Les activités commerciales occupent au total 35 000 personnes, autant désormais que le secteur industriel.

La résistance du port de Nantes et du tissu industriel

Si, à la Prairie-au-Duc et dans le Bas-Chantenay, les friches industrielles témoignent du passé, si les quais ne connaissent plus l'activité d'antan — le glissement vers l'aval et de plus grandes profondeurs est inéluctable — le rôle du port n'en est pas moins jugé indispensable à la vie économique locale. Le trafic du port amont atteint 3 Mt, soit 30% du trafic global du Port autonome de Nantes Saint-Nazaire, hors flux énergétiques. Du quai Wilson à Couëron, les terminaux restent actifs: sucre (pour Téreos Béghin Say), céréales, produits métallurgiques, sable et bois. Sur la rive sud, Nantes-Cheviré s'affirme comme la première place de négoce du bois en France et le premier port de bois d'œuvre. Témoin du dynamisme de la filière, l'École nationale du bois s'installe à Nantes en 1994. Dans le même temps, le maintien de l'activité portuaire assure celui de professionnels du tertiaire maritime de haut niveau, pour moitié toujours ancré dans l'agglomération.

Sur les bords de la Loire demeurent de grosses entreprises, chimiques (Soferti) et métallurgiques, héritées du passé. À la pointe de l'innovation dans la fabrication d'aciers fins pour boîtes de conserve, Arcelor Packaging International, dernier successeur en date des Forges de Basse-Indre, emploie 900 salariés. À Indret, la Direction des chantiers nationaux (DCN), arsenal spécialisé dans la propulsion des navires de guerre, devient en 2003 DCN Propulsion, société privée (1 000 emplois directs). Non loin du fleuve, à Bouguenais, haut lieu de l'aérospatiale, EADS (1 900 salariés) produit des caissons centraux et les radomes de tous les Airbus. L'été 2003, une barge spéciale chargée du premier tronçon de l'A380 descend la Loire jusqu'à l'usine jumelle de Gron à Saint-Nazaire.

Par ailleurs, Nantes compte toujours de grands établissements dans le domaine des biens d'équipement, comme Saunier-Duval, Batignolles Technologie Thermique, Trelleborg (équipement automobile), et dans celui de l'agroalimentaire, tels que LU (Danone), la BN (ex-Biscuiterie Nantaise) d'United Biscuits, Saupiquet, Tipiak etc… Des filières à forte valeur ajoutée se maintiennent ou se développent: les stylos Waterman, l'électronique avec Atmel et Alcatel après la Sercel; plus la plasturgie en de nombreuses PME depuis 1990.

Les progrès de la recherche et des nouvelles technologies

Dans le domaine de l'innovation technique, une technopole née assez tardivement en 1987 concrétise la volonté conjointe de collectivités locales, des chambres consulaires et de l'université de stimuler les activités économiques et d'exploiter un potentiel scientifique grandissant. Technopole métropolitain, Atlanpole se décline en six lieux, l'un nazairien (Gavy-Océanis), les autres nantais. En 1990, la création d'un institut de biologie et d'une pépinière d'entreprises au centre hospitalier impulse la dynamique. Hors le pôle santé de l'île Gloriette, les sites jalonnent la vallée de l'Erdre jusqu'à La Chantrerie où s'installe le siège, et au-delà, à proximité des centres de recherche de l'université et des grandes écoles : Institut supérieur des matériaux, École centrale de Nantes, École polytechnique de l'Ouest, École vétérinaire, INRA, ENITIA, etc. Le secteur des biotechnologies suscite le plus grand nombre de projets (60%) et compte une réussite de niveau international: né à Nantes en 1987, Eurofins Scientific, devenu leader mondial de la bioanalyse alimentaire, ouvre un nouveau laboratoire sur le site de la Géraudière en 2003. À l'écart de l'axe nord-sud, un hôtel d'entreprises de biotechnologies, Bio-Ouest, s'implante à proximité de l'hôpital Nord Laennec en 2003.


Maîtriser l'urbanisation : le défi du futur

L'explosion urbaine

En une quarantaine d'années, près de 200 000 habitants sont venus grossir les rangs des Nantais dans les limites de l'unité urbaine, soit un gain de 50% depuis 1962. L'urbanisation conquiert 10 000 hectares, triplant ainsi sa surface, qui atteint 15 000 hectares en 2002. Signe particulier : la forte participation de la ville centre au mouvement d'ensemble. Son poids démographique demeure quasi équivalent à celui des 19 communes périphériques, grâce à une spectaculaire reprise de croissance accélérée depuis 1990 (+11%).

Sa vaste superficie communale (6 500 ha) vaut à Nantes de voir se développer sur son propre territoire un phénomène de banlieue toujours actif. La structure foncière du pays nantais, riche en domaines aristocratiques ou bourgeois, favorise les réalisations gourmandes de terrain, aussi bien grands ensembles (Les Dervallières) que lotissements de haut ou moyen standing, implantations universitaires ou de recherche et installations sportives dans un environnement aéré. La vallée de l'Erdre offre son cadre privilégié au Tertre et à La Lombarderie (campus créé dans les années 1960), à La Chantrerie (1987) et à L'Éraudière, où pavillons et activités diverses investissent la dernière grande propriété morcelée dans les années 1980. C'est aussi aux marges des quartiers orientaux que le repli des «tenues» maraîchères et des établissements horticoles permet la création du Parc des expositions et du stade de La Beaujoire (ZAD de 200 ha en 1984) et que subsistent aujourd'hui les seules potentialités d'urbanisation hors friches industrielles.

À l'échelle de l'agglomération, l'explosion urbaine touche en premier lieu les communes sises à l'ouest entre la Loire, le Cens et l'axe structurant de la route de Vannes. Là se concentre plus de 50% de la croissance démographique entre 1962 et 1975. Petite ville-champignon, Saint-Herblain compte 40 000 habitants dès 1975. Puis le nord prend le relais, suivi de l'est longtemps bridé par la ceinture maraîchère. Après 1982, une dynamique complexe, avec de belles reprises de croissance, gagne les communes du sud et celles de l'estuaire industriel, urbanisées de plus longue date. Au total, le poids de la rive nord, où résident près de trois quarts de la population, demeure prépondérant. La dissymétrie s'accentue en termes d'emplois (plus de 80% fixés au nord). Entre 1982 et 1999, la seule banlieue nord-ouest capte 21% de leur croissance et la ville-centre 26%.

La charte de développement et d'aménagement de l'agglomération nantaise

Élaborée en 2001 par l'Agence d'urbanisme (AURAN), cette charte expose les principes retenus par la communauté urbaine, qui concourent à poursuivre quatre objectifs majeurs: maîtriser l'étalement urbain par le renouvellement de la ville sur elle-même, privilégier le développement de transports collectifs aptes à structurer un territoire plus dense, conserver à Nantes l'atout d'un environnement riche en eau et en chlorophylle — thème de la ville verte et bleue — et redonner au fleuve un rôle central dans la dynamique urbaine — projet des «Rives de Loire».

La ville du Jardin des Apothicaires approvisionné en plantes exotiques par les navires retour des îles au XVIIIe siècle, la ville des camélias, des magnolias, du muguet et des Floralies — une première nationale en 1956, devenue rituelle — offre à ses habitants 1 000 ha d'espaces verts et, sur l'ensemble de l'agglomération, plus de la moitié de la superficie en espaces naturels, agricoles et de loisirs, avec multiples promenades aménagées au bord de l'eau. La densité moyenne s'élève à 3 000 hab./km2 à l'intérieur du périphérique bouclé en 1994, mais ne dépasse pas 1 000 hab./km2 au-delà. Le souci de conserver un environnement propice à une certaine qualité de vie conduit, entre autres, à renforcer l'urbanisation autour des centres existants (résidentiels ou commerciaux) et à stopper l'extension diffuse au-delà, y compris celle de sites d'activité proliférant depuis les années 1980.

Inscrite au Plan de déplacement urbain (PDU), l'exploitation de «l'étoile ferroviaire» vient à l'appui de ce choix d'une agglomération dite «polycentrique en réseau». Un premier tronçon desservant Vertou et Saint-Sébastien a ouvert fin 2003. L'extension des lignes de tramway va aussi en ce sens. Pionnière en France, Nantes inaugure en 1985 la première ligne de tramway en site propre. La ville attribue au tramway un triple rôle: favoriser la restructuration du tissu urbain au long des lignes, mieux relier au centre-ville les grands ensembles, contribuer à augmenter la part des transports en commun dans les déplacements quotidiens (15% en 1997, 18% en 2010?). Lutter contre l'asphyxie croissante des voies de circulation ne passe pas seulement par le doublement des lignes de tram ou de tram-bus en site propre (3 en 2003, 6 en 2006) mais aussi par la réorganisation du réseau, la multiplication des dessertes locales ferroviaires ou fluviales, la complémentarité des divers modes de transport et, peut-être, la construction de nouveaux franchissements de Loire.

Mutilée par le détournement de l'Erdre sous tunnel et le comblement de bras de Loire déjà sacrifiés à la circulation entre 1926 et 1940, Nantes perd son noble titre de «Venise de l'Ouest». Mais le problème des franchissements de Loire demeure fondamental et récurrent. De 1975 à 1995, trois nouveaux ponts relient la future île de Nantes aux deux rives. Entre la construction du pont amont du périphérique (Bellevue, 1961) et celle du pont aval (Cheviré, 1991) ne se sont pas écoulés moins de trente ans. À ces points noirs inévitables de la circulation, le PDU approuvé en 2000 projette d'adjoindre deux nouveaux franchissements internes au périphérique, dans l'espoir de détourner une partie du trafic (2008 ?).

Le fleuve focalise toutes les attentions. Nombre de projets s'inscrivent dans le cadre de l'espace des «Rives de Loire» étudié par l'AURAN. La Loire doit redevenir un axe vivant, au centre de la vie citadine. Du Pellerin à Thouaré, 110 km de rives sur 10 000 ha bordent treize communes. Aux côtés d'espaces naturels protégés, îles ou marais, se développent des espaces de loisirs. Quelques opérations de requalification des quais ou de l'habitat touchent certains bourgs anciens. À Nantes, des projets de renouvellement urbain sont à l'étude à la faveur de friches industrielles (Bas Chantenay) ou bien engagés à plus ou moins long terme (Malakoff, île de Nantes). Le Grand Projet de Ville Malakoff-Pré Gauchet (150 ha) concerne 5 000 habitants vivant pour partie sur le site enclavé et peu attrayant d'un grand ensemble vieux de trente ans. Par une mutation en deux temps (2006-2012), ce secteur sensible voisin de la gare TGV doit devenir un véritable quartier bien intégré à la ville.

L'emblème d'une ambition

Le projet «Île de Nantes» cristallise trois volontés: exalter la mémoire du passé maritime, conduire une expérience urbanistique originale et construire l'image d'une Eurocité.

De boires en canaux remblayés, entre confluence de l'Erdre et de la Sèvre, l'archipel d'îles de Loire devient un territoire urbain baptisé «Île de Nantes» en 1997. Des paysages disparates se succèdent d'aval en amont. À l'est, un tissu industriel résiduel, développé en symbiose avec le port depuis la seconde moitié du XIXe siècle et desservi par voie ferrée (1886), laisse aujourd'hui béante sur la Prairie-aux-Ducs la vaste friche des chantiers Dubigeon. Au centre, un tissu mixte, l'ancien faubourg des Ponts, s'étire alentour de la voie historique nord-sud, axe majeur longtemps unique, jusqu'au point crucial de franchissement, le pont de Pirmil. À l'est, tours et barres poussent sur l'île Beaulieu après l'ouverture d'une seconde ligne de ponts en 1966. Dans la ZUP initiale doit naître un centre directionnel à la hauteur du récent statut de métropole d'équilibre. En 1970 l'immeuble Tripode, promis à la démolition en 2004 pour cause d'amiante, accueille des services du ministère des Affaires étrangères et la direction régionale de l'INSEE. Immeubles de bureaux privés ou publics (MAN: Maison de l'administration nouvelle) voisinent avec des équipements sportifs ou culturels (Conservatoire national de région), des hôtels trois étoiles et un centre commercial parmi les plus attractifs de l'agglomération (Casino en 1975, aujourd'hui Carrefour). L'opération reste inachevée et manque d'unité. La ZAC 1980 laisse davantage place à un habitat diversifié. Enfin, en 1986, l'hôtel de Région des Pays de la Loire s'érige à la pointe de l'île, soit 2km à peine à vol d'oiseau du château des Ducs de Bretagne.

Le problème est de requalifier un territoire de 350 ha — dont 200 ha susceptibles de mutation —, de lui donner une cohérence et d'exploiter un site exceptionnel. Le maire de Nantes l'affirme : «Nous voulons étendre le cœur de la métropole. C'est un projet qui manifeste son ambition européenne. Sa qualité doit contribuer à l'attractivité de Nantes». Le processus du marché de définition paraît le mieux adapté à une démarche pragmatique, soucieuse de dialogue entre les protagonistes tout au long de l'opération : la ville et la communauté urbaine de Nantes maître d'ouvrage, le maître d'œuvre, les investisseurs et les habitants.

Lauréate du concours en 1999, l'équipe d'Alexandre Chémétoff, architecte paysagiste, associé à J.-L. Berthomieu, architecte urbaniste, présente dans un «Plan-guide» un «schéma de composition des espaces publics et du paysage», cadre de recomposition de la trame urbaine. À l'ouest de l'île, le projet conjugue au passé un musée de la Marine, un parc de la mémoire en référence à la traite négrière et, au futur, deux bassins à flots, l'un promis au nautisme sur la Loire fluviale, l'autre aux navires de croisière faisant escale au quai des Antilles sur la Loire maritime. L'accent n'est pas mis seulement sur des activités culturelles et touristiques de haut niveau mais aussi sur la mixité d'un habitat densifié et d'activités économiques multipliées. On compte à présent sur le site 9 000 emplois, 1 500 entreprises, et 13 000 habitants. Combien dans trente ans ?

Le pari de transformer l'île de Nantes en véritable quartier urbain est un pari à long terme, d'autant que des projets majeurs s'inscrivent sur des propriétés de l'État, du Port autonome ou du Réseau Ferré de France. Sans compter une maîtrise délicate des coûts du foncier. Aujourd'hui, dans le paysage ingrat d'un site sans âme s'enracinent réalisations récentes et chantiers à court terme comme autant de signes annonciateurs de la métamorphose : Maison des Sciences et des Techniques et services de la Formation continue de l'université installés en précurseurs dans l'immeuble de direction des anciens chantiers navals, Palais de Justice, œuvre de Jean Nouvel aux bords de quais en cours de réhabilitation, Maison des syndicats dans l'ancienne gare de l'État, immeuble de la rédaction d'Ouest-France, Institut génétique Nantes Atlantique (IGNA), en attendant la future École d'architecture (2005) et la cité des biotechnologies.


2. Dynamique urbaine du «Grand Nantes» : le double jeu
Les lignes de force de la dynamique urbaine du «Grand Nantes» relèvent de deux systèmes, l'un naturel, à l'origine du site, l'autre construit, très récent en sa forme inachevée. Il y a interférence entre le réseau hydrographique — avec l'axe majeur de la Loire orienté est/ouest et les affluents de direction nord/sud ou nord-ouest/sud-est — et les infrastructures routières commandées depuis une dizaine d'années par l'anneau du périphérique connecté à l'étoile ancienne des pénétrantes. Dans ses phases antérieures, l'expansion urbaine a suivi ces grands routes plus nombreuses au nord qu'au sud du fleuve.

Du système radio-concentrique relève une dynamique forte mais banale: développement des activités alentour des grands axes, naissance de pôles aux points de jonction avec la rocade, véritable aimant attirant dans son champ créations ou transferts d'entreprises et d'équipements multiples, tendance enfin à l'étalement de l'habitat, favorisé par les «facilités» de desserte routière. Cependant le centre ville participe toujours à la dynamique résidentielle et économique avec concentration majoritaire des emplois. Mais du réseau hydrographique et de l'interférence des deux systèmes naît la singularité du développement nantais. La Loire maritime a généré les activités industrialo-portuaires aujourd'hui en déclin. Une politique urbaine volontariste tente de ressusciter le rôle du fleuve au cœur de la cité par le biais de grands projets (Rives de Loire, Île de Nantes). Sur cette ligne directrice s'est greffé un axe de développement nord/sud, assez symbolique d'un processus de mutations en cours depuis plus de trente ans mais accéléré ces dix dernières années. L'Erdre, tel un flux vivifiant, innerve la ville, accueillant sur ses rives, campus, activités de haut niveau, équipements de sports et loisirs et habitat aisé.

La dualité de cette dynamique se lit aussi au travers de l'évolution des territoires les plus marqués aux extrémités de l'échelle sociale. À chacun sa logique, l'une choisie, l'autre subie. À partir des quartiers anciens, aristocratiques ou bourgeois, l'habitat aisé rayonne dans un cadre agréable de la vallée de la Chézine à celle du Cens puis de l'Erdre. Il gagne depuis peu, et ponctuellement, la Sèvre et les rives de la Loire. En revanche, autrefois concentré en des quartiers ou des bourgs proches du port et de ses industries, de voies ferrées aussi à l'est, le peuplement ouvrier a éclaté avec la dissociation de l'habitat et du lieu de travail. Depuis les années 1960-1970, de grands ensemble HLM érigés aux marges du front pionnier d'urbanisation forment aujourd'hui une ceinture intermédiaire discontinue, notamment au nord-ouest. Longtemps les communes estuariennes sont restées accessibles à un habitat pavillonnaire modeste. Mais ces dernières années, des prix du foncier prohibitifs rejettent hors de la première couronne une part grandissante de la population.


Clivages sociaux et mixité : Les uns perdurent, l'autre progresse

Nantes n'est plus la vivante cité populaire d'antan. Corollaire de la mutation en grande ville d'activité tertiaire, les familles de cadres et professions libérales sont désormais plus nombreuses que les familles d'ouvriers et d'employés (49% contre 45% en 1999). Toutefois, si les ouvriers ne représentent plus que le quart des ménages actifs, leur effectif demeure respectable (36 000, soit une baisse limitée à 10% depuis 1962.)

Les vieux territoires bourgeois et ouvriers évoluent. Les disparités sociales ne distinguent pas ville centre et périphérie. Elles s'inscrivent avec autant de force, voire plus, au sein des quartiers nantais qu'entre communes de l'agglomération.

Des lignes de partage atténuées mais toujours visibles

Autrefois concentré dans les beaux quartiers historiques — quartier des armateurs du quai de la Fosse et de l' île Feydeau au XVIIIe siècle, secteurs Graslin, Monselet, Procé en centre-ouest et lieu d'élection de l'aristocratie à l'ombre de la cathédrale en centre-est —, l'habitat des «riches» tend à se propager en continu. L'agrément des sites et la proximité des campus font que le Cens puis l'Erdre prennent le relais de la Chézine. La dominante bourgeoise ne franchit guère une diagonale NO-SE. À l'est des vallées de la Chézine et de la Sèvre, et dans l'excroissance du centre-ouest nantais, résident neuf foyers sur dix parmi les plus imposés (5 à 10 fois l'impôt moyen sur le revenu dans la ville). Là aussi se situent tous les bureaux de vote assurant à J. Chirac la majorité absolue des inscrits en mai 1995 et les communes toujours fidèles à la droite. Un véritable «cadre vert», propice aux installations de bon et moyen niveau, dessine un arc de cercle de Sautron à Vertou. La droite, rarement le centre-droit, détient le pouvoir municipal à l'exception notable de La Chapelle-sur-Erdre, peuplée de nombreux universitaires. Cependant, en certains cas, apparaît une dominante gauche aléatoire aux scrutins présidentiels, même le 21 avril 2002.

En revanche, toutes les communes riveraines de l'estuaire restent fidèles à une solide tradition de gauche dans un milieu aux revenus toujours nettement inférieurs à la moyenne. Toutefois, ces lieux proches de la ville et en partie touchés par les projets de revalorisation des rives de la Loire sont promis à une évolution certaine, dont les prémices se font jour. La mixité progresse avec l'installation de cadres, professions intermédiaires surtout, sauf à Trentemoult, ancien village de marins et de pêcheurs aujourd'hui très coté.

3. Une mosaïque sociale bien ordonnée
Rarement franchie par l'habitat bourgeois, une diagonale nord-ouest/sud-est semble partager l'agglomération. Les beaux quartiers, anciens et nouveaux, tendent à se concentrer dans un triangle compris entre La Fosse, l'Erdre et la Chézine. L'habitat populaire individuel s'est ancré alentour des bourgs anciens de l'estuaire industriel, mais la mixité progresse. Le problème des situations précaires pèse pour l'essentiel sur la ville centre, non seulement dans les grands ensembles pour près de 70% dispersés sur son territoire, mais aussi dans les vieux quartiers, y compris du centre ville.


Le revers de la médaille

L'aisance relative des populations s'est globalement accrue, mais l'écart s'est creusé entre les extrêmes. On compte à Nantes près des deux tiers des foyers les mieux pourvus de l'agglomération mais aussi la plus forte densité d'habitants en situation difficile, avec le taux d'érémistes le plus élevé de la région. Comme ailleurs, les emplois précaires se multiplient. L'indicateur de chômage, en baisse en 2001 (11,8% des actifs), met Nantes au même rang que Bordeaux, dans une situation moins délicate que Toulouse ou Marseille mais moins bonne que Strasbourg ou Lyon. Dans les secteurs les plus défavorisés — cités HLM éclatées dans la ville ou vieux quartiers des îles — le tiers des foyers (hors ménages étudiants) vivent avec un revenu inférieur au seuil de pauvreté, ou très proche. En 2003, l'agglomération souffre d'un déficit de 7 400 logements sociaux au sens de la loi SRU: non pas à Nantes ou à Saint-Herblain où le taux atteint 25%, mais en banlieue, notamment nord et sud-est. La politique de renouvellement urbain vise à favoriser la mixité sociale, objectif difficile à tenir quand la flambée des prix de l'immobilier dépasse le seul effet de rattrapage. L'embourgeoisement du centre-ville s'accélère et conquiert les marges d'anciens quartiers ouvriers (Chantenay). Nantes se classe aujourd'hui au 5e rang des villes les plus chères de France. Les nouveaux accédants à la propriété doivent souvent migrer en 2e et 3e couronne. Les signes de clivages sociaux aggravés, voire de ségrégation sociale, ne sont pas nouveaux. Des études fiscales l'attestent depuis plus de vingt-cinq ans. Mais de nouvelles formes apparaissent, pour partie liées au processus de métropolisation. La «vue sur l'Erdre» devient en ville, et hors la ville, un très coûteux privilège.

Un jeu électoral subtil dans un contexte mouvant

4. Composantes socio-politiques de l'agglomération nantaise.
L'identité des communes estuariennes acquises à la gauche demeure très forte malgré la diminution du peuplement ouvrier. Dans un arc de cercle nord-ouest/sud-est s'ouvre un éventail de situations nuancées d'habitat relativement aisé et de combinaisons complexes avec, sauf exception, une orientation politique à droite, ici bien ancrée indépendamment du type de scrutin, et là plus aléatoire.

5. Vote et fracture sociale dans la ville centre, lieu des plus grandes disparités aujourd'hui comme hier. Dans les quartiers sensibles, la gauche devance toujours la droite selon le jeu classique d'affrontement des pouvoirs. Mais bien souvent l'abstention l'emporte sur toute tendance majoritaire exprimée.

Souvent révélateur des mutations sociales, le comportement électoral donne, selon l'angle d'observation, une image simple ou complexe de l'évolution. Un constat singulier peut laisser penser que l'organisme urbain, au fil des ans et de ses étapes de croissance, maintient un certain rapport entre forces politiques opposées. Ainsi, dans le «Grand Nantes» défini par les limites mouvantes de son front pionnier d'urbanisation continue, le rapport droite-gauche s'établit-il, dans un contexte de gauche victorieuse, entre 57 et 58% des suffrages exprimés, aux législatives de 1997 comme de 1981 et 1936. De même, la carte des dominantes politiques dans la ville de Nantes au 1er tour des présidentielles 2002 évoque-t-elle encore celle des scrutins antérieurs, tout au moins dans ses oppositions spatiales majeures et en valeur relative. Mais, sur ce fond de permanence, interfèrent des changements radicaux, la montée des votes extrémistes et de l'abstentionnisme en tout premier lieu. J.M. Le Pen n'est parvenu au second rang dans aucune commune de l'agglomération le 21 avril 2002. Le score du Front National, très inférieur au score national, pour cause vraisemblable d'immigration étrangère ancienne mais assez faible, n'est pas négligeable (8,1% des inscrits). La tradition anarcho-syndicaliste et la baisse d'audience du parti communiste, autrefois bien implanté dans les communes de l'estuaire industriel, favorisent sans doute l'adhésion d'un électeur sur dix au moins aux idées d'extrême-gauche; la moyenne de l'agglomération (8,4% des inscrits) reste supérieure à la moyenne française.

Hors votes extrémistes, le jeu des forces de droite et de gauche demeure serré lors des scrutins nationaux. Dans la ville de Nantes en 1995, L. Jospin ne devance pas de 1 point J. Chirac au second tour (35,7% contre 35,4% des inscrits). En 2002, le candidat du PS arrive en tête au premier tour, mais la gauche ne devance pas la droite sans l'apport des écologistes. Comme partout, les abstentions progressent. Au scrutin municipal de 2001, près d'un électeur sur deux ne s'est pas exprimé, voire six sur dix dans certains quartiers «sensibles» où le désintérêt de la vie politique grandit avec les difficultés d'insertion sociale et économique. Nantes compte près de 200 bureaux de vote ; dans tous, sauf un, le «parti des abstentionnistes» (et autres suffrages non exprimés) devance l'un ou l'autre candidat. Cependant, fait unique parmi les grandes villes du pays, le maire PS sortant regagne son siège dès le premier tour. Avec ce troisième mandat, Jean-Marc Ayrault donne à la ville et à la communauté urbaine qu'il préside l'image d'un ancrage confirmé à gauche.

 Suite de l'article