Sommaire du numéro
N° 93 (1-2009)

Une étape de la mise en carte de la montagne marocaine (1937):
le massif du Toubkal au 1/20 000

Aurélia Dusserre a

UMR 6570 Université de Provence - CNRS, Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme, Aix-en-Provence

Résumés  
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Fait essentiel du Maroc, la montagne constitue une part de son originalité: il n’est pas d’endroit dans la Méditerranée musulmane où elle soit aussi imposante, à la fois par son altitude et par son étendue, puisqu’elle occupe près de la moitié de l’espace du pays. Nettement séparée de la plaine et très individualisée dans l’espace, elle présente une disposition simple. Au nord, le Rif se distingue par sa direction longitudinale, qui isole l’intérieur du pays de sa façade méditerranéenne, et par son relief fortement modelé par l’érosion. Le «massif» Atlas présente à l’inverse un relief beaucoup plus compact et des altitudes plus hautes; il forme une diagonale dont l’orientation sud-ouest/nord-est coupe le pays en deux, l’isolant de son voisin algérien. Au cœur de cet ensemble, le Haut Atlas, forteresse difficilement franchissable qui s’étend sur près de 800 km, marque le domaine de la haute montagne, avec ses massifs aux altitudes élevées. Parmi eux, celui du Toubkal, situé entre les vallées de l’oued N’Fis et de l’Ourika, constitue à 4 165 m le point culminant du Maroc et du Maghreb.

La mise en carte de ces espaces par le colonisateur s’est heurtée à un certain nombre d’obstacles. Parmi les dernières régions à être cartographiées, des taches blanches y subsistent jusqu’à la fin des années 1930. À la difficulté d’accès et au défi cartographique inhérents à ce type de zones se sont en effet ajoutés des facteurs politiques et humains. La montagne marocaine est profondément marquée par le fait berbère, différente en cela d’une plaine et d’un pouvoir arabophones. Lieu de la sîba (1), elle a longtemps résisté à l’autorité que voulait lui imposer le Makhzen, avant de se rebeller contre la présence française, lors de la guerre du Rif (que mènent de 1921 à 1925 les combattants rifains commandés par Abd el-Krim contre les troupes françaises et espagnoles) ou en opposant une forte résistance dans les zones les plus méridionales jusqu’en 1935. Les zones de relief ont ainsi fixé l’attention des autorités militaires et politiques.

Dans ces conditions, la réalisation de la carte du massif du Toubkal, en 1937, marque une étape significative (fig. 1a et 1b). Première carte à grande échelle de la haute montagne marocaine, elle est dessinée grâce à la mise en œuvre de méthodes particulières. Établie sur une commande des autorités du Protectorat, elle est produite symboliquement après la réduction par les Français des dernières poches de résistance dans le Sud du pays, au moment où la montagne marocaine change de visage. Enfin, son auteur compte parmi les figures majeures et les plus singulières de la géographie marocaine de l’époque. Théophile-Jean Delaye (1896-1970) a su porter sur la montagne un regard particulier: officier topographe installé au Maroc depuis le milieu des années 1920, il est un homme de terrain et un technicien, à quoi il faut ajouter une passion personnelle pour l’alpinisme, qu’il est un des premiers à pratiquer dans le pays, et un sens esthétique développé en parallèle dans une carrière d’illustrateur et de peintre orientaliste.

1a. Reproduction réduite de la carte du massif du Toubkal au 1/20 000, levée et rédigée par le service géographique du Maroc en 1936, feuille n° 1, Greuling, Delaye, Sidoroff, Dresch (© BnF)
1b. Reproduction réduite de la carte du massif du Toubkal au 1/20 000, levée et rédigée par le service géographique du Maroc en 1936, feuille n° 2, Greuling, Delaye, Sidoroff, Dresch (© BnF)

La cartographie de la montagne marocaine au début du Protectorat

À la signature du Protectorat en 1912, la cartographie du Maroc est encore très lacunaire. Il existe bien des cartes du pays, généralement issues de la compilation des travaux des voyageurs européens du siècle précédent, mais qui laissent paraître de nombreux blancs dans les zones de relief ou les plus éloignées des centres du pouvoir. Aucun travail méthodique et systématique n’est encore entrepris. Dès leur arrivée sur le territoire, les militaires français établissent des cartes de reconnaissance pour un usage immédiat, au sein des Bureaux topographiques des Troupes débarquées de Casablanca et du Maroc oriental, créés en 1907 et 1908. En 1912, ces deux bureaux sont regroupés à Casablanca au sein du Bureau topographique, chargé par le général Lyautey de la mise en carte rapide du pays à des fins civiles et militaires, dans un but clairement politique. Les premières cartes au 1/20 000 paraissent en 1914, mais l’activité du Bureau est réduite par le déclenchement de la première guerre mondiale.

2. Couverture réalisée par Théophile-Jean Delaye pour son livret La phototopographie aérienne appliquée à la rédaction de la carte de reconnaissance du Maroc (1932)

En 1917, la carte de reconnaissance ne s’étend donc pas au-delà des limites de la zone sous l’autorité militaire des Français: le travail des brigades topographiques est limité au strict cadre permis par l’escorte des colonnes, voire tout simplement interdit, perpétuant le mythe d’un Maroc «dont la plus grande partie [est] à peu près complètement inconnue», où subsistent «de vastes régions […] encore rigoureusement fermées à l’Européen» (Delaye, 1932, p. 3-4), tel qu’il avait pu être développé à la fin du siècle précédent. Elle connaît cependant à partir de cette date une grande avancée grâce à l’utilisation de la phototopographie, cette technique de levé et de restitution élaborée à partir de la photographie aérienne (Delaye, 1934a). L’emploi de cette technique s’est généralisé à l’issue du premier conflit mondial, et le terrain marocain a été pour les cartographes français l’un de ses principaux champs d’expérimentation. Elle permet, sinon de lever complètement, du moins d’effectuer une géodésie de reconnaissance dans des zones qui ne sont pas directement accessibles. Particulièrement adaptée aux zones de montagne, mais également à celles politiquement instables ou en guerre qui bien souvent au Maroc, sont les mêmes, elle a largement été utilisée par les autorités militaires françaises dans le cadre de l’établissement de la carte de reconnaissance du pays au 1/20 000 (Delaye, 1934b). L’utilisation généralisée de la photographie aérienne pour les opérations de géodésie de reconnaissance, selon le procédé topographique de l’intersection (encadré), permet en effet d’aller au-delà des lignes de front, et de trianguler des régions en zone dissidente sans mener de travail directement sur le terrain. Son emploi présente également un autre avantage: la rapidité de traitement et de restitution des informations permet de tenir les délais très courts imposés par un Protectorat soucieux d’exploiter le plus rapidement possible les territoires nouvellement soumis. Une section de phototopographie est d’ailleurs créée au sein du Service géographique du Maroc (2), dont la direction est confiée en 1926 à Théophile-Jean Delaye, figure essentielle de la géographie marocaine de l’entre-deux-guerres.

Originaire de la Drôme, Théophile-Jean Delaye commence sa carrière militaire comme engagé volontaire dans le premier conflit mondial, lors duquel il combat quatre ans. Au sortir de la guerre, désormais lieutenant, il est détaché au Service géographique des Alpes-Maritimes et occupe le poste de chef du service topographique à l’État-major du GFAM (Groupe fortifié des Alpes-Maritimes), avant de devenir en 1921 opérateur topographique au Service géographique de l'Armée. Il suit une formation approfondie de topographe, et prend part à la campagne de 1922 pour les travaux de la carte de France. Au cours de son passage au Service géographique de l'Armée, il a également l’occasion d’effectuer, dans le cadre des recherches pour la carte des Alpes, trois campagnes dans le massif de l’Oisans où il mène des travaux sur l’étude de la représentation des massifs rocheux pour les cartes à grande échelle. En 1922, Delaye quitte la métropole pour la Tunisie, où il participe à deux campagnes de la carte au 1/50 000, avant d’être désigné en octobre 1924 pour diriger les travaux de la 2e Brigade topographique du Maroc.

À partir de 1926, il est régulièrement chargé des opérations de levé en territoire militaire. Il mène ainsi en 1925 et 1926 des missions de reconnaissance aérienne au dessus de la zone du Rif pour permettre l’achèvement de la carte de reconnaissance au 1/100 000 de la région (Gendre, Delaye, 1929). Grâce à l’utilisation de la photographie aérienne (fig. 2), les régions «dissidentes» du massif sont triangulées comme en 1925 le territoire des Beni-Ouriaghel, tribu la plus puissante du Rif central dont Abd el-Krim est le chef, et en 1926 les territoires des Marnissa et des Senhadja. La géodésie est ainsi étendue au-delà de la crête principale du massif, jusqu’à l’oued Kest. Les topographes collaborent pour cela étroitement avec l’aviation, par ailleurs utilisée contre les «rebelles»: à partir de 1926, dix escadrilles franco-espagnoles sont envoyées en renfort pour venir à bout, par des bombardements intensifs, de ce que le général Pétain, chargé des opérations, appelle les «hordes barbares» . Terminée en 1929, la carte du Rif fait office de modèle, repris et appliqué pour cartographier d’autres régions. Quelques années plus tard, Delaye est ainsi encore chargé du levé des dernières zones rebelles du pays: désormais capitaine, il survole en tous sens, à partir de 1932, les régions de Ouarzazate et du Drâa, avant de mener en 1935 une dernière campagne dans le massif du Sagho, difficilement soumis deux ans plus tôt après le combat du Bou Rhafer.

3. Croquis topographique du Massif du Toubkal au 1/200 000 (Dresch, Lépinay, 1938).
Nb: l’échelle d’origine n’est pas respectée
4. Croquis perspectifs du Toubkal réalisés par Théophile-Jean Delaye (Delaye, 1938, planches hors-texte)

Jusqu’en 1934, date de la fin de la «pacification», la cartographie des zones de montagne du Maroc, dont Théophile-Jean Delaye apparaît comme l’un des spécialistes, est donc le fait des seuls militaires. Conduite dans la précipitation imposée par les conditions d’un terrain qui n’est encore contrôlé ni militairement ni politiquement, elle est dépendante d’une technique qui impose un regard surplombant et partiel, ne permettant qu’un parcours «par procuration».

La représentation de la montagne marocaine est encore à cette date doublement lacunaire. Le manque de précision des levés, qui ne peuvent être complétés par un travail de terrain plus fin, ne permet pas d’obtenir toute la rigueur scientifique nécessaire. Des vérifications ultérieures doivent être faites pour pallier l’absence de levés réguliers, mais également pour compléter une toponymie déficiente. En outre, cette cartographie militaire ne tient pas compte de la spécificité du milieu naturel montagnard, notamment en matière de représentation précise du relief. Elle n’en est encore qu’à l’étape de la reconnaissance, servant le Protectorat dans sa «prise de possession rationnelle, minutieuse […] du sol du vieux Moghreb» (Delaye, Marin, 1932, p.1), dont elle est un des moyens. Conformément au schéma classique développé pendant la période coloniale, domination politique et progrès technique avancent main dans la main: en 1934, à la fin de la «pacification» de la hamada du Drâa, Delaye souligne la correspondance qui existe entre «le point final à l’occupation intégrale du territoire marocain» et «la date de rédaction phototopographique» de la carte de reconnaissance du Maroc  (Delaye, 1934b, p. 243).

La carte du Toubkal au 1/20 000: une nouvelle étape

Un nouveau pas est franchi dans la représentation de la montagne marocaine avec la réalisation de la carte du Toubkal, rendue possible par une combinaison de facteurs qui entraînent un changement du regard porté sur la haute montagne.

Le premier d’entre eux est le développement de la pratique de l’alpinisme. L’histoire de l’exploration des massifs du Haut Atlas est récente, puisqu’elle ne commence réellement que dans les années 1920. Quelques hauts faits comme la première expédition menée par Hooker, Ball et Maw en 1871 (Hooker, 1878), l’ascension du Likemt par Thomson en 1888 (Thomson, 1889) ou celle de l’Ayachi par Segonzac en 1901 (Segonzac, 1903) sont à signaler, mais ils restent très rares. La plupart des voyageurs considèrent en effet les montagnes comme des obstacles naturels et humains, milieux difficiles dont il s’agit de sortir au plus vite. Ils attachent donc plus d’importance aux vallées, cols et autres points de passages, qu’aux massifs et aux sommets eux-mêmes, considérant plutôt «la montagne en creux, pourrait-on dire, recherchant ses points faibles» (Broc, 1995, p. 406). C’est seulement à la fin de la première guerre mondiale, au moment où la pratique de l’alpinisme se diffuse en métropole (Lejeune, 1988), que la haute montagne marocaine devient un objet d’engouement, les reliefs intéressants pour eux-mêmes. Les premiers acteurs de la montagne marocaine se recrutent dans le milieu géographique du Protectorat, que ce soit chez les civils ou les militaires. Parmi eux figure le marquis de Segonzac, qui a parcouru le Maroc au début du XXe siècle, qui réalise en 1922 l’ascension du djebel Tifnout; l’année suivante il est, avec Berger et Dolbeau, le premier Français à atteindre, à l’âge de 56 ans, le sommet du Toubkal. L’année 1922 est également celle de la création de la section du Maroc du Club alpin français, qui marque l’accélération du rythme du parcours de la montagne, sans que sa connaissance ne progresse encore réellement. L’alpinisme est le plus souvent pratiqué dans l’anonymat, par un petit groupe de passionnés et de sportifs. Il en est de même pour l’exploration systématique du Haut Atlas, réalisée à partir de 1924 par des officiers sous la direction du colonel Voinot (Dresch, Lépiney, 1938), qui n’entraîne dans l’immédiat aucune mise en carte. Si les montagnes sont de plus en plus parcourues, cela n’est donc pas toujours signifié.

La fin de l’entreprise de conquête du Sud du Maroc par les Français, avec la soumission, en 1934, de la hamada du Drâa et du désert entre Tindouf et la Mauritanie, contribue également à ce changement de perspective. Désormais sous l’autorité du Protectorat français, la montagne marocaine n’en est pas pour autant une région comme les autres. Sa difficile conquête n’efface pas aux yeux des Français le statut particulier dont elle jouit depuis la période précoloniale: les discours de valorisation qui avaient pu apparaître lors de la mise en place de la politique berbère par les autorités françaises sont réactivés (3), et la montagne reste l’objet de toutes les attentions. Elle devient ainsi un objet d’étude privilégié dans les diverses institutions scientifiques du Protectorat, comme en témoigne l’organisation, prévue en 1938, du 9e Congrès de l’Institut des hautes études marocaines (4), entièrement consacré à la montagne et pour lequel le Protectorat espère un retentissement important. S’intéresser à la haute montagne est également un moyen pour les autorités universitaires locales d’affirmer leurs capacités scientifiques, et d’attirer les regards grâce à un sujet prestigieux. Cela s’explique enfin par l’enjeu économique qu’elle représente, au moment du développement de plus en plus important du tourisme. Dorénavant intégrées au Makhzen, les zones de montagne sont, d’une façon quelque peu paradoxale, appelées à faire elles aussi partie du «Maroc utile».

La création d’un instrument cartographique performant, adapté aux divers usages, notamment politiques, dont il pourra faire l’objet, apparaît donc indispensable. L’initiative en est prise lors des réunions préparatoires du congrès de l’Institut des hautes études marocaines, à Pâques 1936: par la voix du directeur général de l’Instruction publique, des Beaux-Arts et des Antiquités du Maroc, le Protectorat demande officiellement la réalisation du levé à grande échelle de la montagne marocaine. Pour la première réalisation de la carte d’ensemble projetée, le choix s’est porté sur le système montagneux du Toubkal, point culminant du Maghreb, à la forte charge symbolique. Choisi pour servir de cadre à un futur Parc national de haute altitude voulu par le Protectorat (5), le massif présente aussi un milieu naturel de qualité, champ d’études unique de phénomènes climatiques, botaniques ou zoologiques de haute montagne.

Le changement est d’importance par rapport à la période précédente puisque l’impulsion cartographique est désormais civile, en lien avec de nouveaux enjeux, notamment ceux d’exploitation de ces espaces. Ce sont toujours, en revanche, les officiers du Service géographique du Maroc, seuls détenteurs de la technique, qui sont chargés de sa réalisation. Le cahier des charges imposé est strict: il s’agit de lever au 1/20 000, dans des délais très brefs — la carte doit être achevée en mai 1937 — une région d’accès difficile, sous une forme analogue à celle de la carte des Alpes françaises dressée par le Service géographique de l'Armée.

La zone couverte (fig. 3) représente au total un peu plus de 214 km2, situés entre 1 645 m et 4 165 m, un peu plus du quart de la totalité des points déterminés étant situé au-dessus des 3 000 m d’altitude. Elle regroupe plusieurs sommets parmi les plus hauts du Maroc, le Toubkal, bien sûr, mais aussi l’Aksoual (3 842 m), l’Ouanoukrim (4 089 m), le Likemt (3 555 m), et des massifs comme le Tazarharht. Zone de haute montagne, il s’agit donc d’un espace qui n’est que très faiblement approprié par la population locale qui y trouve surtout des terrains de parcours pour les troupeaux.

5. Rédaction des massifs rocheux. Étude de la face Sud de 3412, point de vue cote 2521, par Théophile-Jean Delaye (Delaye, 1938, p.11)

Les conditions des levés sont ardues, nécessitant de nombreux passages d’escalade sur des «cheminements d’arêtes bien défendues, situées généralement à plus de 3 000 m, abordées sans équipement spécial et avec des instruments délicats et encombrants» (Delaye, 1938, p.198). La tâche est rendue d’autant plus délicate que, mis à part Delaye, alpiniste émérite, «aucun des deux autres opérateurs n’avaient [sic] encore abordé la haute montagne» (Delaye, 1938, p.197). Malgré leur méconnaissance totale du milieu, ces derniers se montrent efficaces, et les travaux sont rapidement réalisés. Le premier opérateur, le capitaine Greuling, arrive en effet sur le terrain le 22 juillet pour exécuter la triangulation complémentaire nécessaire aux levés; il est rejoint à Aremd par Delaye et l’adjudant Sidoroff, à la mi-août, date du début des opérations du levé proprement dit. Un mois plus tard, les travaux sont terminés, et les trois hommes regagnent Rabat.

Les levés topographiques ont dû répondre à des exigences précises. Le terrain levé a été dessiné en courbes de niveau à l’équidistance de 10 mètres, adoptée pour la carte des Alpes françaises, et les opérateurs se sont également appliqués à rendre le plus précisément possible les formes du terrain, en faisant notamment ressortir les continuités et discontinuités des caractères plastiques du terrain spécifiques de la haute montagne, ainsi que la nature diverse des roches et des formes de relief comme les éboulis, les phénomènes dépendant de l’érosion, ou les coulées de pierres nivales. Un soin particulier a été en effet apporté au problème complexe de la représentation des rochers, question qui suscite des débats depuis le milieu du XIXe siècle (Broc, 1995). Cette question a longtemps opposé officiers et militaires, qui ne s’attachaient avant tout qu’à la représentation de ce qui pouvait être utile pour la conduite des opérations, aux géographes et autres alpinistes, désireux d’une représentation fidèle et détaillée grâce à un rendu technique et réaliste, pour une utilisation plus large. L’influence des travaux pionniers menés par Franz Schrader dans les Pyrénées et la publication en 1874 de la Carte du Mont Perdu et de la région calcaire des Pyrénées au 1/40 000 sont à cet égard fondamentaux: Schrader est le premier à avoir mis en évidence l’impossibilité de réaliser une carte de montagne en cabinet, et à avoir souligné qu’elle est autant une affaire de sensibilité et de goût que de science pure. Poursuivant ces travaux, le Club alpin français met en place, en 1903, une Commission de topographie, qui renaît en 1919 sous le nom de Commission scientifique: une nouvelle école, dont le capitaine Delaye est un des disciples, est née. Elle met au point une formule qui, tout en conservant à la carte son caractère de levé précis, paraît devoir conduire à une figuration suffisamment expressive du rocher.

Ayant participé à la réflexion générale sur la carte des Alpes lors de son passage au Service géographique de l’Armée, Delaye applique au terrain marocain ces nouvelles exigences de représentation, qui tendent à abolir les frontières entre art et science, montrant ainsi l’étendue de son sens esthétique. Le topographe réalisant les levés se doit donc d’être, sinon un artiste, du moins un bon dessinateur, «afin de permettre au rédacteur du rocher de réaliser une figuration raisonnée, expressive, caractéristique et aussi exacte que possible des massifs rocheux» (Delaye, 1938, p. 193): il est ainsi chargé de lever sur ses minutes le contour de chaque escarpement, de déterminer dans les faces rocheuses un nombre de points suffisamment précis, de dessiner le schéma topographique à l’intérieur du massif rocheux, de prendre de chacun d’eux et de points stationnés des vues photographiques et des croquis perspectifs.

Les massifs rocheux de la carte à grande échelle du Toubkal (fig. 4 et 5) ont été représentés selon les principes généraux déterminés en métropole par le Club alpin français et le Service géographique de l’armée. La connaissance du terrain de Delaye a cependant permis une adaptation aux caractères locaux du Haut Atlas; la technique a été appliquée d’une façon souple, afin de tenir compte des particularités du terrain et d’individualiser les aspects variés qu’il concentre, comme le montre l’exemple de la représentation de la grande face rocheuse dominant le barrage du lac d’Ifni: la figure 5 illustre le procédé employé pour la rédaction de l’ensemble des massifs rocheux de la carte du Toubkal. Le dessin du haut donne une vue perspective de la face rocheuse, croquis exécutés depuis une station topographique installée sur le barrage; le bas de la planche présente la version cartographique au 1/100 000, pour laquelle le sens artistique du dessinateur joue un grand rôle et lui laisse une certaine liberté dans la représentation, notamment pour l’établissement des hachures verticales censées figurer les lignes caractéristiques schématisées dans le dessin du haut; l’emploi de hachures orientées et préalablement définies permettant de différencier par exemple divers types de roches.

Le travail de levé sur le terrain a enfin permis aux officiers de recueillir précisément, auprès des populations ou bien auprès de leurs porteurs, tous originaires du pays, les noms usités localement, afin de compléter une toponymie jusque là très lacunaire, qui a ensuite été reprise par Jean Dresch, alors professeur d’histoire-géographie au lycée Gouraud de Rabat et fin connaisseur de la zone, puis révisée selon les règles officielles de la transcription. Cela explique l’absence de sommets sans nom ainsi que la très faible part de toponymes français; et si certaines désignations françaises consacrées par l’usage ont cependant été maintenues pour rendre service aux usagers et en hommage aux précédents découvreurs du Haut Atlas, elles sont la plupart du temps accompagnées par les toponymes locaux auxquels elles se rapportent.

Livrée au printemps 1937, la carte du massif du Toubkal au 1/20 000 témoigne donc de l’effort fourni par le Protectorat et les officiers du Service géographique du Maroc. Son usage reste cependant limité par les conditions d’accès à la région, privilège réservé à un petit milieu de sportifs et de géographes, qui, bien souvent, sont les mêmes. Elle permet cependant la rédaction, l’année suivante, par Jean Dresch et Jacques de Lépiney du Guide alpin de la montagne marocaine consacré entièrement au massif du Toubkal et aux principaux massifs du Haut Atlas, cartographiés sous la direction de Delaye, qui en signe d’ailleurs les illustrations.

Conclusion

6. Quatrième de couverture du Cours pratique de Topographie de reconnaissance du capitaine Delaye, (Illustration de l’auteur, 1929)

La réalisation à grande échelle de la première carte marocaine, et même africaine,  de haute montagne est une étape fondamentale dans la cartographie et la géographie du pays, qui marque la fin de la cartographie de reconnaissance. Elle rend également compte de l’efficacité des officiers du Service géographique du Maroc. Capables de répondre rapidement à une commande officielle grâce à des techniques importées de métropole, leur bonne connaissance du terrain marocain leur permet de s’adapter aux conditions et enjeux locaux: si les savoirs circulent, ils évoluent donc. Cela correspond plus largement, dans les années 1930, à une autonomisation du milieu géographique marocain qui se détache de plus en plus de la science de la métropole, et s’adapte au terrain local sous la direction de quelques figures dynamiques à l’image de Delaye ou de Dresch.

La carte du massif du Toubkal au 1/20 000 témoigne donc de l’effort fourni par le Protectorat en direction des zones de haute montagne. Réalisée directement sur le terrain avec un souci de précision et de réalisme, elle permet aux cartographes d’étendre leur emprise sur les zones les plus reculées du pays, faisant coïncider soumission militaire et appropriation symbolique.

Cela marque une nouvelle étape de la mise sous tutelle française: la cartographie, qui semble parfois, comme en témoigne la figure 6, dotée d’un pouvoir transcendant, appuie le pouvoir politique, pour reprendre les mots de Delaye lui-même, dans sa «prise de possession de plus en plus rationnelle, minutieuse et intime» du Maroc. Elle correspond enfin aux nouveaux usages que le Protectorat entend faire de la montagne, en l’intégrant au «Maroc utile».

Bibliographie

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Notes

1. Le terme signifie littéralement dissidence. Il qualifie la partie du territoire marocain qui échappe au pouvoir sultanien et au contrôle de son administration, le Makhzen. Cette distinction entre pays soumis et insoumis, formulée par Charles de Foucauld dans sa Reconnaissance au Maroc, 1883-1884 (Paris: Challamel, 1888, 2 vol.), est une particularité essentielle du Maroc, constitué de deux éléments politiquement distincts qui entretiennent des rapports différents avec le pouvoir central.

2. Institué en 1919, le Service géographique du Maroc est l’héritier du Bureau topographique; il comporte en outre une section civile, moins développée cependant que la militaire.

3. Afin de contrer le sultan et de mieux s’imposer, Français et Européens mènent depuis la fin du XIXe siècle une politique tournée vers les grands féodaux du Haut Atlas et ses alentours, les Mtouga à l’ouest, les Goundafa au centre, et les Glaoua à l’est. Une fois le Protectorat établi, la France continue à appliquer la même stratégie avec l’adoption, en 1930, du Dahir berbère, qui officialise dans certaines zones le droit coutumier.

4. L’Institut des hautes études marocaines est créé en 1920, avec pour objet d’encourager les recherches scientifiques relatives au Maroc, de les coordonner, et d’en centraliser les résultats. Il regroupe plusieurs disciplines et sections, dont un enseignement de langues. Il est également chargé de la formation des officiers de Renseignement et des Affaires indigènes. Il publie la revue Hespéris-Archives marocaines.

5. L’idée des parcs nationaux est née de l’exemple des États-Unis, où avait été créé en 1872 le premier d’entre eux, le Parc national du Yosemite. Au Maroc, la création des parcs nationaux est régie par le Dahir de septembre 1934; celui du Toubkal, qui s’étend sur plus de 38 000 ha, est établi en 1942. En métropole, il faut attendre la fin de la seconde guerre mondiale pour voir se mettre en place une législation, qui aboutit à la loi sur les Parcs nationaux de 1960. Le premier parc national français est celui de la Vanoise (1963).