Sommaire du numéro
N° 94 (2-2009)

Quelle organisation territoriale pour une gestion durable des sangliers? Un exemple pyrénéen

Yves Poinsot a, François Saldaqui a

Y. Poinsot: UMR 5603 - Laboratoire Société, environnement, territoire, Université de Pau et des Pays de l’Adour.
François Saldaqui: doctorant, UMR 5603 - Laboratoire Société, environnement, territoire, Université de Pau et des Pays de l’Adour.

Résumés  
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Conséquence de l’accroissement des surfaces forestières, la progression des populations de grands ongulés constitue un fait majeur de l’évolution faunistique en France. Parmi ces espèces, le sanglier connaît l’augmentation la plus spectaculaire (les tableaux de chasse de l’espèce ont été multipliés par 9 en 25 ans soit un accroissement annuel de 10%) (De Deker, Roussel, 1998). Dans l’espace agricole, les dégâts qu’il engendre aux cultures atteignent des montants préoccupants (1) tandis qu’en périphérie des villes, leur prolifération multiplie les nuisances (atteintes aux espaces verts, chutes dans les piscines, …) mais aussi les risques (les accidents de circulation liés aux sangliers, notamment sur les rocades, se multiplient, on déplore déjà des victimes) (Santoni et al., 2006; Gavens, 2008). Dans les milieux humides, leur abondance peut aussi mettre en péril des espèces protégées (Lecomte, 2006). Si l’espèce apparaît bien comme «nuisible» pour nombre d’usagers des campagnes, elle représente pour beaucoup de chasseurs un gibier et un mode de chasse collectif très appréciés. En témoigne la concurrence exacerbée pour la capture d’individus que se livrent parfois les équipes de chasse d’une même commune voire de communes voisines. Malgré cet engouement, le contrôle, voire la réduction, des effectifs se heurte souvent à des effectifs de chasseurs insuffisants et/ou à des territoires de chasse inadaptés à une gestion planifiée des populations de sangliers.

1. Deux manifestations des dégâts agricoles du sanglier (clichés: F. Saldaqui, avril et octobre 2008)
Photo 1: Retournement de prairie (ou boutis) au mois d’octobre. Venant du massif forestier situé au second plan, les sangliers enfoncent la clôture.
Photo 2 : Dégâts sur semis au mois d’avril.

Dans ce contexte, une régulation efficace de ces proliférations est un souci majeur depuis 10 à 15 ans dans plusieurs régions françaises. Dans l’Est du pays, la présence de l’espèce est ancienne; elle explique une tradition cynégétique bien ancrée dans le Sud-Est (Raynals, 2004) ou encore la multiplicité des études sur le comportement territorial de l’espèce dans et autour des massifs boisés de l’Est (Baubet, 1998; Janeau, Spitz, 1984; Spitz, 1989; Jullien et al., 1990; Mouron, Boisaubert, 1997). Dans les régions occidentales, si la présence de populations modérées est ancienne, l’accroissement brutal des effectifs et l’envolée corrélative des dégâts aux cultures (maïs notamment) sont récents. La constitution d’un «savoir gérer» les populations est en cours (Klein, Baubet, 2008). Deux indicateurs essentiels doivent encadrer cet apprentissage: l’évolution des effectifs et celle des dégâts. Comme pour les sociétés humaines, il n’existe pas une «bonne densité absolue» vers laquelle devrait tendre la gestion cynégétique. Dans les milieux favorables comme les chênaies ou hêtraies à fructification abondante par exemple, des populations nombreuses pourraient subsister durablement si la densification du noyau ne conduisait pas à une colonisation périphérique qui, inéluctablement, atteindra des secteurs où des déprédations agricoles se manifesteront (retournements de prairies, dégâts aux semis de maïs ou à la récolte en cours de maturation) (Vassant et Breton, 1986; Arnauduc, Liska, 1988) (fig. 1).

L’enjeu majeur d’une gestion durable consiste à permettre qu’une densité assez élevée se maintienne en forêt (ou dans les milieux peu sensibles aux déprédations) tandis que les surfaces agricoles exposées se verraient protégées des invasions. On a parfois recours aux clôtures mais leur coût et la difficulté de leur entretien interdisent la généralisation de cette solution. Il faut donc plutôt susciter une pression cynégétique forte sur les terrains exposés tout en la réduisant là où les dégâts sont absents. Si cet objectif de bi-partition de l’espace rural paraît évident dans son principe, sa mise en œuvre effective soulève de multiples problèmes, dont beaucoup tiennent à l’irréductible différence entre la territorialité de l’animal et celle des territoires communaux dans lesquels il est géré (fig. 2). Une réflexion sur les niveaux scalaires auxquels cette gestion doit être conçue et pratiquée se révèle notamment indispensable. On discute donc ici, à partir d’un cas emprunté au piémont pyrénéen, les enjeux géographiques associés à cette gestion que l’on voudrait durable des populations de sangliers.

Le cadre de gestion officiel: l’UG 15 et ses composants

La régulation des populations de sangliers intervient dans une territorialité cynégétique définie par la loi. Celle-ci prévoit l’élaboration par les fédérations départementales des chasseurs d’un Schéma départemental de gestion cynégétique valable 6 ans dont l’application intervient par Unités de gestion (au nombre de 19 pour le département des Pyrénées-Atlantiques, pour fixer un ordre de grandeur). De taille et de nombre variables à l’échelle départementale, les UG regroupent des territoires communaux de chasse correspondant à peu près aux territoires fréquentés par les grands ongulés, et présentant une certaine cohérence du point de vue de la répartition des milieux. En leur sein, des comités d’UG, composés de représentants des chasseurs, des agriculteurs et des forestiers locaux négocient une fois l’an les demandes de prélèvements. Celles-ci sont formulées par chaque association communale en fonction du tableau de chasse de l’année précédente et du niveau des dégâts. Cette concertation vise à fixer, à l’échelle de l’UG, des niveaux de prélèvements satisfaisant l’ensemble des acteurs concernés (2).

2. L’expansion territoriale des populations de sangliers dans une mosaïque forêt/culture

Dans ce cadre réglementaire, les dégâts de sangliers affectent de manière inégale le département des Pyrénées-Atlantiques qui assure sur le plan écologique la transition entre les milieux pyrénéens et ceux du bassin aquitain. Au sud, depuis les Pyrénées couvertes de hêtraies et de chênaies, jusqu’au nord des Landes aux pinèdes plus pauvres mais «enrichies» par les parcelles de maïs irrigué, on trouve  des zones très favorables à l’espèce. Entre les deux, vallées des gaves et collines du piémont sont plus peuplées et cultivées sans que les suidés en soient absents puisque le maïs y constitue la première production végétale. C’est donc au contact des massifs forestiers nord et sud avec les vallées maïsicoles du piémont que les proliférations se révèlent problématiques. Les hardes profitent en effet de l’abri forestier pour se réfugier le jour tandis qu’elles se répandent la nuit dans les terres agricoles proches.

3. L’unité de gestion d’Oloron (UG 15, Pyrénées-Atlantiques) (source: IGN)

L’UG 15 constitue dans ce contexte un terrain d’étude privilégié. Situé au contact des forêts nord-pyrénéennes et de la vallée du gave d’Oloron (fig. 3), le potentiel de dévastation y est élevé. Abritant en son centre la petite ville d’Oloron, elle couvre environ deux cantons (Oloron Est et Oloron Ouest) et 32 communes. Ces dernières constituant le niveau de base de l’organisation cynégétique française, c’est à leur échelle que la gestion du sanglier devrait intervenir. Toutefois, si ce niveau scalaire convient bien à la gestion de la petite faune (faisans, renards, lapins, voire chevreuils), pour les grands ongulés (sangliers et cerfs pour l’essentiel), et a fortiori les grands prédateurs (loups, lynx, …) aux domaines vitaux (3) plus étendus (fig. 2), des cadres territoriaux plus adaptés doivent être envisagés. Les sociétés intercommunales de chasse (SAI), les associations intercommunales de chasse agréées (AICA), voire les groupements intercommunaux cynégétiques (GIC), représentent trois réponses possibles (4). Réunissant plusieurs organisations communales, elles permettent de constituer des entités de gestion mieux adaptées à la territorialité de la grande faune, notamment lorsque celle-ci évolue à l’échelle d’un massif forestier (ou d’un autre milieu favorable comme des marais) dont l’étendue concerne plusieurs communes.

4. Structures communales et intercommunales de chasse de l’UG 15 (source: FDC 64)

Ainsi, dans l’UG 15, quatre structures intercommunales sont reconnues (fig. 4). Au sud-ouest, une société regroupe les trois communes les plus montagnardes (et donc les moins maïsicoles) de l’UG. À l’extrême ouest, une AICA du Géronis associe deux communes très périphériques de l’UE, sans grand contact avec le reste de la zone, ne serait-ce qu’en raison de leur appartenance à un canton extérieur à l’UG (celui de Navarrenx, 10 km à l’ouest). Au cœur de l’UG, dans cette configuration «de contact» qui a de l’intérêt pour notre propos, deux AICA sont présentes. À l’ouest, celle du Joos couvre cinq communes situées à cheval sur le massif forestier du Sud et les terres maïsicoles du Nord, ne laissant de côté que la commune d’Aren, isolée en bordure du gave. À l’est, par contre, l’AICA des «3 B» ne couvre que les communes au nord du gave, n’incluant pas de ce fait les territoires boisés au sud (la commune d’Arudy notamment). Notons qu’en situation originale, la commune d’Oloron représente une superficie importante au cœur de l’UG, couvrant à la fois les terrasses maïsicoles et les collines du Nord mais aussi, par son extension méridionale, une large partie du bois du Bager, pyrénéen, en prolongement d’Arudy.

5. Évolution des dégâts de sangliers dans l’UG 15 entre 2001 et 2006 (source: FDC 64)

C’est dans ces territoires de gestion que doit intervenir la régulation de telle manière que les dégâts, indemnisés par la Fédération départementale des chasseurs (FDC), demeurent acceptables. Un premier indicateur des contraintes pesant sur les gestionnaires réside dans leur répartition et leur niveau. La figure 5 révèle que la vallée du Joos constitue un secteur exposé de manière constante tandis que, plus à l’est, leur répartition apparaît plus fluctuante. Ainsi, les communes au nord du gave sont-elles largement atteintes dans les années 2001-2002 et 2002-2003 pour s’effacer ensuite. Les communes au sud d’Oloron (Agnos, Gurmençon, Asasp) sont touchées chaque année mais le nombre de parcelles concernées connaît de fortes variations interannuelles. Cette géographie des dégâts comme la fluctuation de leur niveau s’expliquent par le comportement spatio-temporel du sanglier. Dans l’espace, «les sangliers habitent, presque en tout temps, les forts et plus épais fourrés, où ils restent à la bauge pendant tout le jour. Ils changent de demeure suivant les saisons: l’été, ils s’approchent du bord des forêts, à portée des grains et des vignes, où ils font leur mangeure pendant la nuit…» (Magné de Marolles G. F., 1792). La figure 6 révèle ainsi les itinéraires des navettes qu’accomplissent les animaux.

6. Les réserves de chasse en forêt : principaux foyers émetteurs de sangliers (source: FDC 64, DDA 64)

On y découvre que dans la vallée du Joos, la structure allongée (SO-NE) des finages permet que les sites de «remise» (le jour) et ceux de «gagnage» (la nuit) se répartissent dans les cinq communes selon un schéma semblable. L’organisation écologique de ces finages visant à une complémentarité de terroirs recoupe en effet transversalement trois milieux distincts (fig. 7 et 8). Au sud d’Oloron, le massif forestier de Bugangue-Labaig se trouve en position «Morvan» (5). Toutes les communes de sa périphérie subissent les incursions nocturnes de la bête noire mais seules les plus maïsicoles (au nord-est) connaissent de gros dégâts. À l’est, l’existence du gave d’Ossau, en situation de quasi-gorge sur le trajet Arudy-Oloron, marque la limite brutale entre les communes forestières au sud, et les communes agricoles au nord. Ici, l’opposition sites de remise / sites de gagnage recouvre une division communale et, au-delà, une frontière culturelle puisqu’aucun pont ne franchit le gave d’Arudy à Oloron. Si le cours d’eau n’arrête pas le sanglier, les hommes s’ignorent depuis toujours de part et d’autre de cette discontinuité.

Si le comportement animal apparaît dans les trois ensembles extrêmement voisins, les configurations des communes abritant ces populations sont en revanche bien distinctes. Examinons dans ces situations diverses comment le monde cynégétique s’organise, avec plus ou moins de succès, pour contrôler proliférations et dégâts.

7. Coupe transversale schématique de la vallée du Joos

Du succès à l’échec, le poids des configurations géographiques dans trois dispositifs de gestion voisins

8. Milieux et découpage communal dans la vallée du Joos
(source: IGN)

On a vu que la seule AICA couvrant à la fois forêts et cultures se rencontrait sur le Joos. La chasse au sanglier s’y pratique en battue, comme presque partout dans le Sud-Ouest. Ce dispositif consiste, pour une équipe de chasseurs (de 15 à 50 personnes environ), à cerner un îlot de parcelles forestières (voire parfois agricoles) par des tireurs postés sur une partie du pourtour tandis que quelques rabatteurs, accompagnés de chiens au rôle essentiel, pénètrent dans l’îlot par un bord opposé afin de repousser le gibier vers la ligne des tireurs postés (fig. 9). Suivant les battues, la taille de l’îlot, la qualité des tireurs, les effectifs de sangliers enfermés, le nombre des prises peut osciller, pour fixer un ordre de grandeur, entre 0 et 3. Cette équipe de chasseurs, constituée souvent sur des bases communales, renouvelle l’opération plusieurs fois dans la saison, en des lieux éventuellement variés, jusqu’à ce qu’ait été prélevé le nombre de sangliers prévu au plan de chasse (6).

Si ce principe fonctionnel s’applique à des communes «étroites», comme celles du Joos, le risque que les sangliers, navettant d’une commune à l’autre, ne soient jamais capturés par certaines équipes est élevé. La solution de l’AICA permet d’ajuster la taille du territoire chassable au domaine vital de la population à réguler (ici, donc à l’ensemble du massif forestier du Sud du Joos) (fig. 8). Se partageant dès lors un territoire devenu intercommunal, les équipes, potentiellement plus étoffées et donc capables de «fermer» des îlots plus vastes (fig. 9) pourront alors balayer le terrain de manière telle que les prélèvements totaux correspondent précisément chaque année aux prévisions du plan de chasse. Cette gestion par massif, sur des bases intercommunales, est ici d’autant mieux acceptée par les chasseurs que les configurations écologiques des cinq communes sont proches et donc que la «production» de sangliers comme celles des dégâts se trouve égalitairement répartie.

Autour d’Oloron, configurations territoriales et arrangements cynégétiques révèlent d‘autres principes. On a vu que le massif forestier à fonction de remise se trouvait ici en position «Morvan». Parallèlement, la taille et la configuration des communes riveraines sont très variées, Oloron écrasant ses voisines par une superficie considérable. Dans ce cas de figure, les effectifs de chasseurs, adaptés à la constitution d’une seule équipe de chasse dans les petites communes, deviennent trop importants, d’autant que la commune est urbaine (13 000 habitants). Ici, plusieurs équipes doivent coexister, se partageant un territoire étendu, mais incitées aussi à nouer des ententes avec les ACCA voisines pour gérer de concert la population de sangliers issue du massif «central». Une série d’enquêtes révèle qu’un équilibre durable semble fonctionner hors de toute intercommunalité officielle: des arrangements locaux sont à l’œuvre.

Examinons d’abord les accommodements internes à Oloron. Le territoire offrant une forme en Y, cinq territoires de chasse y ont été définis (fig. 10): trois pour la branche sud de l’Y (vers le bois du Bager), un pour la branche nord (quartier du Faget) et un pour la branche ouest (vers Agnos). Si pour le quartier du Faget, une équipe gère seule le territoire, comme s’il s’agissait d’une commune isolée, vers Agnos et surtout au Bager, les arrangements sont complexes. Au sein des trois secteurs du Bager, les plus giboyeux, cinq équipes cohabitent (quatre d’Oloron et une d’Eysus), tandis que vers Agnos, une équipe intercommunale (Agnos-Oloron) a vu le jour. Comment et pourquoi de telles transgressions sont-elles possibles?

9. La chasse en battue: un dispositif de gestion soumis à des impératifs collectifs
10. Partage du territoire de chasse et relations de voisinage cynégétique à Oloron

Si l’on examine les causes, le droit de suite du gibier constitue un premier motif d’accord. Chassant sur des territoires restreints, avec les frontières desquels le gibier tend à «jouer», les membres de ces équipes ont décidé de s’accorder réciproquement un «droit de suite» (permettant, lorsqu’un sanglier blessé franchi une limite de commune, à ses poursuivants d’en faire autant). S’il semble logique, un tel accord n’est pourtant pas fréquent, cette tolérance ouvrant la porte à des transgressions territoriales abusives. Il n’est ici rendu possible que par l’existence du système de bracelets qu’impose le plan de chasse. La réglementation prévoit en effet que chaque ACCA se voit attribuer un nombre de bêtes à abattre proportionnel à la population estimée. À chacune correspond un bracelet que l’ACCA achète à la Fédération départementale et que les chasseurs doivent fixer au corps de l’animal abattu avant tout déplacement. Accorder donc ponctuellement à l’équipe d’une commune voisine un droit de suite sur son propre territoire n’est donc possible que par un échange de bracelets portant sur un ou deux exemplaires. Les chasseurs d’Eysus, cédant un de leurs bracelets à chaque équipe d’Oloron (et réciproquement) pour le cas, limité par saison au nombre de bracelets échangés, où ils devraient poursuivre et abattre un animal dans la commune voisine. Cette obligation du bracelet, si elle permet l’arrangement, en limite strictement la portée: un animal, voire deux tout au plus, peut être poursuivi chez les autres chaque année, interdisant les débordements que des prélèvements non certifiés rendraient possibles.

Entre les communes d’Oloron et d’Agnos, les accords vont plus loin puisque la disposition d’une meute de chiens est en jeu. Ces battues réclament en effet de disposer d’une meute spécialement «créancée» (7) pour le sanglier. Or l’entretien de tels «collaborateurs» étant contraignant et coûteux, certaines équipes en sont dépourvues. Des accords de chasses communes, voire de prêts de meutes, sont donc passés entre les équipes qui, par la gestion commune de ces auxiliaires, en sont venues à se partager de manière tacite la gestion du plan de chasse au sanglier à la périphérie sud-ouest d’Oloron.

Plus à l’est, bien que réapparaisse une configuration géo-écologique semblable à celle du Joos (un massif boisé au sud, un bocage intermédiaire, des cultures au nord), le découpage communal complètement différent interdit à ce jour la constitution d’une AICA semblable. Des tensions fortes s’y manifestent entre agriculteurs et chasseurs d’une même commune comme entre chasseurs de communes adjacentes. L’application d’un mode de gestion universel à des configurations territoriales inadaptées est largement en cause. Les communes de la vallée de l’Escou, essentiellement agricoles, souffrent en effet de graves dégâts aux cultures. Le plan de chasse prévoit dès lors des prélèvements nombreux (44 bracelets en 2006) (8) que les chasseurs de ces communes où les sangliers ne font que des incursions nocturnes sont incapables de réaliser. De l’autre côté du gave, le bois du Bager voit au contraire les hardes proliférer à la grande satisfaction des chasseurs d’Oloron et d’Arudy. Ils bénéficient en effet de plans de chasse abondants qu’ils peuvent satisfaire sans problème puisque le gibier se remise chez eux de jour, à l’heure où interviennent les battues. Les antagonismes exacerbés rendent la constitution d’une AICA comme celle du Joos bien difficile: s’opposent des communes «riches» (de forêts donc de battues efficaces) à des «pauvres», nourricières et donc soumises aux dégâts. Créer une AICA conduirait à augmenter les prélèvements dans le Bager pour restreindre à terme une population transgressive et réduire ainsi les dégâts au nord. Pour les chasseurs du Bager, la perte serait double: ils ne disposeraient plus que d’une ressource restreinte (9) qu’ils devraient en outre partager avec ceux des communes du Nord.

Face à de tels blocages, une solution récemment adoptée dans le département des Landes consisterait à «zoner» la prise en charge des dégâts. De départementale actuellement (qui conduit l’ensemble des chasseurs du département à cotiser égalitairement pour des indemnisations souvent concentrées à la périphérie des massifs giboyeux), elle devient interne à chaque UG. Chacune doit donc équilibrer son compte de dégâts sur la base de ses propres cotisations. Si dans les Landes, la participation des ACCA à ce fonds «relocalisé» est proportionnelle aux surfaces chassables (atteignant ainsi 1 € / ha dans les zones aux déprédations les plus graves), on peut envisager que la cotisation soit assise sur le nombre de bracelets attribués, conduisant ainsi les ACCA les plus riches (en gibier) à indemniser de fait les dégâts commis sur les communes maïsicoles bien plus pauvres.

Conclusion

Si certains attributs topographiques ou concernant la forme des communes de cette UG sont propres à la situation de piémont pyrénéen, la plupart des données qu’on examine ici se retrouvent en bien des territoires de gestion de l’Hexagone. La diffusion du sanglier atteint aujourd’hui en effet une large part du territoire national (Poinsot, 2008) et son attrait cynégétique demeure partout aussi fort. D’autres espèces de grands ongulés posent aussi parfois des problèmes mais dans des milieux généralement plus spécifiques (les massifs forestiers pour le cerf, les régions de relief pour le mouflon par exemple). Le chevreuil est partout présent, mais bien moins mobile que le sanglier. Son domaine vital de dimension généralement infra-communale engendre ainsi moins de dérangements territoriaux que les suidés.

Quelle que soit l’espèce rencontrée, cette recherche souligne combien la gestion de ces populations et de leurs dégâts revêt une dimension géographique considérable. Par leur caractère transgressif des limites que les hommes ne franchissent pas (les clôtures en général, ici en particulier le gave, ailleurs des limites de parc naturel ou de camps militaires faisant office de réserve), par la dimension de leurs domaines vitaux qui dépassent largement ceux des communes, la prolifération des grands ongulés confronte le système de régulation cynégétique à des tensions exacerbées. Le poids des combinaisons configurations des biotopes/configurations communales, la capacité territorialement très différenciée des groupes de chasseurs à s’entendre ou à s’affronter (et les motifs parfois subtils leur imposant de composer ici le partage des meutes) (10), le débat sur les conditions territoriales de prise en charge des indemnisations de dégâts constituent autant de champs problématiques que la discipline peut aider à résoudre. Cet exercice contribue aussi à interpeller le géographe, mais aussi le citoyen et le politique, sur ce que signifie la gestion durable d’un territoire.

Parce que l’environnement embrasse des objets d’étude placés par définition à l’interface des logiques de la nature et de la société, des spatialités multiples (voire ici des territorialités animales et humaines) s’y combinent. Savoir pénétrer cette interface subtile entre le sauvage et le domestique, le naturel et le social, en y décryptant les imbrications parfois complexes entre le jeu des processus et celui des formes, dessine un vaste terrain d’investigation pour une géographie de l’environnement socialement reconnue.

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Notes

1. Par exemple, dans les Landes, 435 000 € en 2007 (Source: FDC des Landes)

2. D’autres acteurs de l’espace rural (associations de défense de l’environnement…) sont aussi associés à l’élaboration du plan de chasse mais à l’échelle de la commission départementale de gestion de la faune sauvage (réunie une fois par an sous l’autorité du préfet) qui valide (ou modifie parfois) les recommandations émanant des comités d’UG.

3. Le domaine vital est constitué par l’ensemble des espaces que fréquente un animal pour satisfaire les besoins de son existence. Il est donc constitué de milieux différents destinés à satisfaire ces fonctions (alimentation, repos, reproduction, …).

4. Pour plus de précisions, voir Waguet, Charlez-Coursault, 1991.

5. Reprenant à notre compte «l’effet Morvan» étudié par Roger Brunet, nous considérons ici que ce massif forestier se trouve en position centrale par rapport aux deux principaux foyers de dégâts mais constitue une périphérie pour chacun d’eux.

6. Celui-ci, fixé par arrêté préfectoral, est révisé chaque année en fonction des effectifs animaux estimés par commune et du montant des dégâts (qui, lorsqu’il s’élève, peut conduire à augmenter les prélèvements afin de réduire l’excédent indésirable).

7. C’est-à-dire spécialement dressée pour ne suivre la piste que du sanglier. Le principe des battues expose en effet les rabatteurs et leurs chiens à rencontrer d’autres espèces fort fréquentes, comme le chevreuil ou le renard, que des chiens non créancés poursuivraient tout à coup, oubliant la bête noire à laquelle est consacrée la battue.

8. Ce chiffre est à comparer au plan de chasse de l’AICA du Joos pour la même année: 35 bracelets. On attend donc des chasseurs de l’Escou qu’ils «prélèvent» plus de sangliers que ceux du Joos pour un milieu pourtant bien moins favorable.

9. Il est bon de préciser que dans de tels milieux, le nombre des sangliers abattus chaque année par une équipe peut dépasser le nombre de ses membres. Chaque participant bénéficie donc au moins d’une pièce par an. Pour 40 kg de viande disponible, à 15 €/kg, c’est pour le moins 600 € que peut espérer tirer un chasseur de ces battues. Pour les revenus médiocres de certains retraités agricoles (aux pensions proches du RMI), l’apport est significatif.

10. Ces questions sont largement examinées par les sociologues ou anthropologues. On peut notamment y accéder par Robert Bages et Jean-Yves Nevers (1982) et Jean-Claude Chamboredon (1982) ou plus récemment Valentin Pelosse (1993) et Christophe Traïni (2004).