N°99

Curiosités cartographiques

La cartographie n’a pas résisté à cette nouvelle vague des blooks ou la publication d’un blog en livre papier. Auteur du blog Strange Maps qu’il crée en 2006, Frank Jacobs propose un «anti-atlas» «improbable, incomplet et incorrect» (p. 11), étrange mais passionnant. Loin des atlas traditionnels qui ont pour objectif premier d’informer sur la réalité des lieux, cet atlas nous emmène aux confins du monde cartographique.

Il invite à la rêverie, il provoque l’étonnement au détour d’une page et, enfin, il permet d’explorer une sémiologie graphique plus fantasque. Qu’il s’agisse de faits, d’une démonstration, de statistiques, de politique ou de propagande, la composition graphique qui ressort de la lecture d’une carte imprègne la rétine d’une image forte, que celle-ci soit juste ou erronée l’information transmise prend du sens. Quand le monde raconté l’est de façon surprenante, l’intérêt est ravivé et la mémoire joue pleinement son rôle.

L’ouvrage est certes de bon niveau et ouvre des horizons cartographiques rarement explorés. On peut cependant exprimer un certain nombre de réserves. Tout d’abord, cet atlas ressemble à un florilège du blog et présente trop peu de cartes inédites. De plus, certaines des cartes présentées ont très souvent été vues ailleurs, qu’il s’agisse de la Carte du Tendre (p. 12-13), des Geographical fun (p. 46-49) ou des anamorphoses du site WorldMapper. Les commentaires sont inégaux et le relevé systématique des erreurs présentes sur des cartes anciennes, dans le premier chapitre «Miscartographic conceptions»,  présente peu d’intérêt. Enfin, la notion de strange maps est définie de façon on ne peut plus vague: une carte étrange est une carte qui paraît étrange à Franck Jacobs (p. 12). N’est-ce pas un peu court?

La strange map est une carte étrange, inconnue ou qui sort de l’ordinaire. En ce sens, le recueil de cartes de Franck Jacobs est bien à classer dans cette catégorie. Il y archive et commente toutes sortes de cartes: des vraies, des fausses, des curieuses, des bizarres, des étonnantes, des surprenantes, des rares, des intéressantes, des singulières… Chaque carte raconte une histoire particulière et si la précision cartographique n’est pas toujours au rendez-vous, l’imagination apparaît alors comme un sérieux substitut.

Il est certain que les très nombreuses cartes présentées ne sont pas toutes inconnues. Nombreuses restent tout de même celles qui étonnent et stimulent à la fois la réflexion et l’imagination. Trois cartes ont particulièrement attiré notre attention.

La carte du World Map tube (carte du métro du monde, p. 163) est classée dans le chapitre qui explore les cartes des transports souterrains. Inspirée par la carte du métro londonien, on y voit un réseau imaginaire de lignes reliant entre elles toutes les villes possédant un métro. Comment ne pas rêver de prendre le métro à Paris et d’en sortir à Tokyo en ayant pris la correspondance à Nanjing? En revanche, pas question d’aller à Montevideo ou à Ottawa ou encore de traverser le Pacifique, aucune ligne ne le permet. Au-delà du rêve, cette carte incite à une réflexion géographique sur le développement et la centralité.

Autre échelle, autre monde. La carte de la page 149 est une carte du monde de Manhattan. New York apparaît comme un résumé des migrations mondiales. 80 pays sont symbolisés et positionnés à l’intérieur des contours de la ville en fonction de l’importance de la population immigrante selon le poids de leur population dans l’aire de recensement (texte original en anglais The map-maker placed the country contours near the census area where most of the citizens of each country resided. Danielle Hartman) Cette carte est un véritable hymne à la diversité et New York devient une île globale où les différentes communautés peuvent coexister et donner son identité à la ville.

Enfin, la projection proposée page 137, The Equinational Projection, est la plus extravagante projection qu’il nous ait été donné à voir: comment imaginer un monde où chaque pays a la même taille? 191 États sont placés et respectent peu ou prou les localisations respectives (à l’exception notable de la Russie, et au prix de quelques acrobaties pour les micro-États enclavés). L’image présentée est inhabituelle mais elle pourrait permettre la représentation de phénomènes, à l’échelle mondiale, pour lesquels la taille du pays importe peu, voire est gênante (par exemple, la représentation des positions de vote à l’Assemblée générale des Nations Unies, où chaque État membre dispose d’une voix).

Il est vrai que certaines pages méritent le détour. Nous signalons le chapitre 10, consacré aux exclaves et enclaves, qui présente quelques anomalies frontalières peu connues. On y trouve également deux pages proposant une typologie des enclaves à la fois complète et claire, s’inscrivant dans une démarche chorématique digne de La Carte, mode d’emploi de Roger Brunet.

Mais pourquoi passer du blog au livre? Y a-t-il une plus-value autre que financière (pour l’auteur et l’éditeur)? Le lecteur y trouve-t-il son intérêt?

Transformer un blog en blook peut s’avérer d’un intérêt relatif. Par exemple, l’ouvrage issu du blog WorldMapper — The atlas of the real world: mapping the way we live (Dorling et al., 2008) — empile 416 pages de cartes réalisées uniquement en anamorphose. Si l’exercice aiguise la curiosité sur Internet, la lecture du livre s’avère d’une grande monotonie. À l’inverse, l’ouvrage de Franck Jacobs apporte une plus-value réelle: en montrant des cartes insolites à destination d’un large public, il éveille la curiosité et donne envie… de visiter son blog.

L’atlas de Franck Jacobs est donc à savourer, pas seulement par les amoureux des cartes, mais aussi par tous ceux qui estiment que, trop souvent, les atlas de géographie se suivent et se ressemblent.

Référence de l'ouvrage

JACOBS F. (2009). Strange Maps. An atlas of cartographic curiosities. Penguin Group USA, 244 p., 112 cartes. ISBN: 978-0-142-00525-5. Blog créé en 2006.

Références bibliographiques

BRUNET R. (1987). La Carte, mode d’emploi. Paris : Fayard : Montpellier : Reclus, 269 p. ISBN: 2-213-01848-0

DORLING D., NEWMAN M., BARFORD A. (2008). The atlas of the real world : mapping the way we live. Londres: Thames et Hudson, 400 p. ISBN: 978-0-500-51425-2