N°101

Un nouveau champ de recherche: les jeux vidéo

Les jeux vidéo font l’objet d’une appropriation massive (environ 25 millions de joueurs en France en 2010, selon l’Agence française pour le jeu vidéo). Leur usage dépasse le cadre du divertissement et touche toutes les catégories de la société. Il s’agit de produits culturels hybrides qui mêlent technologie informatique et contenu, le plus souvent scénarisé. De nombreux sites et revues traitent de l’actualité des jeux vidéos, mais peu de publications tentent de saisir la multiplicité des enjeux qu’ils recouvrent. C’est à notre avis le mérite principal de l’ouvrage dirigé par Samuel Rufat et Hovig Ter Minassian, qui rassemble ici une collection de 11 textes traitant tous du jeu vidéo selon des approches disciplinaires différentes.

Bien que l’introduction annonce un regroupement des contributions en quatre parties (conception, espaces du jeu vidéo, rôle dans l’enseignement et pratiques), ce découpage n’apparaît nullement par la suite. On regrette l’anonymisation des textes qui oblige à se rendre à la fin de l’ouvrage pour trouver le nom des auteurs et leur discipline. Ces approches disparates du jeu vidéo comme objet de recherche auraient sûrement mérité un effort de transition de la part des auteurs, qui n’ont d’ailleurs pas conclu l’ouvrage. Celui-ci apparaît ainsi moins utile au chercheur profane en sciences sociales qui souhaiterait se documenter sur le sujet qu’au chercheur dont l’objet d’étude est spécifiquement le jeu vidéo et qui bénéficie ici d’un réel apport de connaissances sur les concepts et les outils mobilisés par d’autres disciplines pour traiter de cet objet.

Les trois premiers textes, qui se situent du côté de la conception, montrent bien qu’il s’agit d’objets complexes dont l’étude a des implications sur l’évolution même de la recherche en sciences sociales. Ainsi, la classification des jeux vidéo implique de tenir compte de l’imbrication des logiques du game designer (le concepteur du jeu), du programmeur informatique (qui assure la faisabilité technique) et du joueur. Le chapitre sur les jeux sérieux, qui connaissent une très forte croissance depuis une dizaine d’années, est particulièrement intéressant de ce point de vue, car il soulève bien la question de la finalité du jeu et du type de public visé. La classification des serious games est liée à une multiplicité d’objectifs, comme le fait de vouloir diffuser un message, prodiguer un entraînement, échanger des données, etc. Toutefois, parmi les différents «genres» de jeux vidéo, les jeux de rôle en ligne massivement multi-joueurs (MMORGP, Massively Multiplayer Online Role Playing Games) sont sans doute les plus fascinants pour la recherche en sciences sociales. L’observation de mondes virtuels par le programme informatique rend ténue la frontière entre la notion d’instrument et celle d’objet de recherche. Elle pose également une vaste question relative aux possibilités techniques et juridiques de récolte et d’analyse des données.

Les deux chapitres suivants abordent l’espace des jeux vidéo. Outre une approche des représentations de l’antiquité dans les jeux vidéo, on retient notamment le texte des directeurs de l’ouvrage. Géographes, ces derniers montrent que la spatialité intervient à différents niveaux des jeux vidéo et que l’étude des conditions de production et des contextes d’utilisation est essentielle pour saisir ces différentes formes de spatialité. Les auteurs proposent une classification qui articule différentes échelles d’analyse: espace du joueur, espace dans le jeu, espace autour du jeu, incluant les territoires de l’industrie des jeux vidéo. Par cette approche, les auteurs décèlent une logique industrielle qui favorise l’amélioration des performances techniques au détriment de la diversité. On peut y voir une forme de transition entre conception et usages, notamment dans le domaine de l’éducation.

Deux auteurs (un enseignant d’histoire-géographie et un géographe) s’interrogent ensuite sur la plus-value pédagogique des jeux vidéo en classe et les moments propices à leur utilisation dans une situation d’enseignement et d’apprentissage. L’appropriation du jeu par l’enseignant est ici indispensable car ce dernier joue un rôle de médiation. Une idée qu’il paraît nécessaire de retenir est celle d’un avantage supposé des jeux vidéo, celui de correspondre au fonctionnement des jeunes générations: rapidité, rapport à la construction des notions d’espace-temps, approche systémique. Ces jeux correspondraient à une demande d’«apprendre autrement» et à la prise en compte d’une construction particulière du rapport au monde des natifs numériques.

Au final, cet ouvrage montre que les jeux vidéo constituent un objet de recherche pour une grande variété de disciplines comme, par exemple, la linguistique, qui peut s’en saisir pour l’étude du langage des jeunes en contexte de loisir. Dans de nombreux cas, la recherche des uns peut nourrir celle des autres. Ce livre incite finalement à une réflexion sur l’interdisciplinarité. Les sociologues pourraient ainsi relire les résultats auxquels ils aboutissent sur la reproduction des rapports de domination sociale dans certains jeux en ligne à la lumière de l’approche psychanalytique qui montre que tout jeu — du plus primitif au plus élaboré — constitue «la projection, au sein d’un espace fantasmatique spécifique, d’une même habileté-compétence», et permet finalement une décharge autorisée de pulsions refoulées.

Référence de l'ouvrage

RUFAT S., TER MINASSIAN H., dir. (2011). Les Jeux vidéo comme objet de recherche. Paris: Questions théoriques, 197 p. ISBN: 978-2-917131-06-0