N°102

Espace et politique en Syrie

Le livre de Fabrice Balanche, issu d’une thèse de doctorat, est paru il y a cinq ans déjà mais n’a pas vieilli car il est singulièrement éclairant au vu des événements dans le monde arabe, particulièrement en Syrie, du printemps et de l’été 2011.

Il offre un double intérêt: il est une source d’informations précieuses et donne des clés qui permettent de mieux comprendre l’évolution de la Syrie depuis la prise de pouvoir de la famille Assad et la contestation qui pourrait – l’issue est incertaine au moment où ces lignes sont écrites – faire changer la donne à Damas. Mais aussi, et en ce point il est intemporel, il est un témoin de ce qu’un géographe (et non un économiste ou un sociologue ou un spécialiste de science politique) peut offrir au public en matière de réflexion sur l’espace politique.

L’espace politique, ici, c’est certes toute la Syrie, pays sur lequel s’exerce le pouvoir de la «dynastie» Assad, mais c’est aussi et surtout sa partie occidentale, la façade maritime et son arrière-pays, le jabal Ansariyeh, la chaîne montagneuse dans laquelle est implantée originellement la communauté alaouite, exemple fréquent d’une montagne-refuge pour une minorité religieuse. L’alaouisme est une branche (d’aucuns disent: un schisme) du chi’isme duodécimain; c’est une religion à initiés, comme celle des druzes, et les juristes sunnites, certains juristes chi’ites même, ont hésité sur l’appartenance des alaouites à l’islam. Hafez el Assad avait fait admettre par des fatwas issues de al-Azhar que les alaouites étaient bien des musulmans, ce qui était fort important car le chef de l’État syrien doit constitutionnellement être musulman.

Comme toute minorité religieuse, les alaouites ont dû, au cours des siècles, défendre leur autonomie contre les attaques des chi’ites «orthodoxes», des sunnites et du pouvoir ottoman. Lors de son mandat sur la Syrie, la France, fidèle au principe de diviser pour régner, a favorisé les alaouites, créant même un éphémère «État alaouite.» Cet épisode mis à part, les alaouites ont presque toujours connu, comme le dit Fabrice Balanche, une situation de quasi-relégation, le jabal Ansariyeh apparaissant comme une périphérie lointaine, les ouvertures sur le monde extérieur se faisant par les ports libanais: Tripoli puis la trouée de Homs ou Beyrouth, le port le plus proche de Damas. Les alaouites étaient considérés comme des paysans rustres et peu fréquentables. Les seules relations un peu solides se faisaient avec le port de Lattaquié et avec Alep.

Mais après l’indépendance (1946) et une longue période d’instabilité marquée par de nombreux coups d’État et l’éphémère union avec l’Égypte (RAU), un officier alaouite, ministre de la Défense qui plus est, Hafez el Assad, réussit un ultime coup d’État en 1970. Or, il est alaouite et contrôle le parti Bath (que les francophones écrivent souvent Baas, mais Fabrice Balanche préfère Bath). Il va constituer autour de lui son assabiyyah, d’abord avec sa famille, puis avec des militaires et des cadres du parti, presque tous alaouites. L’assabiyya, théorisé par le grand intellectuel maghrébin du XIVe siècle Ibn Khaldoun, peut se définir par la fidélité dans un groupe familial, tribal, clanique, religieux, voire un groupe d’intérêts communs, fidélité qui domine toutes les autres possibles et dont la trahison aboutit à l’exclusion. L’assabiyya est en général dominée par un chef plus ou moins charismatique. Fabrice Balanche montre, à plusieurs reprises, le rôle de l’assabiyya de la famille Assad, qui est entre autres le noyau de ce qui fonctionne pratiquement comme un parti unique, le Front national progressiste, coalition de partis complètement dominée par le Bath.

C’est dans ce cadre syrien que Fabrice Balanche se montre véritablement géographe en étudiant en géographe, la politique territoriale des Assad, Hafez (1970-2000) puis de son fils Bachar, «inséparable, écrit-il, d’une volonté de contrôle.»

Deux raisons conduisent Hafez, puis Bachar, à prêter une attention particulière au jabal Ansariyeh et à la côte syrienne. D’une part, il s’agit de la fenêtre syrienne sur la Méditerranée, avec les ports de Tartous et surtout de Lattaquié et, d’autre part, il fallait soigner la communauté alaouite, en partie restée dans sa montagne, mais dont de nombreux membres se sont installés dans les villes de l’Ouest syrien (quelques-uns aussi à Damas).

D’une périphérie délaissée, le pouvoir bathiste veut faire un espace intégré: les efforts portent sur le désenclavement, l’équipement et l’urbanisation. Dans les dernières années de Hafez el-Assad, les résultats sont très mitigés. Les alaouites ne s’intègrent guère aux nouvelles structures spatiales mais squattent une administration pléthorique, tandis que le dynamisme industriel et commercial est aux mains des sunnites et des chrétiens des villes côtières. Mais ce dynamisme est limité, freiné par la présence de l’assabiyyah alaouite, et plus précisément des membres de la famille Assad qui ont un comportement de prédateurs, en particulier à Lattaquié.

L’agriculture subit une réforme agraire qui aurait pu être bénéfique mais qui a été mal conduite.  La région est marquée par un exode rural qui désorganise la vie montagnarde, oblitère le vieil ordre tribal sans le remplacer vraiment par autre chose.

À partir du bref «printemps» de 1990, que l’on a cru un moment ouvrir la voie à une démocratisation, mais qui n’a été, de fait, qu’une libéralisation économique, et surtout à partir de l’arrivée au pouvoir de Bachar el-Assad, avec une franche ouverture au secteur privé (banques, assurances, commerce international, transports, plus qu’industries d’ailleurs), il se crée ou se renforce une bourgeoisie d’affaires, essentiellement sunnite et marginalement chrétienne. Malgré quelques espoirs, cette ouverture n’est en aucune façon une ouverture vers un peu de démocratie, ou au moins de liberté individuelle. Et le développement économique qu’elle provoque a lieu dans les grandes villes de l’intérieur, surtout à Damas et dans une moindre mesure à Alep. Elle ne profite pas à la région alaouite dont l’intégration inachevée se délite peu à peu.

Toute cette histoire récente de la région alaouite est très clairement exposée par Fabrice Balanche, soulignée par de très nombreux schémas et croquis souvent inspirés de la chorématique. Le sujet du livre est économique et politique. Mais l’auteur montre avec efficacité que la compréhension de l’évolution de la région alaouite telle qu’elle a eu lieu sous la dictature des Assad est parfaitement traduite par une étude de l’organisation et de la désorganisation de l’espace, et par le jeu changeant des dynamismes spatiaux voulu par une étroite clique au pouvoir (l’assabiyyah des Assad), renforcé par une approche communautaire. Il s’agit en fait d’une dialectique des réseaux sociaux et des clivages spatiaux.

La brève conclusion du livre de Fabrice Balanche, écrite il y a cinq ans rappelons-le et lue à la lumière des évènements du printemps et de l’été 2011, est très éclairante, mais plonge paradoxalement le lecteur dans une grande incertitude. Elle vaut la peine d’être citée en entier: «Une évolution comparable à la Yougoslavie d’après Tito: Notre conclusion n’est guère optimiste pour l’avenir de la Syrie, et particulièrement pour les alaouites. Ces derniers n’ont pas d’autre choix que de soutenir le régime, malgré sa fragilité et ses erreurs. La chute du régime de Bachar el-Assad au profit de la bourgeoisie sunnite, dans un schéma modéré, ou au profit de la mouvance islamiste sunnite, dans un schéma radical, remettrait certainement en cause la forme de l’appartenance de la communauté alaouite à la Syrie, et par contrecoup, celle de la région côtière.»

Cependant on comprend pourquoi le régime Assad résiste et n’est pas balayé par le «printemps arabe», comme l’ont été les régimes de Ben Ali et de Moubarak. Des pans entiers de la société syrienne ont tout avantage à ce que ce régime perdure: les alaouites, certes, les chrétiens qui ont été choyés à condition qu’ils ne disent rien sur le régime, une partie de la bourgeoisie sunnite enrichie par l’ouverture libérale de l’économie.

On l’a compris: centré sur la région alaouite, le travail de Fabrice Balanche est précieux pour tenter de suivre l’évolution et le devenir de la Syrie. Il est aussi un bel exemple d’une approche rigoureuse de la politique économique et de la politique tout court par la géographie en tant que science de l’organisation de l’espace par les sociétés. Peut-être pourrait-on reprocher un peu à ce beau travail de ne faire pratiquement aucune allusion à la situation de la Syrie au cœur de ce dangereux chaudron que sont le Proche et le Moyen-Orient; chaudron dans lequel la Syrie est singulièrement partie prenante avec sa position géographique dans le «croissant chi’ite», son alliance avec l’Iran, son occupation puis son évacuation du Liban, son soutien au Hezbollah, sa prudence dans la confrontation avec l’État hébreu malgré l’annexion du Joulan, ses essais d’ouverture vers l’Europe.

Fabrice Balance répondra que les contrecoups de ces problèmes ne jouent qu’indirectement sur ceux de la région alaouite. Peut-être, probablement même, mais pour combien de temps?

Référence de l’ouvrage

BALANCHE F. (2006). La Région alaouite et le pouvoir syrien. Paris: Éditions Karthala, coll. «Hommes et sociétés», 314 p. ISBN: 2-84586-818-9