N°105

Ceci n’est pas un guide. Shanghai

Les guides touristiques modernes sont nés à la fin du XVIIIe siècle, mais se sont développés surtout à partir du XIXe. Rompant avec les anciens récits de voyage, ils ont pour objectif de donner des informations aux touristes. Chacun dans son style, ils reflètent leur époque. Les célèbres «Red Books» (1836) de l’éditeur John Murray mentionnaient les sites pittoresques et romantiques. De son côté, Karl Baedeker inventa le guide moderne du voyageur vers 1870 dans le sillage de la révolution des chemins de fer; inaugurant le format de poche, ils comportaient de nombreuses cartes et plans et étaient appréciés pour leur clarté et précision. Plus de 140 ans plus tard, la plateforme éditoriale Urbain, trop urbain, créée par Matthieu Duperrex et Claire Dutrait, nous présente le premier numéro d’une collection de Revue de villes, intitulé Shanghai Nø City Guide, à la manière de Magritte dont la célèbre légende de l’une des œuvres s’intitulait «Ceci n’est pas une pipe» (1929).

On retrouve ici nombre d’ingrédients de la modernité ou de la post-modernité. Ce n’est sans doute pas un hasard que la première ville choisie se situe en Chine, laboratoire mondial de l’architecture et de l’urbanisme. Le guide traite toutefois moins de la ville de Shanghai que de l’urbanité de Shanghai. Il s’agit d’un livre numérique diffusé au double format: PDF et epub pour iPad ou iPhone. La version PDF comporte, outre les 714 pages du texte, des milliers de liens, avec du son et de la vidéo. Ce guide ne se veut ni discours universitaire, ni discours du guide touristique habituel. La revue ne propose pas une liste de «lieux incontournables» ni de «parcours conseillés en trois ou quatre jours…». En fin d’ouvrage, les auteurs recommandent seulement quelques adresses permettant «au flâneur urbain contemporain de pratiquer la ville de façon réelle (par la promenade) ou virtuelle (par le surf sur la toile)». Le parti pris et l’ambition sont de «donner à voir, à sentir et à comprendre au flâneur d’aujourd’hui une ville, par des approches fragmentaires…».

La revue revendique des «approches parcellaires et éclatées». Ces fragments résultent d’une approche résolument multidisciplinaire avec la contribution de pas moins de 50 auteurs venus de tous horizons: architecture, urbanisme, photographie, arts numériques, littérature, sociologie, géographie… Ils s’expriment aussi à travers 65 contributions sur la pratique de la ville: écriture, estampe, portfolio photographique, application en ligne, son, vidéo… On a là des rencontres individuelles, et le plus souvent totalement subjectives avec la ville. Ce projet vient du numérique et va au numérique. La revue favorise les «flâneries hypertextuelles», les incursions dans le paratexte, les parcours dans des réseaux multiples. Elle se nourrit ainsi des réseaux sociaux (Twitter, Netvibes, Facebook). L’un des principaux points forts tient à la remarquable iconographie avec des photos parfois très évocatrices. La postface de Françoise Ged, directrice de l’Observatoire de l’architecture de la Chine contemporaine, constitue aussi assurément l’un des meilleurs fragments de cette revue. Fine connaisseuse de la mégapole, elle propose une douzaine de pages particulièrement érudites, denses et claires sur Shanghai.

Le résultat de cette démarche innovante est un objet éditorial d’un autre type, à la fois stimulant, brillant, déroutant, parfois agaçant, mais qui en tout cas ne laisse pas indifférent le lecteur. Qui peuvent être les destinataires de ce genre d’ouvrage? Certainement pas le touriste lambda à la recherche d’informations sur les monuments, les hôtels et les restaurants… Peut-être les routards bac+5. Sans doute aussi les bons connaisseurs de la ville désireux d’aller plus loin dans l’approfondissement de leur connaissance. La cible semble étroite. L’ouvrage s’inscrit pourtant dans une logique low cost, avec un prix d’à peine 2,99€ pour le lancement de la revue électronique. Mais ici low cost rime non pas avec marché de masse mais élitisme; singulière combinatoire…

La lecture de Shanghai Nø City Guide suscite cependant divers regrets, perplexités et critiques. Quelques termes impropres choqueront le géographe, notamment l’utilisation systématique de «mégalopole» pour «mégapole». On y parle aussi de «lieu désertique» (p. 655) pour «désert». Nombre de textes ou parties de textes auraient pu avoir été écrits pour toute autre ville en Chine, voire pour la Chine elle-même. Shanghai devient ainsi parfois un prétexte pour des généralités. La qualification des auteurs pour parler de Shanghai laisse parfois perplexe; de l’une d’entre elles il est dit simplement: «elle voyage souvent de manière immobile entre les images et les signes, les écritures et les paroles». Ici, le discours d’expert se trouve totalement aboli; ferment de créativité, mais aussi porte ouverte à toutes les approximations. Le style se veut éloigné du genre académique; mais le brio de certains textes s’effectue parfois au détriment d’aspects plus factuels ou objectifs. L’usage des formules et des jeux de mots prémunit certes contre le caractère parfois laborieux de certains guides traditionnels, mais vire parfois à la préciosité et à l’obscurité. Le mode de structuration de cette revue laisse également perplexe. Se succèdent ainsi diverses parties telles que «Mythologies», «Épreuves», «Allures», «Seuils», «Contrefaçons», «Dérives», dont il est parfois malaisé d’inférer le contenu. L’éclatement des points de vue et le caractère fragmentaire rappellent certaines formes d’expression cinématographique. On a ici une sorte de guide Nouvelle Vague. Dans un ouvrage qui se veut résolument (post)moderne, on sera surpris de trouver de multiples références à des penseurs des années 1960/1970, Foucault, Deleuze, Debord… comme si le temps s’était arrêté depuis, comme si, en France mais aussi à l’étranger, d’autres penseurs n’étaient pas venus apporter leur contribution à la modernité. À la différence des guides dont les auteurs sont souvent anonymes, Shanghai Nø City Guide est écrit à la première personne par des auteurs revendiquant leur singularité. Mais ce parti pris de subjectivisme systématique rend parfois les textes difficiles à partager. Paradoxalement, la prolifération des formes d’expression permise par les nouveaux médias débouche parfois ici sur une clôture des discours sur eux-mêmes, voire à une difficile communicabilité des points de vue. Certains textes versent dans l’égotisme et le narcissisme et sont davantage les miroirs de leurs auteurs qu’un véritable partage de la ville.

Au final, il ne s’agit ni d’un guide ni d’un non-guide; en tout cas, un ouvrage non pour se repérer, mais pour se perdre; peut-être pour mieux retrouver la ville? Il montre la capacité du genre du guide touristique à se réinventer, à s’approprier les outils techniques de son temps. S’agit-il d’un nouveau genre de guide de voyage, d’un exercice de style, produit totalement raffiné et innovant réservé à quelques happy few, quelques intellectuels, ou d’un laboratoire expérimental qui inspirera d’autres formes d’expression? L’avenir le dira. En tout cas, le prochain numéro porte sur une autre interface fascinante entre Occident et Orient: Istanbul…

Référence de l’ouvrage

DUPERREX M., DUTRAIT Cl. (2012). Shanghai Nø City Guide. Toulouse:Urbain, trop urbain, coll. «La revue des villes», 714 p. ISBN: 978-2-9541144-0-8. http://www.nocityguide.com/accueil