N°106

La première carte de l’Amérique

La Quatrième Partie du monde est l’histoire d’un moment majeur de l’Europe occidentale et de sa représentation cartographique du monde connu. Dès la fin du XVe siècle, les navigateurs européens se lancent dans une quête systématique de nouvelles routes commerciales océaniques en s’appropriant des portions croissantes des littoraux des autres continents. Toby Lester s'intéresse particulièrement à l’épisode le plus extraordinaire de cette saga, où marins et cartographes prennent conscience de l’existence d’un nouveau continent. Son travail est exemplaire par son érudition, mais aussi par sa méthode d’exposition. Sa plume alerte, bien rendue par la traduction, nous montre «comment s’entremêlent au cours des siècles les témoignages, les récits de voyage, des explorateurs, des navigateurs, des cartographes, des érudits, pour parvenir à une nouvelle représentation du monde à quatre continents... [Les] Conciles, les quais des grands ports [...] les légendes» (p. 4 de couverture) jouent un rôle de même importance. Il utilise avec bonheur, l’étude de cas pour mieux nous faire comprendre ce processus complexe et multiforme de mutation sociale, économique, politique et intellectuelle, qui va durablement marquer ce Finistère européen.

Ainsi le prologue et l’épilogue s’intéressent vivement, aux conditions de production d’un planisphère imprimé en 1507, redécouvert dans les années 1900 et conservé depuis mai 2003 à la Bibliothèque du Congrès de Washington. Cette carte murale de 128 cm sur 233 cm. est un assemblage de 12 cartons (fig. 5, p. 40-41 et planche 11), réalisé par Martin Waldseemüller, un moine cartographe, du Gymnasium Vosagense, cénacle d'humanistes (comprenant notamment Mathias Ringmann) de Saint-Dié. Elle illustre une «Introduction à la cosmographie avec certains principes de géométrie et d'astronomie nécessaires en la matière». C’est, à première vue, la réédition, parmi d'autres, d’un célèbre traité scientifique de Ptolémée (90-168), redécouvert et traduit en latin par des lettrés italiens au début du XVe siècle. D’autres cartographes rhénans et flamands (planches 7 et 9) avaient déjà publié une copie de ce planisphère de l’Antiquité gréco-latine. La communauté savante européenne avait donc déjà abandonné la représentation, dite en «T-O», largement symbolique et biblique du monde connu, en usage dans la Chrétienté latine médiévale (planche 1). Celle de Ptolémée est une projection géométrique, analogique, des configurations de l’enveloppe sphérique de la terre sur un plan. Pourquoi ce planisphère de 1507, et pas un autre, est-il considéré aujourd'hui comme un document unique, irremplaçable et inscrit en 2005, sur le registre international de la Mémoire du monde de l’UNESCO? C’est que cette «Introduction» à la cosmographie de Ptolémée est complétée par un supplément, «les quatre voyages d’Amérigo Vespucci» (p. 20), où ce marchand-navigateur florentin fait part aux Médicis d’une conviction: les nouvelles terres explorées par Christophe Colomb et ses suiveurs ne sont pas les avant-postes orientaux de l’Asie mais les abords d’un quatrième continent, jusqu’alors inconnu, probablement entouré d’océans et à des milliers de kilomètres de l’Europe. Ainsi, quinze ans à peine après le premier voyage de Colomb, Waldseemüller «prolonge» l’Ouest du planisphère de Ptolémée par la première représentation de l’océan Atlantique en entier et par celle de ces «contrées inconnues» du savant hellénistique.

Il dessine ainsi la première forme de ce quatrième continent. Il en inscrit discrètement le nom qu’il a choisi en l’honneur d’Amérigo, «America», à l’emplacement du Sud-Ouest de l’actuel Brésil. Il faudra l’expédition de Magellan (1519-1522) pour que cette hypothèse soit validée expérimentalement. En 1538, le Flamand Mercator reprend ce nom «America» sur son planisphère cartographié selon la projection qui porte son nom. L’image cartographique européenne d’un «monde entier» à quatre continents (ibid. p. 20) est fixée. Aujourd’hui la carte de Waldseemüller est, de fait, considérée comme l’acte de naissance d’une Amérique conçue par les Européens comme un «monde neuf», à explorer, à peupler, à convertir, à aménager, bref, à coloniser. Toby Lester nous apprend que le moine de Saint-Dié a été tôt sensible au succès de son document, écrivant dès 1508 à Mathias Ringmann: «Nous avons récemment composé, dessiné et imprimé une carte du monde entier, sous forme de globe et sous forme de plan qui fait en ce moment son chemin dans le monde, non sans gloire et sans louanges» (p. 452). Dans ces milieux monastiques des temps modernes, on est bien loin de la quête de la Jérusalem céleste prônée quatre siècles plus tôt par saint Bernard de Clairvaux: «c’est la vocation d’un moine de rechercher la Jérusalem, non pas terrestre mais céleste, et là il ne le fera pas en partant à pied mais en progressant avec ses sentiments» (cité p. 45).

La Quatrième Partie du monde est solidement assise sur près de 700 références, une bibliographie de 16 pages et un index bien commode de 25 pages sur deux colonnes. Elle peut ravir les historiographes comme les spécialistes ou les curieux de cartographies anciennes. L’édition française offre 11 planches couleurs hors-texte, d’excellente qualité et 81 figures noir et blanc, essentiellement des cartes, pas toujours très lisibles, il est vrai. Mais cette somme peut, tout aussi bien, captiver les amateurs d’aventures et de voyages historiques.

L’ouvrage s’organise en trois parties, chacune s’interrogeant sur les conditions d’émergence et les enjeux d’une représentation graphique particulière du monde connu des Européens (I. Ancien Monde, II. Nouveau Monde, III. Le Monde entier). Les chapitres ont des titres courts et suggestifs («Les cartes du frère Matthew», «Le fléau de Dieu», «Sur la mer océane», etc.).

Référence de l’ouvrage

LESTER T. (2012). La quatrième partie du monde: la course aux confins de la Terre et l’histoire épique de la carte qui donna son nom à l’Amérique. Paris: J.-C. Lattès, traduction Bernard Sigaud; 561 p., 25 euros. ISBN: 978-2-7096-3337-6