N°106

Un atlas des Tsiganes/Roms: clarifier des identités confuses

L’ouvrage intitulé Atlas des Tsiganes. Les dessous de la question rom, écrit par Samuel Delépine (maître de conférences en géographie sociale à l’université d’Angers) et illustré par Alexandre Nicolas (cartographe-géomaticien indépendant et officier géographe), est organisé en cinq parties distinctes autour des questions sociales, géographiques, politiques, économiques et identitaires des Tsiganes/Roms ou pour le dire autrement des Roms, Gitans, Sintis, Travellers, gens du voyage, Manouches, Yéniches, Kalé... qu’ils soient migrants, nomades ou sédentaires. Dès l’introduction («Des “Tsiganes” à la “question rom”: un long processus de rejet»), l’auteur nous invite à décoder un processus complexe d’identification des populations souvent désignées par un terme générique, «les Tsiganes», et à qui l’on attribue de tout temps une identité homogène niant les différences et les revendications propres. L’auteur, en s’appuyant sur une ample série de cartes éclairantes, riches en informations et accessibles à tous les publics, ainsi que sur des infographies de situations spécifiques à chaque thème, nous donne à voir l’évolution de la question tsigane depuis «le mythe des origines indiennes» à celui des «roms migrants». Il analyse les situations économiques, sociales, résidentielles, scolaires et politiques des groupes concernés dans tous les pays d’Europe. Il insiste sur l’importance de la déconstruction des préjugés et des stigmates, qui ont toujours été associés aux Tsiganes et qui ne sont fondés que sur la volonté répétée et toujours d’actualité d’ethnicisation de ces groupes.

Dans la partie «Une histoire contrainte», l’auteur retrace comment, en évoquant des «origines incertaines», les Tsiganes ont été catégorisés ethniquement et culturellement. Les Tsiganes ont vécu l’esclavage en Roumanie jusqu’en 1855, le génocide pendant la Seconde Guerre mondiale et subissent un «antitsiganisme» persistant, pour reprendre l’expression de l’auteur. Cette partie sur l’histoire des parcours des Tsiganes en Europe nous montre l’échec des États dans leur volonté d’imposer aux Tsiganes une identité homogène, une sédentarisation forcée ou une intégration assimilationniste.

Dans la partie «Identités et diversité», nous découvrons que derrière le terme «Tsiganes», quatre catégories émergent en Europe: les Roms à l’Est, les Sinti et Sinti-Manus à l’Ouest, les Gitans dans la péninsule Ibérique et les Gypsies et Travellers au mode de vie itinérant dans les îles Britanniques. Ces populations aux identités variées sont souvent considérées comme itinérantes alors que la majorité d’entre elles sont sédentarisées ou ne se déplacent qu’à l’intérieur d’un même État. Il est aussi question, dans cette partie, du rôle de la famille comme socle de la cohésion. Globalement, nous rejoignons l’auteur sur l’insuffisance des travaux sur ce thème. Il est intéressant de relever la valorisation de la «culture tsigane» avec l’émergence de chaînes de télévisions spécialisées dans les musiques tsiganes ou de stations de radio en langue romani, même s'il faut dénoncer la «folklorisation» commerciale.

Dans la partie «Les Tsiganes face aux difficultés économiques et sociales», Samuel Délépine rappelle que les Tsiganes sont pauvres; ils en sont conscients et n’aspirent qu’à améliorer leur situation. Pourtant, ils gardent parfois des activités non rentables afin de préserver leur identité. En plus des discriminations vécues au quotidien et du racisme, s’ajoutent une méconnaissance et un refus de faire appel aux institutions juridiques. Si les Tsiganes font peu ou pas appel à ces institutions c’est parce que, dirigées entre autres par les gadjés (les non-tsiganes), ils les accusent d’être porteuses de ces mêmes discriminations. Les problèmes socio-économiques auxquels les Tsiganes font face sont nombreux. Avec un taux d’échec scolaire très fort, l’analphabétisme des Tsiganes est parmi les plus élevés d’Europe. Le manque de qualification ne leur permet pas d’accéder à un emploi salarié. L’accès aux soins est difficile et leur espérance de vie bien inférieure à celle des populations majoritaires. Quant au logement, les Tsiganes sont souvent cantonnés à des espaces périphériques les marginalisant encore plus fort. Les insertions spatiales qui existent ne riment pas toujours avec insertion sociale.

Dans la partie «Les gens du voyage en France», l’auteur rappelle l’historique de la constitution de cette catégorie à part parmi les citoyens français. Ce statut d’itinérant est aujourd’hui totalement inadapté aux réalités socio-économiques de ces groupes. Il ne tient pas compte de l’évolution des familles, ni des activités, ni de l’insuffisance des aires d’accueil où ils sont obligés de stationner lors de leurs déplacements. Il y a souvent une confusion entre gens du voyage et migrants roms roumains. L’amalgame des pratiques et des groupes entretient l’ethnicisation excessive.

Enfin, dans la dernière partie «Des “politiques tsiganes”?», riche en informations, en cartes et en exemples sur les institutions européennes, il apparaît que depuis la chute du mur de Berlin en 1989 et la dissolution de l’URSS, l’Union européenne a voulu développer des politiques «en faveur des Roms»; politiques qui se sont souvent transformées en «problème public rom». Ces programmes européens qui s’opposent aux discriminations et aux politiques de rejet ont, cependant, un effet pervers de stigmatisation et d’homogénéisation des différents groupes concernés. Ces deniers, souvent considérés comme de mauvais citoyens, deviennent de commodes boucs-émissaires en temps de crise. Il en ressort que les programmes européens d’aide à l’insertion des Tsiganes sont plus souvent utilisés à des fins stratégiques que pour réellement améliorer les conditions d’accueil et de vie de ces populations.

Pour conclure, cet atlas est d’une grande qualité pédagogique, en permettant de mieux saisir les multiples réalités identitaires, sociales, politiques et économiques des populations tsiganes. L’auteur illustre ses propos de manière précise en s’appuyant sur les cartes, des statistiques et d’autres infographies. Le ton de l’ouvrage est critique. L’auteur a à cœur de déconstruire les poncifs et les multiples idées reçues qui pèsent sur les populations tsiganes, en envisageant une lecture sociale des difficultés qu’elles rencontrent et non une lecture culturelle dérivant vers l’ethnicisation. L’étude de ce groupe de population nous donne une belle leçon de modestie sur nos démocraties en nous éclairant sur leurs failles. Malgré le rejet que les Tsiganes ont connu de tout temps, devenant pour tous «l’étranger par excellence», ils ont réussi à maintenir et à préserver leur identité envers et contre tout.

Nous avons deux regrets cependant. D’abord, l’absence, dans cet atlas, d’exemples de réussite sociale, de sortie communautaire et même d’intégration assumée de ces populations car il en existe. Ensuite, l’usage même du nom «Tsigane», tout au long de l’ouvrage, aurait pu devenir «Tsigane-Rom» afin de prendre en considération les éléments cités dans l’atlas lui-même, concernant cette dénomination imposée par les autorités dominantes.

Référence de l’ouvrage

DELÉPINE S., NICOLAS A. (2012). Atlas des Tsiganes. Les dessous de la question rom. Paris : Autrement, coll. «Atlas/Monde», 96 p. ISBN: 978-2-7467-3087-8