N°107

Irriguer dans le bassin du Rhône

La question des ressources en eau constitue l’une des plus angoissantes questions de notre temps. Manquons-nous d’eau, manquerons-nous d’eau un jour? Cette inquiétude est récurrente dans les régions sèches de la planète, et depuis quelques années, elle tend même à le devenir dans des régions tempérées réputées «humides». La menace d’une pénurie d’eau, réelle ou présumée, est d’autant plus sensible qu’un changement climatique semble bel et bien se dessiner. Certains épisodes récents ont eu un fort impact sur les populations qui craignent, entre autres, une accélération — non plus seulement saisonnière, mais permanente et définitive — des crises liées au manque d’eau. Les sécheresses de 1976 et de 2003 ont particulièrement marqué les esprits. Désormais, l’eau n’apparaît plus comme une richesse naturelle illimitée que l’homme peut ponctionner à son gré, mais bien comme une ressource rare et fragile qu’il doit au contraire partager et préserver.

1. Le bassin du Rhône. Les unités du Bassin du Rhône

Dans ce contexte, l’un des usages de l’eau les plus décriés est l’irrigation. Longtemps considérée comme une technique agricole à la pointe du progrès, essentielle au développement des sociétés humaines, l’agriculture irriguée est maintenant accusée de tous les maux: trop chère, trop subventionnée, trop gourmande en eau, l’irrigation moderne ne serait pas compatible avec les exigences d’un développement durable. Mais, loin d’être consensuelles, ces accusations font débat: pour les agriculteurs, un apport supplémentaire en eau permet de sécuriser les récoltes et d’augmenter les rendements, particulièrement lors des périodes sèches; pour les gestionnaires de l’eau, une irrigation raisonnée et contrôlée ne va pas forcément à l’encontre d’un partage équitable et durable des ressources en eau; pour les scientifiques, un arrêt brutal des arrosages pourrait même entraîner de graves déséquilibres environnementaux dans certaines régions où l’irrigation se pratique depuis plusieurs siècles.

Apporter des éclairages objectifs et utiles sur cette question ne peut se faire sans disposer d’une mesure précise des pressions exercées par l’irrigation sur les ressources en eau. Pour cela, il est nécessaire d’intégrer une information suffisante à l’échelle de territoires assez vastes pour servir de supports à une gestion intégrée des ressources en eau.

Cet objectif a guidé la réalisation, pour la thèse, du vaste système d’information sur le bassin du Rhône (SIR), qui regroupe de très nombreuses informations sur les ressources en eau et leurs usages de 1955 à 2006. Outre le fait que ce système soit évolutif, c’est-à-dire qu’il puisse être facilement mis à jour et nourri d’autres informations, il présente deux avantages majeurs. D’abord, d’un point de vue technique, le système d’information sur le bassin du Rhône permet d’allier un système de gestion de bases de données convivial et intuitif à un SIG usuel bien connu des géographes. Grâce à cette association, il est possible de cartographier rapidement l’information, et de mettre à disposition un support bien connu, facilement utilisable par le plus grand nombre. Ensuite, d’un point de vue méthodologique, le système d’information sur le bassin du Rhône a été conçu en conformité avec l’un des principes fondamentaux de la géographie, l’articulation des échelles d’analyse: le système est relationnel, c’est-à-dire qu’il permet l’emboîtement d’unités spatiales de nature différente, ce qui est le propre de toute démarche multiscalaire.

La figure 1 symbolise l’une des premières étapes dans la construction de l’architecture géographique du système. Très vite, et malgré tous les défauts inhérents à une unité administrative dont les limites n’ont souvent que peu de sens géographique, la commune s’est imposée comme l’unité spatiale fondamentale du système. En France, la commune est l’unité de référence des instituts d’étude statistique comme l’INSEE ou Agreste, et sert de cadre à la collecte d’une information très riche. Mais elle constitue aussi et surtout une unité de restitution privilégiée de l’information: en tant que premier échelon d’emboîtements administratifs parfaits, elle demeure un territoire de décision et de gestion très opérationnelle.

L’architecture emboîtée du système d’information sur le bassin du Rhône permet d’intégrer et/ou de fractionner des informations de nature très différente, acquises à l’échelle d’unités spatiales plus petites (les stations météorologiques, les points de prélèvement d’eau recensés par l’Agence de l’eau Rhône-Méditerranée…) ou plus grandes (les cantons, les petites régions agricoles…) que la commune.

Le problème principal de cette mise en relation de l’information se pose dans le cas d’emboîtements spatiaux imparfaits. Dans ce cas précis, la carte répond à la question fondamentale de l’appartenance des communes au bassin du Rhône, et résout la mise en concordance entre l’unité hydrographique la mieux indiquée dans le cadre d’une étude des ressources en eau — le bassin-versant — et les unités administratives les mieux indiquées dans le cadre d’une étude des usages de l’eau — les communes. Au final, 6 239 communes sont incluses en totalité ou en partie dans le bassin du Rhône.

Une fois effectuée cette restructuration de l’espace géographique, il est possible de formuler des interrogations venant préciser le problème général des pressions sur les ressources en eau, et d’y répondre de manière cartographique en choisissant des unités spatiales adaptées.

Grâce à la réalisation de l’Atlas de l’irrigation dans le bassin du Rhône, la thèse montre que l’irrigation progresse durant la deuxième moitié du XXe siècle, non seulement parce que les superficies irriguées ont tendance à augmenter, mais aussi parce que l’irrigation se modernise et devient de plus en plus économe en eau.  Les figures 2a et 2b constituent deux exemples d’expertise géographique proposée dans le cadre de la thèse à des échelles d’analyse différentes.

2. Irrigation et demande en eau: 1970-2000

La figure 2a donne un premier éclairage sur les dynamiques de l’agriculture irriguée durant les trente dernières années du XXe siècle, dynamiques dont l’étude est par ailleurs très largement précisée dans la thèse. De manière générale, les régions où l’irrigation était la plus ancienne et la plus traditionnelle voient les superficies irriguées diminuer. Il s’agit des endroits où les cercles correspondants à la période la plus ancienne (en jaune) sont plus grands que ceux des périodes postérieures et cachent donc l’évolution depuis 1970. Les régions où l’irrigation est la plus récente et la plus moderne sont celles où les superficies irriguées ont augmenté (en rouge foncé).

La figure 2b présente, quant à elle, une estimation des prélèvements en eau de l’irrigation pour les mêmes années, réalisée cette fois-ci à l’échelle des sous-secteurs hydrographiques, unités spatiales élémentaires utilisées le plus couramment par les spécialistes et les gestionnaires de l’eau. Si ces prélèvements ont globalement diminué à l’échelle du bassin du Rhône, ils ont pu augmenter localement, notamment dans les régions d’irrigation intensive du centre et du nord du bassin.

Ces cartes sont représentatives de la posture générale adoptée tout au long de cette recherche: l’irrigation est à la fois considérée comme un type particulier d’agriculture et comme un usage de l’eau. Elles montrent bien la nécessité de relativiser les inquiétudes quantitatives sur les ressources en eau, que ce soit dans le temps et/ou dans l’espace. L’irrigation n’est pas toujours responsable d’une surconsommation des ressources en eau dans le bassin du Rhône, du moins pas partout, pas tout le temps…

Dans cette recherche, la carte n’est pas une simple illustration. Certes, elle permet de présenter des résultats sous une forme très efficace, et de répondre ainsi aux attentes des principaux acteurs de l’eau. Mais elle permet surtout d’étayer une réflexion proprement géographique qui repose sur la structuration de l’espace et l’emboîtement des échelles d’analyse.

Référence de la thèse

RICHARD-SCHOTT F. (2010). L’irrigation dans le bassin du Rhône - Gestion de l’information géographique sur les ressources en eau et leurs usages. Lyon: Université Lyon 2, thèse de doctorat de géographie 596 p. + un CD-Rom regroupant le Système d’Information sur le bassin du Rhône, l’Atlas sur l’irrigation dans le bassin du Rhône et un album photo.