N°108

Essai de modélisation autour des nouvelles traversées alpines

Les bassins de franchissement: au-delà des discours, la réaffirmation des États

Cette figure propose une vision peu conventionnelle des Alpes. Elle exprime la démarche méthodologique mise en œuvre dans le cadre de la thèse. L’objectif de cette recherche était, en partie, de questionner à l’échelle de l’arc alpin le sens de la nouveauté affirmée par les «nouvelles traversées alpines». Celles-ci ne sauraient se résumer aux seules ouvertures des récents tunnels de base [1] (Lötschberg, Gothard, Brenner, Lyon-Turin), ni à l’affirmation de l’émergence d’une ère solidaire autour de la gestion du franchissement à l’échelle alpine (Martin, Château, 2000). L’idée principale proposée au travers de cette figure est, au contraire, celle du renforcement de l’échelle nationale et des discontinuités alpines qui l’accompagnent. L’identification de quatre bassins de franchissement permet de matérialiser ce raisonnement.

Retour sur une démarche de recherche

Quatre facteurs de spatialité permettent de définir ces bassins:

Chacun de ces facteurs est exprimé par un attribut. Le nombre et la localisation des bassins ont ainsi été orientés par le premier de ces facteurs, à savoir la carte des services de ferroutage, ces derniers réaffirmant la dimension politique dans l’établissement d’un système de franchissement.

1. Les Bassins de Franchissement: essai de modélisation autour des Nouvelles Traversées Alpines

Apparition de la forme: le degré d’intégration du système de franchissement

La déclinaison des formes sphériques rend compte du deuxième facteur: l’établissement des conditions encadrant le potentiel de mobilité. Corridor, axe et itinéraire sont ici trois métriques qui s’emboîtent et expriment le degré d’intégration du système de franchissement. Un corridor est constitué d’au moins deux axes qui sont eux-mêmes composés d’un agencement cohérent d’itinéraires. Plus l’offre est forte plus la sphère est pleine (corridor). L’exemple en est le système suisse (A) qui repose sur un corridor agençant deux axes (Lötschberg-Simplon et Gothard). La métrique d’axe se manifeste, à l’inverse, par une volonté de contrôle qui s’exprime par une réduction du choix offert (Bassin occidental, C) opérée à l’aide d’un nœud de concentration (Pied-de-Traversée). La métrique d’itinéraire est alors un intermédiaire puisqu’elle correspond au composant basique qui permet de tendre vers l’un ou l’autre des niveaux présentés selon les jeux d’association (Brenner, B; Étoile de Villach, D).

La taille, fonction de l’attractivité du bassin

La taille de la sphère dépend de l’intensité du phénomène. Quatre classes de bassin ont été élaborées à partir d’une évaluation de leur attractivité. Celle-ci est calculée à partir du produit entre, d’une part, le nombre d’exploitants présents dans le bassin et, d’autre part, le rapport entre volume annuel comptabilisé et nombre de sillons utilisés en moyenne par jour: nb d'exploitants x (nb MT annuelles/nb trains par jours). Plus ce produit est élevé, plus l’attractivité du bassin est forte.

La couleur, vers une définition rythmique des traversées alpines

La couleur mobilise enfin les trois ordres d’appartenance renvoyant à la définition même que nous proposons des traversées alpines. Une traversée est l’addition de deux séquences d’approche et d’une de franchissement (T=2A+F). La traversée, contenant englobant de manifestations culturelles, techniques, identitaires et politiques, s’exprime par une action centrale elle-même fondée sur un acte: le franchissement. Celui-ci peut se définir comme le fait de franchir une ligne de crête entre les grands bassins versants d’Europe. L’approche est alors la séquence intermédiaire, instable, contractée ou dilatée au gré des dynamiques animant le rapport F/T.

Chacune de ces séquences présente sa qualité propre. Alors que la traversée se caractérise par le phénomène de concentration, le franchissement s’expérimente par celui de l’éclatement. Le choix des couleurs cherche à rendre compte de ces qualités à partir de la théorie des couleurs proposée par Vassily Kandinsky dans Du spirituel dans l’art (1989). Le jaune, polarité de la diffusion et de l’éclatement (Franchissement), entre en tension avec le bleu, couleur de la concentration (Traversée). L’instabilité (Approche) est exprimée par le rouge tant cette couleur mue au contact des polarités principales.

L’ordre d’appartenance des bassins sert à caractériser leur fonctionnalité principale. Lorsque la majorité des trains franchit la ligne de crête, l’ordre directeur est la Traversée (Brenner, Étoile de Villach). À l’inverse, lorsque le nombre de circulations limitées à l’un ou l’autre des versants est le plus important (Bassin occidental), l’ordre directeur est l’Approche. Enfin, lorsque, comme dans le cas du Bassin Suisse, l’immense majorité des circulations franchit la ligne de crête et que ce phénomène se double d’une volonté politique d’extériorisation nodale au-delà de la frontière (Pied-de-Franchissement), l’ordre proposé est celui du Franchissement.

Une lecture de l’incohésion alpine

L’absence de mise en réseau de ces aires traduit la première idée contenue dans le titre de cette thèse: la cospatialité de systèmes nationaux. La cospatialité est entendue ici non comme une famille d’interspatialité (Lévy, 2003), mais comme le fait que deux plans spatiaux occupent une même étendue (l’arc alpin). Si l’Italie constitue le dénominateur commun aux axes considérés, ce sont bien les États du Nord (Suisse, Autriche) qui donnent le rythme au phénomène. Aussi l’Italie disparaît-elle au profit d’une segmentation en bassins méridiens, miroir de la situation de son marché de fret au nord d’une ligne Turin-Milan-Bologne. Les appels à une solidarité alpine, comme l’interrogation lancée par la CIPRA (2005) «Des tunnels ferroviaires plutôt qu’une politique des transports?», montrent que l’articulation de ces entités fonctionnelles nationales (l’interspatialité) constitue une problématique au cœur de l’invention spatiale des nouvelles traversées alpines. Le défi est d’autant plus grand que les réalisations des tunnels de base restent avant tout le fait des États, en Suisse bien sûr, mais aussi en France, en Italie et en Autriche. En effet, le Lyon-Turin est un projet bi-national avant d’être un projet européen (Sutto, 2009).

Prisme exacerbé des enjeux circulatoires européens, cette figure propose une lecture géopolitique des dynamiques de renouvellement du rail. Entre libéralisation et interopérabilité, les nouvelles traversées alpines mettent en exergue la limite principale de la recherche communautaire d’une continuité absolue: la persistance d’une non-adéquation entre le cadre marchand, d’une part, et les contextes politique et technique, d’autre part.

Bibliographie

MARTIN J-P., CHÂTEAU B. (2000).Traverser les Alpes: la route en question. Grenoble: PUG, 176 p. ISBN: 2-7061-0919-X

KANDINSKY V. (1989). Du Spirituel dans l’art. Paris: Gallimard, coll. «folio essais», 210 p.

LÉVY J. (2003). «Interspatialité». In LÉVY J., LUSSAULT M., Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés. Paris: Belin littérature et revues, coll. «Biblio Belin Sc», p. 523-524. ISBN: 2-7011-6395-1

CIPRA (2005). «Des tunnels ferroviaires plutôt qu’une politique des transports?». CIPRA Info, septembre 2005, n° 77. (consulter)

SUTTO L. (2009). «L’émergence et la construction d’un espace alpin des transports lues à travers l’histoire du projet Lyon-Turin». Cahiers Scientifiques du Transport, 56/2010, p. 109-135.

Référence de la thèse

SUTTON K. (2011). Les Nouvelles Traversées Alpines. Entre cospatialité de systèmes nationaux et recherche d’interspatialités, une géopolitique circulatoire. Grenoble: Université de Savoie, thèse de doctorat en géographie, 577 p. oai:tel.archives-ouvertes.fr:tel-00689249

Un tunnel de base situé autour de 500 mètres d'altitude permet d'éviter l'ascension des rampes précédant les tunnels d'altitude, dits de faîte (situés entre 1 000 et 1 200 mètres d'altitude). La distance de la percée en est rallongée, atteignant son record (57 km) pour le futur tunnel du Gothard.