N°110

Mana (Fidji): une île touristique divisée

Mana Island, dans l'archipel des Mamanuca (fig. 1), ne figure pas dans les ouvrages récents de Marie Redon (2010) ou de Godfrey Baldacchino (2013) sur les îles divisées. Pourtant, cette modeste île, s'étirant sur 1,2 km2, est coupée en deux par une clôture de deux mètres de haut avec portillons et guérite. Une telle infrastructure a de quoi surprendre sur une île touristique. Essayons d'en comprendre les tenants et les aboutissants.

1. Les îles Fidji

Avec 675 000 touristes en 2011, les Fidji sont, de très loin, la première destination touristique du Pacifique Sud. Ce micro-État de 837 000 habitants au recensement de 2007 profite de la prospérité économique de la zone Asie-Pacifique puisque la fréquentation touristique a progressé de 24% en cinq ans. Depuis la fin des années 1980, les revenus du tourisme sont très supérieurs à ceux de l’industrie sucrière (Narayan, 2000) et représentent 27,8% du PIB fidjien en 2011. Les Australiens forment un peu plus de la moitié du flux, suivis par les Néo-Zélandais (15%) et les Étatsuniens (8%). La fréquentation asiatique reste modeste, ne représentant que 9% du total avec des évolutions contraires. D’un côté, on assiste à un effondrement des arrivées de Japonais (26 000 en 2002, 9 600 en 2011). De l’autre, les Chinois qui ont commencé à venir en 2009 sont désormais plus de 24 000 (Fiji Bureau of Statistics). Ce marché prometteur est desservi, depuis 2010, par deux vols directs hebdomadaires Fidji-Hong Kong assurés par Fiji Airways. L’obtention d’un visa à l’arrivée facilite les démarches administratives des Chinois.

2. Paysage de l’archipel des Mamanuca
Vue prise du sommet de Mana Island (60 m d’altitude) en direction du sud-est. Les îles Malolo et Qalito apparaissent en arrière-plan. On remarque les constructions coralliennes frangeant le littoral. (cliché: J.-Ch. Gay, 2010)

Le tourisme est très concentré sur le littoral sud-occidental de Viti Levu, l’île principale des Fidji. Près de 60% de la fréquentation et des revenus se répartissent à peu près équitablement entre la Côte de Corail, les environs de Nadi et les archipels des Mamanuca et des Yasawa. Une telle localisation est d’abord liée à la proximité de la porte d’entrée internationale des Fidji, l’aéroport de Nadi, qui fut une escale obligatoire entre l’Australie ou la Nouvelle-Zélande et l’Amérique du Nord jusqu’aux années 1970 (Britton, 1980). Le ravitaillement des avions donna naissance dans les environs de l’aéroport, dès le milieu du siècle dernier, à une hôtellerie pour les passagers en transit, mais aussi, sur la la Côte de Corail et dans les îles, à des établissements destinés à une clientèle séjournant plus longuement et recherchant le Sea, Sand and Sun (Lockhart, 1993). On reconnaît là un des principes majeurs de l’organisation spatiale du tourisme dans les îles intertropicales (Gay, 2000). Deux autres avantages y encouragèrent également le développement touristique: un climat ensoleillé et moins arrosé que dans la partie orientale de Viti Levu; de nombreux terrains en libre propriété pour construire des hôtels (Ward, Chandra, 1997).

À quelques dizaines de kilomètres de Nadi, l’archipel des Mamanuca correspond parfaitement à l’image du paradis insulaire tropical avec ses petites îles aux plages de sable blanc et ses eaux bleu turquoise (fig 2). Certaines sont habitées, d’autres pas. À partir de 1966, avec l’ouverture du Castaway Island Resort (King, 1997), le tourisme les a largement investies, puisque leur capacité d’hébergement hôtelier dépasse les 2 300 lits et de petits bateaux de croisière les sillonnent. Certaines ne sont que visitées, telle Monuriki où a été tourné le film de Robert Zemeckis, avec Tom Hanks, Seul au Monde (Cast Away), sorti en 2000. D’autres sont des îles-hôtels, telles Vunavadra, Tai ou Kadavu.

3. Plan du Mana Island Resort and Spa 4. Plage nord du Mana Island Resort and Spa
À noter que le village de Yaro Levu n’est pas figuré sur ce plan alors qu’il se trouve juste à l’est de la jetée. (cliché: J.-Ch. Gay, 2010) Dans la matinée et à marée basse, la plage est bien vide. (cliché: J.-Ch. Gay, 2010)

Enfin, sur quelques-unes se côtoient villages et hôtels comme à Malolo ou Mana. Cette dernière compte quelques centaines de résidents et accueille un des plus anciens et des plus importants resorts de l’archipel. Le Mana Island Resort and Spa totalise 286 lits en bungalows ou dans de petits bâtiments, dispersés sur un domaine arboré (fig. 3). Cet hôtel «quatre étoiles» de bon niveau est apprécié des Japonais et d’une clientèle familiale, surtout australienne et néo-zélandaise, pour ses deux plages (fig. 4), ses équipements sportifs et de loisirs (fig. 5) et les nombreuses activités nautiques offertes, du snorkeling à la planche à voile, en passant par la plongée ou le canoë. Son accès est facilité par une piste d’aviation permettant des vols affrétés de et vers l’aéroport international de Nadi, à une trentaine de kilomètres (fig. 6).

5. La piscine du Mana Island Resort and Spa 6. L’aérogare du Mana Island Resort and Spa
Se confondant avec l’océan Pacifique, l’eau de la piscine n’est ondulée que par l’alizé et attend des touristes décidemment peu matinaux. (cliché: J.-Ch. Gay, 2010) Au milieu des bancs sur lesquels on patiente paisiblement, une balance permet de peser les bagages qui seront embarqués dans le bimoteur DHC-6 Twin Otter. (cliché: J.-Ch. Gay, 2010)

Derrière ce décor de rêve se cache un conflit ancien que peu de clients de l’hôtel connaissent. En effet, sur cette petite île cohabitent difficilement un hôtel de classe internationale et quatre établissements rudimentaires, qui totalisent plus de cent lits, situés dans le village de Yaro Levu (fig. 7). Si les excursionnistes qui visitent à la journée cette île sont les bienvenus au Mana Island Resort and Spa (fig. 8), il n’en va pas de même pour les backpackers. On estime qu’ils représentaient, en 2005, 12% des touristes et 14% des nuitées aux Fidji, ce qui n’est pas négligeable et ce qui explique que c’est un des rares États à les étudier au travers de son International Visitor Survey (IVS).

7. Le Mana Lagoon Backpackers 8. L’arrivée des excursionnistes sur l’île de Mana
De construction sommaire et non climatisé cet établissement a ouvert récemment. (cliché: J.-Ch. Gay, 2010) Comme tous les matins, un puissant catamaran à moteur débarque des visiteurs venus de Denarau et qui repartiront en fin d’après-midi. Ils sont tout de suite pris en charge par le personnel du Mana Island Resort and Spa afin de consommer dans cet établissement et de les détourner de Yaro Levu. (cliché: J.-Ch. Gay, 2010)

Cette clientèle est d’ailleurs clairement identifiée et ciblée dans le guide Lonely Planet Fiji (2009). Souvent dédaignée parce qu’elle est supposée impécunieuse, elle a le grand avantage de sortir des sentiers battus en fréquentant des lieux que les autres touristes ignorent. Ainsi, les backpackers sont bien présents dans le nord et l’est de Viti Levu ou dans les îles extérieures (Walsh, 2007). Ils sont aussi adaptés aux gîtes et autres lodges peu sophistiqués que créent les communautés rurales pauvres (Jarvis, Peel, 2010) et qui les détournent de l’exode rural.

9. Backpackers sur la plage de Yaro Levu, sur le littoral sud
Au pied de la terrasse du Ratu Kini Backpackers, de jeunes vacanciers se font bronzer. On reconnaît les îles Malolo et Qalito en arrière-plan. (cliché: J.-Ch. Gay, 2010)

Contrairement aux autres touristes, les backpackers sont majoritairement originaires du Royaume-Uni, d’Allemagne, de Scandinavie ou d’Amérique du Nord (fig. 9). Leur venue est facilitée par l’excellente desserte de Nadi, étape commode et originale de certains billets «tour du monde». Mais l’étude de J. Jarvis et V. Peel révèle encore que les backpackers ne forment pas un groupe homogène, démontrant la présence de flashpackers (contraction de flash «raffiné, sophistiqué» et de backpackers), des routards aisés et plus âgés que leurs «cousins» backpackers.

Toujours est-il que, depuis avril 1996, une clôture sépare l’ouest et l’est de Mana. Un portillon doté d’une guérite permet aux clients du Mana Island Resort & Spa de se rendre à Yaro Levu et de fréquenter ses restaurants bon marché ou de faire quelques emplettes. En revanche, les vigiles du resort sont censés empêcher les backpackers, généralement jeunes et facilement reconnaissables, de rentrer dans l’hôtel et d’utiliser la piscine, les douches, les courts de tennis… (fig. 10 et 11). Bien qu’exceptionnelle, cette situation est symptomatique des problèmes fonciers sur les terres coutumières qui agitent ce micro-État. Nous devons pour les comprendre remonter aux origines du Mana Island Resort & Spa.

10. Le portillon et la guérite entre Yaro Levu et le Mana Island Resort and Spa 11. Panneau interdisant l’accès du Mana Island Resort and Spa aux backpackers
L’absence de vigile semble montrer que cette fermeture n’est pas permanente et que le contrôle est plus ou moins strict et apparent, peut-être pour ne pas heurter les clients de l’hôtel. (cliché: J.-Ch. Gay, 2010) Décoloré par le soleil et barré d’une croix de désapprobation, ce panneau est-il encore dissuasif? Vinaka vaka levu signifie «Merci». (cliché: J.-Ch. Gay, 2010)

Quand le projet d’un hôtel émerge aux débuts des années 1970, Mana est inhabitée. L’île appartient au clan Ketenamasi, qui vit sur l’île de Malolo (fig. 2 et 9). Le manque d’eau à Mana empêche la résidence, mais le clan vient y pêcher, cueillir des fruits (mangues, bananes…) ou pratiquer une petite horticulture vivrière. Depuis 1940, les terres coutumières (87% du territoire fidjien) ne peuvent être louées légalement que par l’intermédiaire du Native Land Trust Board (NLTB), un organisme qui fixe les baux et la répartition des loyers entre les membres du clan. Le Mana Island Lease Agreement est un contrat standard de location de la partie occidentale de l’île, accepté par l’opérateur australien venu investir dans le tourisme. Outre le montant des loyers, une clause impose l’embauche prioritaire des membres du clan Ketenamasi (Sofield, 2003). Une partie du clan, soit plus d’une centaine de personnes, s’installe donc sur Mana pour travailler dans l’hôtel. Le niveau de vie de la population augmente nettement grâce aux salaires bien que des signes de pauvreté soient toujours perceptibles dans le village de Yaro Levu (fig. 12). Les loyers versés au clan servent à l’amélioration des conditions de vie sur l’île de Malolo, où l’état de santé, l’alphabétisation et la qualité des logements progressent d’une manière sensible.

12. Une habitation dans le village de Yaro Levu
Installée en bord de mer, cette case en tôles ondulées témoigne du niveau de vie modeste de certains villageois. (cliché: J.-Ch. Gay, 2010)

Quand, en 1991, la société japonaise qui a repris l’exploitation de l’hôtel souhaite l’agrandir, le NLTB, conformément à la loi, intervient pour garantir les intérêts du clan et l’accès libre aux plages. Mais un personnage va venir mettre son grain de sel et va être à l’origine de la clôture. Au départ, Ratu Kiniboko est le représentant des chefs du clan lors des négociations avec les Australiens et le NLTB. Instruit et parlant bien l’anglais, il va devenir progressivement le principal interlocuteur de la direction du Mana Island Resort & Spa. C’est lui qui recrute ou licencie les 150 employés du clan. Il autorise aussi l’installation de personnes non membres du clan Ketenamasi. Les chefs coutumiers sont progressivement court-circuités et marginalisés. Son rôle pose également problème à la direction de l’hôtel, qu’il défie quand il ouvre, en 1993, le Yaro Levu Backpackers Resort. Deux ans plus tard, son frère crée le Meareani Vata Backpackers Inn (Harrison, 1997). Tous deux ayant refusé l’offre de rachat de leurs établissements par la direction de l’hôtel, celle-ci décide de construire la fameuse clôture, considérant que l’«invasion» des backpackers constitue une violation flagrante du Mana Island Lease Agreement. Pour Ratu Kiniboko, l’hôtel n’a pas le droit de bannir les backpackers, car étant ses hôtes ils peuvent accéder à la terre de sa communauté.

La division de l’île s’explique donc par le fait qu’en devenant une sorte de «courtier en développement» (Bierschenk et al., 2000), Ratu Kiniboko a articulé d’une manière conflictuelle les enjeux économiques exogènes et les enjeux fonciers coutumiers endogènes. Au-delà du cas de Mana, se pose la question plus générale du contrôle de l’accès des terres coutumières louées à un tiers. Et si le NTLB, aujourd’hui TLTB (iTaukei  Land Trust Board) a permis de réduire les conflits fonciers, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une des clés du développement aux Fidji et d’un sujet très sensible, avec l’antagonisme entre Fidjiens de souche et Indo-Fidjiens.

Bibliographie

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