N°111

Le bazar cartographique de Jerry Brotton

Avec ce gros volume (537 pages) richement illustré, l’historien de la Renaissance Jerry Brotton (Queen Mary University) s’attaque à une vision transhistorique de la cartographie, de Ptolémée à Google, construite en douze étapes (pourquoi douze?). On peut être séduit par le projet, qui ambitionne d’inscrire les cartes dans l’histoire de leur temps, l’évolution des savoirs et des méthodes, et les contextes géopolitiques de leur conception dans une perspective d’histoire globale aujourd’hui en faveur. Plutôt que de considérer l’histoire de la cartographie comme le progrès linéaire et cumulatif d’une science, Jerry Brotton propose d’envisager chaque carte  comme un objet culturel,  «une interprétation, fondée sur l’imagination, de l’espace qu’elle prétend représenter» (p. 23) et pour laquelle chaque cartographe a imaginé des solutions parfois innovantes, ou astucieuses, répondant à un projet intellectuel précis.

Les familiers de la cartographie, et donc les lecteurs de Mappemonde, ne seront pas bouleversés par cette hypothèse, dont l’auteur cherche à faire croire qu’elle est originale. Les cartes correspondent à des moments dans l’histoire des représentations du monde, et non pas à une progression linéaire vers toujours plus de précision. On doit saluer l’effort de Jerry Brotton pour tenir son pari en examinant au fil des pages, non seulement douze cartes, mais aussi douze moments de l’histoire de la cartographie illustrés chacun par un choix de documents organisés autour d’un thème dominant. L’ensemble s’appuie sur de très nombreuses sources bibliographiques, malheureusement indiquées seulement en notes de fin de volume, et un corpus iconographique de qualité. Ainsi, par exemple, la cartographie antique, autour de la géographie de Ptolémée et de la bibliothèque d’Alexandrie, est placée sous le thème de la science, car l’auteur insiste principalement sur les techniques de représentation de la terre en fonction des problèmes mathématiques de la projection d’une sphère. La cartographie asiatique du XVe siècle illustre le thème de l’empire, autour des rapports entre la Chine, la Corée et le Japon. L’entreprise des Cassini  est mise en relation avec la nation, construite par la représentation de son territoire sous l’égide de la consolidation de l’État moderne.

Le procédé permet d’ordonner la lecture des cartes en fonction de thématiques qui entrent en rapport dialectique avec le travail des cartographes contraints par leurs sources, leurs techniques et leurs commanditaires. En revanche, on pourrait discuter de la pertinence de chacun de ces thèmes, qui pourraient se substituer les uns aux autres, et appeler surtout à en faire une analyse historique. Par exemple, la carte des Cassini est à mettre en rapport avec la constitution de l’État plutôt que de la nation mais aussi avec les progrès des méthodes de triangulation et de mesure de la terre. Si la Chine et le Japon se posent la question de l’empire, il en va de même de l’Angleterre victorienne, pourtant lue sous l’angle de la «géopolitique» dans le chapitre 10. Bref, le procédé est astucieux, mais de nombreuses permutations sont possibles quant aux choix des thèmes et des documents. On peut aussi questionner les choix de ceux-ci. L’absence par exemple de la production cartographique du XIXe siècle, entre la cartographie des Lumières des Cassini et la cartographie géopolitique de Mackinder, étonne car l’élaboration d’une cartographie scientifique fondée sur le paradigme de la science humboldtienne, celui de la collecte et de la spatialisation des données, est aussi un moment central dans les projets de représentations du monde. Il se place à la jonction entre la vision des Lumières de l’égalité des espaces, couverts par le même réseau de mesures permettant de penser les phénomènes globaux, et les projets coloniaux de partage entre les grandes puissances et de domination des territoires. Mais cela eût fait un treizième chapitre, au détriment de l’élégance formelle recherchée.

Chaque lecteur trouvera dans ce bazar cartographique, aux rayonnages bien garnis mais peu ordonnés, des éléments intéressants sur des aires culturelles ou des périodes qui lui sont moins familières ainsi que quelques bonnes synthèses  sur des moments de l’histoire de la cartographie. C’est sans doute sur les cartes de la fin du Moyen Âge et du début de la période moderne, qui correspondent à son champ de spécialisation, que Jerry Brotton est le plus précis: son analyse de la fameuse carte déodatienne de Martin Waldseemuller précise utilement les techniques de gravure sur bois utilisées au XVIe siècle et leur rôle dans l’édition cartographique, qui amène à insérer des lettres d’imprimerie dans des planches en bois. De même la lecture de la mappemonde médiévale de Hereford (vers 1300), sous l’angle de l’expression de la foi, fait découvrir un document de valeur mais sans doute peu connu en France, même si les liens entre la religion catholique et la cartographie ont été bien étudiés par ailleurs. Enfin, la lecture de l’histoire contemporaine à travers les succès de la projection dite de Peters puis du développement des outils de visualisation de Google Earth est stimulante car elle interroge les pratiques actuelles de la cartographie et de la géographie, caractérisées par l’affaiblissement de l’opposition entre savants profanes, qui s’emparent de la cartographie avec d’autant plus de facilité que les outils technologiques ont été considérablement simplifiés. Ce thème essentiel n’est malheureusement pas approfondi.  Sur d’autres sujets, on sent davantage l’effort de synthèse, voire de collage de références pour bâtir un récit fourmillant d’anecdotes et de portraits, pas toujours indispensables et parfois confus.

On peut se demander ce qui a valu à ce gros livre foisonnant les honneurs d’une traduction dans une maison prestigieuse, outre le succès de son précédent ouvrage [1]. Jerry Brotton fait un effort pour rendre son récit vivant, au prix de ficelles de rédaction empruntées au roman, et plus usées que la première toise des Cassini. Ainsi le chapitre 10 s’ouvre sur «Le 24 mai 1831, à l’heure du dîner, quarante gentlemen se retrouvaient pour la soirée à la Thatched House Tavern» (p. 365) et, un peu plus loin: «Mackinder avait la réputation de ne pas couper les cheveux en quatre et sa phrase d’ouverture ne dérogea en rien à son franc-parler habituel: qu’est-ce que la géographie?» (p. 377). Effet dramatique pour mettre l’histoire à portée de tous? Ce qui peut être plaisant devient assez vite lassant quand l’effet narratif sert à faire le lien entre les fiches de l’auteur, ou à donner une trompeuse impression de familiarité.

L’ouvrage de Jerry Brotton ne tient donc pas ses promesses. L’idée simple sur laquelle il repose n’assure pas la solidité de l’ouvrage qui s’égare dans de trop nombreuses bifurcations ne menant nulle part et cherche maladroitement à séduire par la profusion des détails et un ton enjoué plus que par son plan d’ensemble. Chaque chapitre contient certes des éléments valables, utiles pour une mise au point rapide sur un point particulier, mais à l’heure où l’accès à l’information a été bouleversé et généralisé, s’orienter dans les connaissances pour construire une véritable histoire globale demande un meilleur guide que la somme de Jerry Brotton.

Référence de l’ouvrage

BROTTON J. (2013). Une histoire du monde en 12 cartes. Paris: Flammarion,  537 p. ISBN: 978-2-0812-1433-0

The Renaissance Bazaar: From the Silk Road to Michelangelo,. New York: Oxford University Press, 2002.