N°111

Dynamiques commerciales et patrimoniales dans les centres historiques (Le Marais, le Vieux Lille)

Le constat de la «banalisation» des paysages de centre historique a été fait maintes fois. La thèse dont on présente ici quelques résultats (Mermet, 2012) se propose, à l’appui de deux terrains (Le Marais à Paris et le Vieux Lille), de dépasser ce constat en décryptant les interactions entre les dynamiques commerciales et les dynamiques patrimoniales, deux éléments structurants du paysage de ces quartiers. L’iconographie est au cœur de la démonstration, sous la forme de cartes, de croquis de synthèse, mais aussi par l’usage de la photographie dans une perspective de sémiologie spatiale, ce qui permet une lecture à la fois matérielle et symbolique de ces paysages. C’est cet aspect de l’usage de l’iconographie dans la thèse qui sera ici développé.

La sémiologie spatiale, outil d’appréhension de l’interaction commerce/patrimoine

De plus en plus de travaux insistent sur la pertinence d’une analyse symbolique de l’espace urbain, considéré comme le support d’une juxtaposition exceptionnellement dense de signes matériels qui ont un sens dans les représentations collectives et individuelles des citadins. En effet, «dans l’univers surchargé de signes du paysage des grandes métropoles contemporaines, la métaphore de la lecture de l’espace semble être devenue incontournable pour analyser l’expérience urbaine» (Monnet, 2000). Dans le même ordre d’idée, Bernard Lamizet considère l’espace urbain comme un «espace polyphonique» truffé de signes de nature diverse (2007), délivrant un message qu’il s’agit de décoder.

Ce travail s’appuie sur l’hypothèse selon laquelle la notion de symbole permettrait de comprendre le fonctionnement de la synergie entre les «signes du commerce et du patrimoine» dans les centres historiques. Cette notion est fondée sur l’idée d’une correspondance entre la présence d’un objet matériel et l’évocation d’une signification idéelle, ce qui explique l’importance que lui a accordée la linguistique mais aussi, plus globalement le structuralisme. Gilles Deleuze définit ainsi le registre du symbolique comme une troisième catégorie de pensée, transcendant les classiques catégories du réel et de l’imaginaire (1967). La lecture symbolique de l’espace urbain reviendrait donc à l’analyse de l’articulation entre la forme matérielle (considérée comme support pour la juxtaposition de signes d’ordres très différents: patrimoniaux, commerciaux, touristiques, communautaires, politiques…) de la ville et les valeurs immatérielles et idéelles qui lui sont associées dans les sociétés contemporaines.

Selon cette perspective, dans la mesure où son cadre matériel n’est fondamentalement pas le même que celui d’un espace péricentral ou périphérique, le centre historique ne revêtira pas la même symbolique et ne sera pas lu de la même façon. On postule ainsi que la juxtaposition – l’articulation – de la structure commerciale et patrimoniale des centres historiques serait en elle-même productrice d’une symbolique particulière. En effet, «dans la langue comme dans l’espace, la proximité de deux objets suffit à les mettre en relation et permet de transférer quelque chose de l’un à l’autre» (Monnet, 2000). Il s’agit donc de comprendre ce que produit, sur le plan symbolique, l’interaction entre les signes du commerce et les signes du patrimoine dans les centres historiques.

Dans le cadre de la méthodologie mise en place dans la thèse, l’analyse symbolique des centres historiques a fait appel à la sémiologie spatiale, méthode née à la fin des années 1960 et héritée de travaux de forte inspiration structuraliste. «Se référa[nt] à une construction méthodologique associant formes de l’urbain […] et discours sur cet urbain» (Boudon, 1977), la sémiologie spatiale permet de décoder le sens donné à l’espace par les acteurs sociaux. Les espaces de consommation sont, en effet, des lieux profondément codés afin de véhiculer des messages distinctifs ou identitaires (Baudrillard, 1970) ainsi que de susciter des sensations positives (Lipovetsky, 2009).

L’articulation entre signes du commerce et signes du patrimoine dans les boutiques

L’approche par la sémiologie spatiale est particulièrement opérante pour appréhender la relation entre les dynamiques commerciales et patrimoniales, dans la mesure où toutes deux sont fondées sur la mise en valeur et sur le marquage de signes urbains: signes commerciaux dans un cas (vitrine, devanture, enseigne, aménagement de la boutique…) signes patrimoniaux dans l’autre (vieilles pierres réhabilitées, vieilles poutres, devantures en applique ou en feuillure à connotation historicisante, panneaux interprétatifs…) (fig. 1).

1. L’articulation entre les signes du commerce et les signes du patrimoine dans les boutiques du Vieux Lille.

Afin de lire le message produit par cette articulation de signes différents, on s’est appuyé sur la production simultanée de données iconographiques (photographies des espaces de consommation et plus particulièrement des boutiques) et discursives. Les entretiens avec les commerçants incluaient par exemple systématiquement une visite commentée de leur point de vente permettant la production de plusieurs séries photographiques et de discours associés. De même, les discours issus de sources secondaires (presse, Internet) ont été systématiquement confrontés à la réalité visuelle des éléments commentés. On a accordé une grande place à l’analyse des visuels associés à ces discours «déjà produits», souvent à vocation publicitaire. A posteriori, le traitement des entretiens a constamment fait référence aux clichés afin d’identifier des récurrences dans le sens accordé par les producteurs et les consommateurs de ces lieux aux différents éléments du décor (fig. 2).

2. Ragazze Ornamentali. Sources: A.-C. Mermet, avril 2011 (1 et 2), Ragazze Ornamentali (3, avec leur autorisation), www.luxsure.fr (4).

À titre d’exemple, dans le cas de Ragazze Ornamentali, marque de maroquinerie haut de gamme, la production d’une «ambiance atelier» s’est appuyée sur l’articulation entre marqueurs patrimoniaux et marqueurs de l’activité commerciale pour véhiculer une idée d’intimité, notion centrale dans l’identité de la marque. Outre la localisation dans un quartier historique, la marque a choisi un ancien atelier dont la configuration évoque à la fois une boutique (devanture en applique) mais aussi une maison (la porte d’entrée avec un rideau pourrait très bien être celle d’un logement), faisant de la boutique un espace presque privé (de fait, cette boutique n’est généralement ouverte que sur rendez-vous). La composition de la vitrine reprend également la thématique de l’atelier et du patrimoine avec la présence d’une vieille lampe chinée. L’aménagement intérieur fait la part belle aux signes du patrimoine (une vieille poutre restaurée structure l’intérieur de l’atelier-boutique). La lisibilité de ces choix transparaît particulièrement bien dans l’extrait issu de la revue de presse de la marque. L’article met bien en avant ce côté intimiste («une rue cachée du Marais») et la continuité avec le passé des lieux («une empreinte d’intemporalité») ainsi que la mise en résonance entre les caractéristiques du lieu et celles des produits vendus.

Une démarche opératoire

In fine, la mise en regard des formes de l’urbain avec les discours portant sur ces mêmes formes a permis de dégager une grille de lecture symbolique de l’interaction entre les signes du commerce et les signes du patrimoine dans les centres historiques (fig. 3). La structure de base de ce schéma final reprend les trois registres de pensée évoqués par Gilles Deleuze: le matériel, l’idéel et le symbolique. Les commerces mettent donc à leur profit la puissance symbolique distinctive, authentique, intimiste et différenciatrice de ce cadre patrimonial. Le recours à la sémiologie spatiale a ainsi permis de montrer que la localisation commerciale en contexte patrimonial permet une réelle mise en résonance entre les valeurs symboliques très puissantes associées à ce cadre et les valeurs désirées par les boutiques. La mise en regard entre la réalité matérielle de ces espaces de consommation et les discours des acteurs fait apparaître le rôle crucial du registre du symbolique dans la production des centres historiques comme espaces de consommation. La mise en articulation entre les signes du commerce et les signes du patrimoine ne se limite donc pas à une juxtaposition de ces signes, mais crée un véritable discours visuel, instrumentalisé à des fins marchandes.

3. Grille de lecture sémiologique de l’articulation commerce/ patrimoine en centre historique

Référence de la thèse:

MERMET A.-C. (2012). Commerce et patrimoine dans les centres historiques, vers un nouveau type d’espace de consommation. Paris: Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, thèse de doctorat de géographie, 615 p.

Bibliographie 

BAUDRILLARD J. (1970). La Société de consommation: ses mythes, ses structures. Paris: Gallimard, coll. «Idées», 318 p.
ISBN: 2-07-035316-8

BOUDON P. (1977). «Sémiotique de l’espace». Communication, n° 27, p. 1-12.

DELEUZE G. (1967). «À quoi reconnaît-on le structuralisme?». In L’île déserte et autres textes. Textes et entretiens 1953-1974. Paris : Éditions de Minuit, 416 p.

LAMIZET B. (2007). «La polyphonie urbaine: essai de définition». Communication et organisationn° 32, p. 14-25.

LIPOVETSKY G. (2009). Le bonheur paradoxal : essai sur la société d’hyperconsommation. Paris: Gallimard, coll. «Folio. Essais», 466 p. ISBN: 978-2-07-037988-0

MONNET J. (2000). «Les dimensions symboliques de la centralité». Cahiers de géographie du Québec, vol. 44, n° 123, p. 399-418. (consulter)