Sommaire du numéro
N°76 (4-2004)

La Corse, région d’Europe

Roger Brunet 

UMR ESPACE, 6012

Résumés  
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La Corse est la seule région métropolitaine française entièrement insulaire, plus éloignée des côtes de Provence que les cartes de France ne le montrent habituellement (170 km). Elle s’étire sur 183 km du nord au sud, sa plus grande largeur ne dépassant pas 83 km. C’est une île; mais les activités maritimes n’y ont jamais tenu beaucoup de place: ni grands ports, ni pêche substantielle. C’est une montagne, dont les replis ont servi de refuge, et même permis de survivre aux temps les plus difficiles, mais sont en grande partie désertés.

Une île montagneuse, méditerranéenne, proche de l’Italie

1. La position géographique de la Corse

Beaucoup de traits de l’organisation de l’espace corse découlent de cette simple juxtaposition de quatre caractères fondamentaux; île, montagne, Méditerranée, proche de l’Italie. La Corse est bien plus près de l’Italie que de la France (fig. 1): elle n’est séparée de la Sardaigne que par un détroit encombré d’îles; elle est deux fois plus proche du littoral toscan que du littoral provençal, et encore cet intervalle comporte-t-il plusieurs îles italiennes, comme Capraia qui n’est qu’à 32 km de la Corse. En dehors des épisodes où elle fut sous l’autorité théorique du roi d’Aragon, elle s’est trouvée sous la tutelle d’autorités péninsulaires durant plus de deux millénaires, du IIIe siècle avant notre ère au XVIIIe siècle — elle n’est officiellement rattachée à la France que depuis 1768. De là vient un trait fondamental de sa dissymétrie (fig. 2).



La montagne refuge

2. L’île en Méditerranée
Cinq éléments de base dans l’occupation et la structuration de l’espace en Corse : une montagne refuge (D) étagée (B), cloisonnée (C) et à la fois investie (A) et défendue (D) par le rivage, sous la domination de Gênes qui en organise la colonisation à partir de Bastia.

Comme île et comme montagne, la Corse devait en principe peupler son interface littorale (fig. 2A). Mais elle est en Méditerranée. La montagne, en milieu méditerranéen, offre ses étagements écologiques et, notamment, ses alternances pastorales saisonnières, ses possibilités forestières, et même de nos jours ses ressources de haute altitude: l’escalade, le ski, le vol libre. Il se trouve que, dans une Méditerranée extrêmement instable durant des siècles, dont les îles étaient soumises aux raids brutaux des Barbaresques, la montagne offrait aussi une double sécurité. Elle fut un refuge peuplé, aux conditions de vie difficiles; ses terroirs demandaient de pénibles aménagements, mais ses pitons présentaient moins de risques que le littoral et permettaient de mieux résister aux autorités extérieures. De surcroît la côte, au moins lorsqu’elle est basse et près des embouchures, était insalubre et paludéenne jusqu’en 1944. Aussi la montagne-refuge se couvrit-elle de villages perchés, tandis que le peuplement du littoral s’est longtemps réduit à quelques points forts, équipés de citadelles protégeant de petits ports, et que la côte elle-même était jalonnée de ces tours de guet et de refuge qui en sont à présent un attrait touristique (fig. 2D).


Cismonte et Pumonte

3. Conquêtes et divisions.
Les principaux gisements torréens sont dans le sud, mais quelques statues-menhirs sont dispersées dans toute l’île (A). Les Romains investissent et équipent la côte orientale, mais ont laissé des traces partout et l’évêché de Sagone a été parmi les premiers (B). Gênes divise l’île en s’appuyant, outre Bastia, sur ses colonies fortifiées de Calvi et Bonifacio (C), qu’elle complète (D) par de nouvelles citadelles (carrés noirs) et une ceinture de tours de guet et de défense (pointillés noirs) tandis que la population se rassemble dans des villages montagnards (rose), très denses en Castagniccia (brun). Pascal Paoli unifie la résistance en choisissant Corte comme capitale (E) et en fondant L’Île-Rousse, avant que la Révolution restaure l’ancienne division Cismonte-Pumonte en créant deux départements (F). En 1811, Napoléon met la Corse sous la seule Ajaccio, sa ville natale (G), situation qui dure jusqu’en 1975 : les deux départements de 1790 sont restaurés mais sous d’autres noms, Bastia retrouve une préfecture et Ajaccio y ajoute la préfecture de région (H).

Ce système de base s’est trouvé, en Corse, très tôt dissymétrique en raison, à la fois, de la position même de la Corse en Méditerranée et de la forme de sa montagne. Comme l’île était proche de la côte italienne et a relevé très longtemps d’autorités péninsulaires, elle avait sa façade côté est (fig. 2E). Sa crête principale est de direction NO-SE, et déportée vers l’ouest; elle présente deux versants inégaux et les plus grands fleuves coulent vers l’est (fig. 2C). Le grand versant donnait sur la façade tyrrhénienne. C’était là une double raison pour que l’on y fasse très tôt la distinction entre un devant un derrière, un côté cismontagnard (u Cismonte, soit en français En-deçà des monts) et un arrière-pays transmontagnard (u Pumonte, l’Au-delà des monts).

On ignore d’où vient son peuplement originel, mais on sait que la plupart des pénétrations se sont faites par l’est, par la mer Tyrrhénienne. Autour du XIIe siècle avant notre ère s’est développée en Corse une civilisation particulière, dite torréenne, dont restent les solides fondations de forteresses, et des mégalithes plus ou moins sculptés. Bien que des statues menhirs se trouvent dispersées dans toute l’île, les principaux sites préhistoriques sont dans le Sud (1) (fig. 3A). Les Phéniciens ont laissé quelques traces, moins que les Grecs de Phocée qui fondèrent Alalia au VIe siècle avant notre ère, à l’emplacement actuel d’Aléria.

Les Étrusques dès 535 av. J.-C., puis Syracuse, puis Carthage, mirent ensuite la main sur l’île, avant les Romains. Ceux-ci établirent au IIIe siècle des ports de guerre sur la façade orientale de l’île pour s’assurer la maîtrise complète de la mer Tyrrhénienne (fig. 3B). Dans les premiers siècles de notre ère, cette occupation s’est accompagnée de la création de deux puissants archevêchés à Mariana et Aléria sur la côte orientale, bientôt relayés dans le Nebbio au nord et à Sagone au nordouest, au point que l’île entière fut considérée comme relevant du pape.


La colonie génoise de Bastia

Le pape confia l’autorité sur l’île aux Pisans (1078), mais les actifs marchands génois s’y sont vite insinués; l’autorité de Gênes y fut reconnue dès le XIIIe siècle et surtout à partir de 1347. Gênes organisa l’île comme une possession coloniale, confiant même son exploitation et l’autorité de fait à une compagnie d’affaires, la Maona (1378), puis plus tard à la banque (ou Office) de Saint-Georges. Ces entreprises organisèrent le négoce et contribuèrent à la mise en valeur agropastorale, notamment en imposant des contingents annuels de plantations d’arbres fruitiers: ainsi naquit la vaste châtaigneraie des montagnes au sud de Bastia, devenue en corse la Castagniccia.

C’est sur Bastia et le Cismonte que Gênes choisit de s’appuyer, renforçant la distinction naturelle des deux versants (2). Gênes se hâta de s’assurer des positions et d’établir des colonies bien protégées à la jonction des deux parties, à Calvi et à Bonifacio (fig. 3C), puis à Ajaccio à l’opposé de Bastia (3). Celle-ci fut donc durant des siècles le principal point d’appui de Gênes, le premier port et la ville la plus peuplée — au point de concentrer l’animosité des paysans montagnards insurgés, qui la ravagèrent en 1730.

Le ballet des capitales

Symboliquement, Pascal Paoli menant l’insurrection contre Gênes établit sa capitale à l’écart de Bastia, à Corte, proche de sa Castagniccia natale, et y crée une université (1765). Plus tard, Paoli défait et la France ayant établi son autorité par le traité de Versailles de 1768, la Révolution divise la Corse en deux départements nommés d’après leurs principaux fleuves, le Golo et le Liamone, en attribuant les préfectures à Bastia, restée la capitale économique, et à Ajaccio en position symétrique par rapport à la ligne de crête traditionnelle (fig. 3F). Ce n’était pas un charcutage jacobin arbitraire, mais à peu de chose près une reprise de l’ancienne division traditionnelle entre Cismonte et Pumonte, et Ajaccio y trouvait un statut, qu’elle n’avait jamais eu, égal à celui de Bastia.

Le passé de l’île avait fait de Bastia une ville «italienne» et marchande, d’Ajaccio un modeste contrepoids plus aristocratique, militaire et français. Le fait que Napoléon Bonaparte soit né à Ajaccio n’a pas été indifférent à ses préférences et à ses choix. Dès 1811, la distinction des deux départements était effacée, mais au profit d’Ajaccio cette fois, choisie comme unique chef-lieu du nouveau département de Corse, Bastia étant déchue au rang de sous-préfecture. C’est seulement en 1975 que la République rétablit l’ancienne distinction de 1793, sous d’autres noms: Haute-Corse et Corse-du-Sud, rien que des prédicats favorables, le «haut» et le «sud». Bastia remontait en dignité, mais cependant le siège de la région (laquelle n’avait été détachée de la Provence qu’en 1970) restait à Ajaccio. À mi-chemin des deux nouvelles préfectures, mais en Haute-Corse, Corte se voyait attribuer un rôle de transition et, symboliquement, le site de l’université de la région (1981), retrouvant son privilège paolien.

Cette division de l’île en deux entités administratives est donc extrêmement ancienne. Elle est encore présente dans les cultures locales. Et l’on comprend l’hostilité des Bastiais et, plus généralement, d’une bonne partie des habitants de Haute-Corse au projet de «réunification» au seul profit d’Ajaccio, soumis à référendum en juin 2003 et finalement repoussé, mais de peu. On comprendrait moins l’attitude de nationalistes, tendant à promouvoir un Ajaccio qui a toujours été considéré comme la ville «française» par excellence, si l’on ne les supposait pointilleux sur l’unité de l’île, et peut-être aussi viscéralement hostiles à une République de 1793 qui avait consacré (mais nullement inventé) une fort ancienne partition.
Reste la plaisanterie classique: «Vous êtes corse ? — Oui — Mais de quel côté ?».

Le cloisonnement

4. Les cloisonnements naturels.
Quatre grands ensembles, le plus étendu, celui des blocs et vallées du massif cristallin, étant lui-même divisé par sa grande crête. De profondes différences de mise en valeur se sont appuyées sur ces sous-ensembles: opposition Cismonte Pumonte, originalité de la Castagniccia et du Cap Corse, comme de la plaine orientale.

La montagne corse est principalement un bloc de terrains cristallins soulevé par la tectonique du nord de la plaque africaine (fig. 4). Mais ce bloc ne constitue pas toute l’île, et d’une certaine façon contribue à la dissymétrie dont il vient d’être question. Il en occupe plus des deux tiers, côté ouest. Affecté de nombreuses cassures SO-NE, qui le découpent en touches de piano, il est compartimenté en étroits bassins fluviaux de part et d’autre de sa crête principale NNO-SSE, qui se suit des environs de Calenzana à ceux de Bavella. Cette crête sert de ligne de partage des eaux et porte les plus hauts sommets de l’île, même si le plus élevé de tous, le Cinto (2 706 m), est légèrement décalé vers l’est.

Un assemblage de blocs

Ce bloc, ou plutôt cet assemblage de blocs, est limité à l’est par une fracture, dont les terrains broyés et déprimés se suivent de la vallée de l’Ostriconi au nord jusqu’à Solenzara au sud-est, et qui passe par Corte. Au-delà se trouvent surtout des massifs de schistes lustrés du Trias, principalement ceux de Castagniccia et du cap Corse, dont les reliefs ne sont pas négligeables: la première culmine à 1 767 m (monte San Petrone), le second à 1 307 m (monte Stello). Seule la plate-forme du désert des Agriates, au nord, correspond à un élément de granite incorporé dans ces schistes. À l’est, cet ensemble domine par un talus continu, correspondant à une flexure, une plaine alluviale dotée de quelques anciens glacis et de largeur variable (2 à 14 km), qui se suit sur près de 100 km de Bastia à Solenzara. Restent deux très petites exceptions: des terrains calcaires à l’est du golfe de Saint-Florent, et la petite mais spectaculaire table calcaire qui donne au site de Bonifacio toute son originalité.

La partie orientale de la Corse n’est pas moins morcelée que le grand ensemble cristallin de l’ouest. La péninsule du Cap Corse est divisée, de part et d’autre de sa crête centrale, en une série de crêtes délimitant de petits bassins torrentiels, qui eux-mêmes correspondent à des communes dotées d’une organisation caractéristique: des hameaux dispersés sur les reliefs, un village un peu plus étoffé servant d’ancien chef-lieu au centre du bassin, toujours en altitude, et une marina sur le rivage, jadis exposée mais nécessaire aux échanges, et qui tend maintenant à attirer les habitants.

La Castagniccia est divisée en une dizaine de petits bassins torrentiels séparés par des crêtes qui divergent d’une zone centrale élevée; de nombreux petits villages se sont juchés sur ces crêtes, plus rarement en contrebas. Le morcellement communal y est extrême, les hameaux ont longtemps été peu accessibles et sont séparés parfois par 10 ou 15 km de route alors qu’ils sont à 1 ou 2 km à vol d’oiseau: les bergers y pratiquaient de crête à crête ce «langage sifflé» que retrouvent aujourd’hui les découvreurs des chants et pratiques du passé. Des formes de terrain et d’occupation du sol de ce genre se manifestent également un peu au nord, entre Castagniccia et Cap Corse, dans les collines du Nebbio; et au sud du Tavignano, dans les cantons de Vezzani, de Ghisoni et du Fiumorbo.

Étagements et expositions

5. Nuances écologiques et paysages ruraux.
Les rythmes pastoraux ont longtemps marqué les structures spatiales, tant dans leur différenciation que dans leur association (A). Les nuances climatiques liées aux circulations atmosphériques sont secondaires, tandis qu’en altitude se conservent tant bien que mal des forêts (B). Un certain renouveau de spécialités agricoles anime les contrées des pourtours et, depuis peu, le bassin de Corte (C).

Les mouvements pastoraux saisonniers ont composé avec ces cloisonnements en utilisant des domaines d’altitude différente et en créant des solidarités, non seulement entre estives et pacages d’hiver en basses terres, mais entre les villages de chaque étage (fig. 5A). Les déplacements de transhumance ont pu atteindre plusieurs dizaines de kilomètres, et certains subsistent. Ceux des bergers du Niolo se faisaient surtout dans le bassin voisin du Fango, à l’ouest; ceux de Ghisoni vers la plaine d’Aléria; ceux du Coscione et d’Alta Rocca vers le sud, où la commune de Monacia ajoute à son nom la dénomination «d’Aullène», village d’altitude situé 30 km au nord à vol d’oiseau, soit à une bonne cinquantaine de kilomètres de pistes, avec lequel se font encore des mouvements saisonniers. Entre ces deux étages pastoraux, se trouve le domaine des forêts et des cultures arbustives (vigne, châtaigniers), complétées traditionnellement par les cultures de proximité et les petits élevages (porcs et volailles), autour des villages particulièrement nombreux à ces altitudes (entre 400 et 800 m).

L’omniprésence de la montagne entretient aussi de nombreuses différences locales d’exposition: les forêts se conservent mieux sur les ombrées, et la neige s’accumule mieux sur les versants exposés à l’est. En revanche, il ne semble pas y avoir de très grandes différences bioclimatiques à l’échelle régionale. La latitude ne joue guère en ces lieux et à cette échelle. Les vents dominants toutefois la révèlent un peu (fig. 5 B): en gros le Sud-Est est plus chaud et plus sec que le Nord-Ouest. On reconnaît volontiers l’opposition des trois grands vents, le mistral qui vient du nord, le sirocco du sud et le libeccio du sud-ouest; ce dernier apporte des pluies d’ascendance sur le côté ajaccien et devient une sorte de foehn du côté bastiais. On peut donc considérer que la côte occidentale est plus humide que la côte orientale; mais elle le doit surtout à son relief. Les cartes de pluviosité sont calquées sur les altitudes, comme les cartes des températures. Les vignobles et ce qui reste d’oliviers se trouvent aux quatre coins de l’île (fig. 5C).

Des pièves aux communautés

6. Divisions communautaires.
À l’ancienne distinction entre l’En-deçà et l’Au-delà des monts, administrativement (mais non culturellement) effacée de Napoléon à 1975, puis restaurée (et confirmée par le référendum de 2003), se superposent des divisions locales remontant au peuplement des premiers siècles : les pièves préexistaient aux Génois. Elles s’appuyaient souvent sur les cloisons et bassins naturels. La réforme de 1975 a procédé à des regroupements cantonaux, que confirment peu à peu les nouvelles communautés de communes, très difficiles à organiser dans les contrées de morcellement communal extrême comme en Castagniccia.

Le morcellement naturel ainsi mis en valeur par les civilisations rurales anciennes pèse fortement sur l’organisation de l’espace corse (fig. 6). Longtemps le peuplement a été organisé en une soixantaine de pièves, à la fois divisions communautaires et paroisses religieuses, à l’image des plou bretons, qui ont d’ailleurs la même étymologie (plebs, le peuple). Elles ont d’autant plus facilement formé la base de la division en cantons que celle-ci, comme celle des pièves, s’est appuyée sur le relief — tantôt sur les crêtes, comme dans l’Ouest de la Corse, tantôt au contraire sur les fonds de vallées quand les crêtes étaient des unités de vie, comme en Castagniccia.

Après les nombreux regroupements cantonaux effectués à l’occasion de la réforme administrative de 1975 (fig. 6C), cette organisation locale se confirme à nouveau dans la création, assez difficile à vrai dire, des communautés de communes qui se calquent sur ces cantons — ou d’entités bureaucratiques et statistiques approchantes, que l’administration baptise sans génie «microrégions». L’adaptation est plus facile dans le massif cristallin, où les crêtes sont vigoureuses et vides, qu’en Castagniccia où le regroupement de villages menus mais peuplés et longtemps rivaux, en grande partie abandonnés maintenant, est aussi nécessaire qu’ardue.


Réajustements modernes et nouveaux centres d’intérêt

Une montagne désertée

Insurrections apaisées et sécurité des côtes établie, la croissance de la population et des activités a été relativement régulière durant tout le XIXe siècle. C’est surtout Ajaccio qui en a profité, comme ville préférée des Français, devenue station balnéaire à la fin du siècle, en une sorte de prolongement de la Côte d’Azur; mais Bastia restait le principal port de commerce. L’organisation traditionnelle a culminé vers 1881, date du maximum de population de l’île (273 000 hab.). Plus que l’exil ou l’aventure en Amérique, l’attraction de la métropole a commencé alors d’exercer ses ponctions sur des communes relativement surpeuplées compte tenu des contraintes de l’exploitation agricole et de l’absence de développement industriel. Certaines contrées bien structurées comme la Castagniccia, pourtant, ont connu leur maximum dans les années 1920. Depuis, elles se sont bien rattrapées, et le changement a été radical.

La guerre de 1914-1918, la crise démographique et l’offre d’emploi de la métropole ont eu un effet sensible dans la plupart des contrées corses, en créant un fort appel vers le «continent». Les difficultés et le coût de la modernisation dans les reliefs (routes, électrification) ont accentué les contrastes entre villages d’altitude et villes littorales. L’entretien des châtaigneraies a été négligé, les oliveraies ont été abandonnées ou détruites par le feu. Certes, le plus grand nombre de noyaux villageois se trouve encore en altitude, au-delà de 400 ou 450 m, ce qui confère à la Corse son paysage si particulier; mais ils se sont souvent vidés. La carte des variations de population entre 1975 et 1999 montre encore de fortes ponctions, et bien des communes, dépourvues de toute boutique, n’y ont plus 100 habitants. En contrepartie, les principales villes n’ont cessé de croître et de s’étaler.

Le chantier inachevé de la plaine orientale

Les années 1960 ont été un moment fort du changement, non sans effets de traumatisme. L’arrivée de nombreux rapatriés d’Afrique du Nord a coïncidé avec les efforts publics de mise en valeur, menés au titre des «grands aménagements régionaux» par la Somivac (Société pour la mise en valeur de la Corse, créée en 1957), à l’instar de ce qui se faisait en Auvergne, en Gascogne et ailleurs. Mis à part quelques travaux près de Calenzana au nord-ouest de l’île, les investissements se sont surtout portés sur la grande plaine orientale, débarrassée de ses moustiques et du paludisme par les traitements radicaux effectués par l’armée des États-Unis en 1944, précédant la création de la grande base aéroportuaire de Solenzara.

Il s’agissait d’en faire une «Californie», en profitant de l’installation de rapatriés et en essayant néanmoins d’y intéresser les agriculteurs corses des environs. Des fermes ont été créées, orientées surtout vers la plantation: vignobles, agrumes, plus tard kiwis, etc. La recherche agronomique y a été impulsée (4), créant une intéressante variété de clémentine corse, aujourd’hui dotée d’une «indication géographique protégée».

Beaucoup ont échoué, et ont disparu. Le vignoble de masse a déçu: ses surfaces ont, depuis, fortement régressé; ce qui en reste est reconverti vers la qualité (5). Des caves coopératives encadrent ces évolutions. Mais la conserverie de légumes créée par la Somivac a été rapidement abandonnée, la société d’aménagement a fini par disparaître, et la réussite de certains colons a attiré l’hostilité de familles locales: c’est de l’attaque d’une cave vinicole d’un «pied-noir» près d’Aléria en 1975 que l’on date le début des attentats et de la mobilisation de groupes nationalistes corses.

Il reste des friches et des garrigues sur les glacis. Dans les étangs sont apparues des fermes d’aquaculture (huîtres et moules), réhabilitant ainsi une production qui fut très active à l’époque romaine. Aléria et Ghisonaccia, au sud, ont vu croître leur population, mais la révolution agricole a connu ses limites, et ses replis. Le tourisme prend à sa façon le relais.

Changement d’éclairage

7. Relations et mutations contemporaines.
Le rattachement à la France et l’établissement de la «continuité territoriale» par les transports maritimes et aériens ont changé l’horizon de la Corse en privilégiant les côtes nord-occidentales; le tourisme de Balagne a ses relations directes avec la métropole. Ajaccio et Bastia accentuent leur métropolisation périphérique, tandis que le tourisme étranger privilégie les côtes orientales.

Durant toutes ces années de croissance assistée, le contenu des villes a peu changé: aucune industrie notable ne s’est manifestée. Les deux fleurons de Bastia, la manufacture de tabac et la fabrique d’apéritifs Cap-Corse (Mattei) datent du XIXe siècle et ont réduit leurs effectifs à moins de 100; la seule nouveauté relative est l’apparition à Ajaccio, en 1982, d’une fabrique de pièces pour avions CCA (Corse Composites Aéronautiques) qui, avec 130 salariés, soit bien moins que des hypermarchés locaux, est la moins petite usine de Corse…

C’est sur le tourisme qu’a délibérément misé la Corse, qui reçoit 2 500 000 clients par an, dont 440 000 étrangers. Et c’est la construction qui y est l’activité la plus florissante (6). L’organisation de l’espace en a été en partie modifiée: peu à peu en effet, le rattachement de la Corse à la France a mis en façade le Nord-Ouest et l’Ouest de l’île, faisant basculer de 90° vers l’ouest une division virtuelle de la Corse entre un côté «au flux» et un côté «sous le flux» (fig. 7).

Certes, le changement d’azimut métropolitain n’a pas vraiment déstabilisé l’activité de Bastia, assez solidement ancrée et qui est restée durant tout le XIXe siècle la métropole économique du pays. Mais il a servi davantage Ajaccio et la moitié occidentale de l’île. Il a pu s’appuyer sur la double dissymétrie que présentait la nouvelle organisation administrative et urbaine dominée par Ajaccio, et la forme du littoral, très spectaculaire à l’ouest.

Le tourisme côté ouest

Dans le domaine du tourisme, c’est surtout la Balagne, la contrée corse la plus proche des côtes provençales, qui a profité: Calvi, Sant’Ambroggio, Algajola, Davia, L’Île-Rousse (7) et leurs environs sont devenus de hauts lieux du tourisme estival et de l’urbanisme d’hébergement, bénéficiant d’un bon aéroport à Calvi et de liaisons maritimes régulières par Calvi et L’Île-Rousse. Les villages haut perchés de la corniche de Balagne, du côté de Belgodère, y ajoutent leur parfum d’exotisme.

De son côté, Ajaccio a essaimé sur les rives des grandes baies de la côte occidentale. Vers le sud, d’abord par des urbanisations touristiques plus ou moins spectaculaires à Porticcio, proche de l’aéroport, puis l’Isolella et Chiavari; enfin et surtout à Propriano au fond du golfe de Valinco, proche des plus célèbres gisements de mégalithes corses, devenue une vraie ville avec port de voyageurs, aérodrome, hippodrome, nombreux hôtels et collège, associée à la vieille Sartène qui, à 13 km dans les collines, lui donne sa caution historique et son complément de services (lycée, hôpital, sous-préfecture).

Vers le nord, les sites s’espacent et l’urbanisation reste discrète, bien qu’une autre société publique de 1957, la Setco (Société pour l’équipement touristique de la Corse), ait tenté d’y favoriser l’hébergement. Les routes y sont plus étroites, les plages aussi; mais les sites de falaises sont souvent superbes. Les abords des golfes de Liscia et de Sagone, Cargèse (8), Arone, Porto (simple marine de la commune d’Ota), Girolata qui n’est accessible que par bateau ou par un long sentier, la réserve naturelle de Scandola dont on peut seulement approcher la côte par bateau en admirant ses falaises et ses orgues de basalte rouge, sont des lieux où l’on passe, ou qui sont dans l’espace de fin de semaine des Ajacciens. Seule Piana et le site proche des calanchi (non pas des calanques à la provençale mais des pinacles de granite rouge sculptés par l’érosion) ont une fréquentation à la mesure de leur grand renom.

Les côtes orientales

Le tourisme «forain», celui des visiteurs du continent, a pris trois autres directions littorales. La plus ancienne passe par Bastia. Le Cap Corse a ses amateurs, et d’assez nombreuses résidences secondaires; c’est d’ailleurs une tradition puisqu’il fut un lieu de départ vers les Amériques, dont quelques enfants du pays étaient revenus fortune faite, en se lançant dans la construction ou l’aménagement de ces «maisons d’Américains» volontiers extravagantes. Pour certains «Parisiens», c’est un autre Luberon, plus discret et qui a l’avantage d’allier mer et montagne; les ports de plaisance s’y sont multipliés, on pêche çà et là. Le Cap est complété par Saint-Florent et les paysages et les églises multicolores du Nebbio, parmi vignes de cru (Patrimonio), garrigues et maquis; Saint-Florent a l’un des plus grands ports de plaisance de Corse, d’où l’on peut aller explorer les plages du proche désert des Agriates, très «réservées» puisqu’elles sont inaccessibles en voiture.

Les développements plus récents se sont portés vers l’Est et vers le Sud. Les plages de la côte orientale sont immenses, mais un peu monotones: elles sont devenues un paradis du naturisme pour Européens du Nord. Toutefois, en Casinca, dans la partie septentrionale plus étroite et dans la zone d’attraction directe de Bastia, des marinas ont été aménagées comme à Anghione, Moriani ou Prunete, près de laquelle se trouve le seul port de plaisance de la côte orientale, à Campoloro.

La pointe méridionale de l’île bénéficie du site extraordinaire de Bonifacio, un étroit promontoire et une vraie calanque taillés dans un calcaire truffé de grottes, et de l’exceptionnel golfe de Porto-Vecchio, une profonde rade très abritée au fond de laquelle se trouvent les seules salines de Corse. L’ouverture de l’aéroport de Figari a facilité la fréquentation de cette Corse loin des capitales, mais proche de la Sardaigne. Les Italiens en sont friands et des liaisons maritimes régulières leur ouvrent l’accès à Porto-Vecchio, dont la croissance a été spectaculaire, au point de passer au rang de troisième ville corse.

Revalorisation de l’intérieur

8. Les efforts de réhabilitation de la montagne.
Autour du Parc régional et de la redécouverte d’anciennes traditions, ou de la promotion de la randonnée, des alternatives et des compléments sont proposés aux visiteurs. Non sans ambiguïté: la désignation de «villages classés» reste bien timide et… tous sont sur le littoral !

L’essentiel du tourisme concentre sur le littoral ses investissements et ses hébergements. Néanmoins, les autorités régionales et locales s’efforcent depuis déjà longtemps de promouvoir la montagne. Un parc naturel régional inclut 40 % de la surface de la région, un record de France, et d’abord tous ses hauts sommets; il atteint la côte assez largement au nord-ouest, sur quelques kilomètres au sud-est (fig. 8). Il a balisé des sentiers de randonnée, dont le plus célèbre et le plus difficile, le fameux GR 20, suit d’assez près la grande crête, entre Calenzana et Conca. Il a équipé la montagne de gîtes d’étape et favorisé quelques initiatives (maison de la nature à Vizzavona, de la mer à Galéria, village de tortues à Moltifao, etc.).

Des sites spectaculaires, gorges (Santa Regina, Restonica, Inzeca) ou aiguilles pour escaladeurs acrobates (Popolasca, Bavella), sont fréquentés. Plusieurs forêts sont entretenues et visitées, surtout pour leurs pins laricio, spécialité corse à hauts fûts très droits, mais ne sont pas à l’abri des incendies, comme la forêt de Tartagine en 2003 (fig. 5B). Quatre stations de sports d’hiver ont même été équipées près d’Asco, Calacuccia, Ghisoni et Bastelica. La Corse avait de nombreux thermes, connus des Romains et en général dénommés Caldane; plusieurs ont été exploités au XIXe siècle; trois ou quatre sont maintenant réhabilités ou en voie de l’être, à Guagno, Pietrapola et Zigliara, tandis que trois sources fournissent des eaux minérales en bouteilles (Orezza, Zilia et Saint-Georges à Grossetto). Partout on remet en valeur des monuments, statues-menhirs, églises romanes ou baroques, parfois multicolores, souvent flanquées de hauts campaniles, ou vieux ponts en dos d’âne dits génois. Nombre de villages sont en voie de réfection, voire de réhabilitation architecturale, et certains figurent parmi les «plus beaux villages de France» (Piana, Sant’Antonino en Balagne) ou au moins les «villages de charme».

Il a même fallu réglementer quelque peu, et créer une réserve naturelle pour protéger les îles Lavezzi — un peu tard puisque la plus grande d’entre elles, Cavallo, exclue de la réserve, avait déjà été confisquée par de richissimes propriétaires privés, qui y ont ouvert une piste d’avions et se sont fermés à toute incursion.


9. Dynamiques démographiques.
Le dernier quart de siècle a consacré la dépopulation de la montagne et la croissance des communes littorales, surtout au sud de Bastia et autour d’Ajaccio. La dernière décennie marque un infléchissement: l’arrière-pays d’Ajaccio se repeuple en montagne, et surtout les reliefs de Haute-Corse reprennent quelque vigueur. La plaine d’Aléria reste en déchéance, sauf tout au sud.

Enfin, la redécouverte de certaines traditions, et l’animation estivale de villages, sont de nature à attirer des visiteurs et des curieux: chants polyphoniques (paghjelle) en Castagniccia, festival de théâtre en Ghiunssani, foires et marchés saisonniers un peu partout en montagne. Il ne semble pas, jusqu’ici, que ces multiples initiatives aient bouleversé le pays. Néanmoins, on peut considérer que le plein centre de l’île, autour de Corte et de Venaco, en a été stabilisé et même quelque peu réconforté, l’apparition de l’université faisant le reste. Depuis le recensement de 1990, on voit même se stabiliser la population de certains villages de Castagniccia proches de Corte, et des maisons s’y construire, au point que la carte des variations de population entre les deux derniers recensements est assez différente de la carte les changements en 25 ans (fig. 9).


Contrées en Corse

Si l’on tient compte de l’ensemble des associations d’activités, de paysages et d’espaces de service (parfois un peu abusivement décrits comme «unités de vie» ou «espaces vécus») qui définissent des contrées dans une région où la notion de «bassin d’emploi» a peu de sens en raison des difficultés de déplacement et du grand nombre de très petites entreprises, on peut sans doute identifier une dizaine d’ensembles (fig. 10).

10. Contrées corses.
Quatre ensembles littoraux, dont deux fortement polarisés par les deux chefslieux, et quatre ensembles intérieurs, dont celui de Corte qui commence à se trouver un centre. Celui du Fium’Orbo progresse par le littoral, celui des montagnes méridionales (Zicavo-Alta Rocca) est au contraire en régression. Restent quelques zones d’ombre, notamment entre les aires d’Ajaccio et de Balagne.

Au nord-est, Bastia polarise fermement plusieurs petits territoires distincts: outre l’agglomération urbaine, qui s’étire de plus en plus loin sur la côte orientale dans la plaine du sud et vers les marinas du nord, ce sont le Cap Corse, le Nebbio de l’autre côté du col de Teghime, et les reliefs autour de Borgo, de plus en plus une annexe de Bastia.

Au nord-ouest, la Balagne au sens large associe les reliefs les plus septentrionaux du grand massif, dont les maigres villages haut perchés de la Haute-Balagne ou Ghiunssani et, un peu plus bas, le balcon de Belgodère continué par les collines de Calenzana. L’essentiel des activités est sur le littoral de Calvi à l’Île-Rousse, dominé par une ligne de vieux villages défensifs. En dépit de quelques tentatives de reprise, les spécialités agricoles de l’ancien «jardin de la Corse» ont bien pâli devant le flot du tourisme. Peut-être la concurrence amènera-t-elle à reprendre le soin du paysage, après celui des maisons villageoises.

À l’opposé de la Balagne, le Sud-Est de la Corse n’a pas de nom propre; éloigné des villes principales, il n’a pris du poids qu’assez récemment, grâce au tourisme. Il fut même, après la Balagne, l’autre destination choisie par le Club Méditerranée. Bonifacio comme curiosité, Porto-Vecchio comme centre de séjour et d’excursions ont justifié l’ouverture de l’aéroport de Figari, qui a relancé la fréquentation; mais les ports ont aussi des lignes maritimes régulières. Les chêneslièges agrémentent le paysage et soutiennent un artisanat du liège; l’arrière-pays montagneux ne manque pas d’attrait, jusqu’aux alentours de Bavella et dans la forêt de l’Ospedale; mais l’animation reste sur le littoral.

Comme Bastia en Cismonte, mais avec plus d’intensité, Ajaccio a étalé ses dépendances tout autour de son golfe et polarise un grand secteur du Pumonte, tant au nord qu’au sud. L’ensemble est fortement divisé par le relief, associant les profondes vallées qui dévalent de la grande crête (Liamone et Cruzini, Gravone, Prunete, Taravo et jusqu’au Rizzanese) et les grands golfes qui séduisent les visiteurs (Porto, Sagone, Valinco). Une dizaine de cantons regroupés jouent de ces associations, dont bénéficient même certaines communes: l’urbanisme littoral de Porticcio n’est qu’un «écart» de la commune de Grossetto-Prugna dont le village est perché à 15 km à vol d’oiseau (et une trentaine par la route !), comme Sagone est un hameau de Coggia, à 400 m d’altitude au bout d’une médiocre route de 16 km.

Au nord, ces dépendances d’Ajaccio vont même au-delà du golfe de Porto, car la vallée du Fango, qui ne comporte d’ailleurs que les deux vastes communes de Galéria et Manso, n’a que peu de rapports avec Calenzana dont elles dépendent administrativement. En montagne, Guagno et Soccia, la forêt d’Aïtone et Evisa, qui communique avec le Niolo par le col routier de Vergio, sont des buts d’excursions et même d’estivage appréciés à partir d’Ajaccio. Au-dessus de la ville, Bocognano et Bastelica sont des bourgades animées qui se plaisent à rappeler les souvenirs des seigneurs et des bandits de la Terra di Signori. Vers le sud-est, l’intégration du Sartenais est dès à présent réalisée, en raison du prestige de la vieille Sartène et du développement de Propriano.

Reste la montagne proprement dite. Au-delà de ses multiples petits bassins, on peut sans doute y reconnaître cinq ensembles principaux.

  • Le Cortenais et le Vénacais forment une unité centrale, bien desservie par la route principale et la voie ferrée, riches de bois et de sites attractifs, et bénéficiant d’un début de revitalisation de Corte.
  • Au nord, le Niolo et le bassin d’Asco, dominés par le monte Cinto, sont des conservatoires de traditions pastorales et villageoises, mais attractifs par leurs sites naturels et leurs aménagements (lac de Calacuccia, station de ski de Vergio, forêts et gîtes).
  • À l’est, le massif de la Castagniccia, prolongé par la Casinca, est probablement le plus corse de la Corse, un bastion dans le bastion, tout en étant exceptionnel par son découpage et son histoire. Il surabonde en villages menus et anciens couvents qui furent pour beaucoup dans les luttes pour l’indépendance. Il s’était vidé, mais semble reprendre quelques couleurs depuis peu. Les communes les plus orientales, en Casinca, se disputent un morceau de plage et équipent des marinas.
  • Au sud du Tavignano, un autre ensemble, formé par les cantons de Ghisoni, Vezzani, Fiumorbo et une partie de celui de Moïta Verde, répond à la Castagniccia et lui ressemble mais avec moins de densité, et de plus grands finages de plaine vers Aléria.
  • Enfin, tout le sud de la montagne, autour de Zicavo et dans l’Alta Rocca (Tallano, Levie, Zonza) peut passer pour la partie la plus isolée de la Corse : haute, à l’écart des principales routes, mais riche de beaux sites et appréciée des randonneurs.

La plaine orientale n’a d’unité apparente que physique, et ne constitue pas une contrée. Ses inégalités de largeur même la divisent, et les différences de distance à Bastia sont décisives. Surtout, elle est appropriée depuis des siècles par les villages des hauteurs, et n’a pas de centre villageois, sauf deux exceptions, Aléria et Ghisonaccia. La rénovation agricole a largement échoué dans sa partie centrale, où la friche a regagné, tandis qu’au sud se révèle un groupe de communes assez dynamiques et peuplées, dépassant 2 000 habitants et en croissance (Ghisonaccia, Aléria, Prunelli di Fium’Orbo, Ventiseri), qui ont notamment tiré parti de la base de Solenzara et de quelques réussites agricoles.

Questions d’aménagement

11. Réseaux et perspectives.
Les agglomérations d’Ajaccio et de Bastia sont de poids comparable (A), et six fois plus peuplées que la troisième (Porto-Vecchio) ; on commence à voir apparaître un groupe de communes relativement peuplées et dynamiques au nord de celle-ci, dans le Fium’Orbo. Les projets d’aménagement des années 1990 (B) restaient marqués par la relation exclusive à la métropole et la prééminence des deux premières villes, que l’on imaginait reliées par autoroute. Une vision plus européenne de l’aménagement (C) pourrait être plus nuancée, tenir compte d’autres horizons, notamment italiens, des dynamiques déjà en cours dans le sud-est de l’île, et d’une croisée de voies à Corte en améliorant les relations sur un axe Calviplaine orientale par la vallée du Tavignano.

L’ensemble de ces avancées et consolidations reste fragile, dépendant largement des soutiens publics et des visiteurs extérieurs. C’est dire qu’un climat d’insécurité peut les compromettre. Les grands projets de structuration de l’espace corse ne semblent plus d’actualité; pourtant l’administration et certains élus avaient eu des ambitions. Quelques lacs de barrage avaient été aménagés aux temps actifs, soit pour l’électricité (à Calacuccia et à Tolla), soit pour l’irrigation de la plaine orientale; les deux premiers au moins servent aussi de bases de loisirs. Du passé survit un réseau routier relativement dense, mais difficile à entretenir. Survit aussi une voie ferrée audacieuse, à voie étroite, inaugurée en 1894, qui assure encore des liaisons entre Ajaccio et Bastia par le tunnel sous le col de Vizzavona et par Corte, avec un embranchement vers Calvi à partir du nord de Corte (Ponte Leccia), soit au total 232 km de lignes; mais la voie ferrée de Bastia à Porto-Vecchio, sans doute prématurée à une époque où la plaine orientale était presque déserte, a été abandonnée dès 1945. Plusieurs aéroports desservent l’île: Ajaccio et Bastia, Calvi, Figari, aux dimensions internationales; ainsi que Propriano et l’aérodrome militaire de l’Otan dit de Solenzara (en fait à Ventiseri), devenu Base aérienne 126, qui accueille quelques vols civils.

Ces structures anciennes et les transformations récentes ont à la fois consolidé la prééminence des deux principales villes et diversifié les littoraux et même, çà et là, la montagne (fig. 11A). Spontanément, les relations semblent s’intensifier dans le Sud-Ouest, le long de la route d’Ajaccio à Propriano-Sartène et Bonifacio, tandis qu’elles restent rares sur la côte nord-ouest, entre Ajaccio et Calvi. Calvi et la Balagne ont tendance à se comporter un peu à part, cultivant leurs relations directes avec la France «continentale». Bastia étend sa zone de peuplement vers le Sud, absorbant maintenant Borgo et entraînant la Casinca, et n’est pas étrangère à un timide renouveau de certaines communes de Castagniccia. Au Sud-Est, la croissance de Porto-Vecchio est doublée par celle du groupe du Fium’Orbo.

Face à ces tentations dispersées, des projets d’aménagement récents se fondaient vers 1990-1995 sur une conception quelque peu fermée et hiérarchique de l’aménagement du territoire (fig. 11B): ils se bornaient à peu près à relier les préfectures, envisageant de transformer en autoroute la N 193 qui relie Ajaccio et Bastia (mais monte à 1 163 m au col de Vizzavona), le reste étant habillé des clichés convenus de développement local à base de tourisme.

En un temps où progresse l’intégration européenne, on pourrait pourtant imaginer tout autre chose; et, par exemple, d’améliorer substantiellement la liaison Bastia-Porto-Vecchio-Bonifacio, donc la desserte d’une côte orientale et des reliefs qui la dominent, contrées qui sont loin d’avoir épuisé leurs possibilités. Et l’on pourrait en profiter pour ouvrir mieux la Corse sur l’Italie, à l’est comme au sud. Déjà un gazoduc relie Livourne à la Sardaigne en passant par la Corse: on pourrait imaginer que passe autre chose que du gaz, et que l’île sache profiter d’une autre forme d’intégration et de «continuité territoriale» que la version franco-française: la continuité territoriale est-elle condamnée à s’arrêter aux frontières nationales dans une Europe unie?

Une région extrême

Le tourisme est évidemment bénéfique pour l’île. Il est sans doute dangereux pour elle qu’il soit sa seule perspective, d’autant que certains de ses aspects ne sont pas unanimement approuvés. En l’état actuel, la Corse se situe parmi les régions françaises du côté des extrêmes: au point de s’associer tantôt au Limousin, ce qui surprend peu, mais parfois aussi à l’Île-de-France, ou au Nord-Pas-de-Calais, ce qui est moins attendu. Elle se situe depuis quelque temps parmi les régions françaises dont la population croît sensiblement (7e); mais elle le doit aux entrées (5e pour le solde migratoire) et non aux naissances. Elle est dernière pour le taux de fécondité avec le Limousin, ainsi que pour le pourcentage de jeunes; on s’y marie peu et tard, mais la région a le record de France des interruptions volontaires de grossesse. Chargée en personnes âgées, elle a peu d’institutions spécialisées: les vieux restent en famille. Les étrangers sont nombreux (2e après l’Île-de-France), surtout marocains; mais non les capitaux étrangers… La Corse est première aussi pour la part de résidences secondaires (34% du nombre total de logements): indice de son attractivité touristique et, plus encore sans doute, de l’ampleur historique de l’émigration vers le «continent» (encadré).

La région se signale en France comme celle qui a le moins d’ouvriers et d’industries, le moins de salariés (avec le Limousin), le moins de sociétés parmi les entreprises, le plus d’artisans et de commerçants; le plus de fonctionnaires aussi, mais le moins d’enseignants parmi eux; le moins de cadres et de professions «intellectuelles»; le moins de services aux entreprises, et surtout de services financiers; mais le record pour la place de l’administration dans l’emploi. Cet ensemble d’indicateurs cohérents définit une région dominée par un secteur tertiaire de faible niveau, concourant aux services essentiels, «de base».

Le taux d’activité est mal déterminé mais faible, et cependant la Corse a relativement peu de retraités (16e en France): elle est la première pour les personnes «sans activité professionnelle» (17% de la population en âge d’activité, deux fois la moyenne nationale). Néanmoins le taux de créations d’entreprises est élevé (3e après Languedoc et Provence); mais il s’agit évidemment de très petites entreprises. Parmi les secteurs d’activité, seul le bâtiment et le petit commerce sont au-dessus de la moyenne. La région est la plus rurale de France, mais la moins agricole: à peine 35% de la surface est utilisée, et encore à 94% en «herbe», un autre record.

Dans l’ensemble la région se signale par les faibles salaires (dernière hors DOM), mais il en est de même pour les qualifications. Ce fait, et la large part des très petites entreprises se traduisent par les plus faibles revenus et les plus faibles potentiels fiscaux. Corrélativement, c’est, avec le Nord-Pas-de-Calais, la région de France qui reçoit le plus d’aides; largement en tête pour les allocations du fonds de solidarité (26% des plus de 65 ans, contre 7 en moyenne nationale) et pour les aides sociales départementales.

Enfin, le caractère relativement violent de la société ne se manifeste pas seulement par les attentats: si la Corse se signale peu par les condamnations pour drogues ou pour alcoolisme, et se trouve même dernière pour les atteintes aux moeurs et les mauvais traitements aux enfants, ce qui prouve la solidité de l’encadrement familial, elle est en tête de toutes les régions pour les homicides (4 fois la moyenne), première pour les coups et violences et, avec l’Île-de- France, pour les escroqueries.

Références

ARRIGHI P. (2000). L’Histoire de la Corse. Paris: PUF. Corse. Paris: Bonneton, 1992.

RENUCCI J. (1982). La Corse. Paris: PUF, coll. «Que sais-je ?».

RENUCCI J. (1974). «La Corse», dans Découvrir la France. Paris: Larousse.

INSEE (2003). La France et ses régions. Paris.