N°112

Le système global migratoire: une énigme polysémique?

L’article des géographes et statisticiens autrichiens Nikola Sander et Guy J. Abel «Quantifying Global Migrations Flows» paru dans la revue Science (2014) n’est pas passé inaperçu des médias. Il présente les résultats d’une recherche de plusieurs années menée au Wittgenstein Centre for Demography and Global Human Capital et au Vienna Institute of Demography, et propose de nombreux compléments et supports pédagogiques qui permettent de disséquer les modalités de construction de l’outil et les bases de données ayant servi à sa confection. L’un des graphiques interactifs, intitulé The Global Flow of People, a retenu l’attention de nombreux journaux en ligne qui l’ont reproduit sur leur site respectif. Ce diagramme a été confectionné avec Circos (circos.ca), un logiciel de visualisation circulaire canadien, surtout utilisé en génétique. Il est le fruit du travail collectif de Guy Abel, Ramon Bauer, Johannes Schmidt, Andi Pieper et Elvira Stein et a été un outil décisif dans l’évolution de la réflexion autour des migrations.

Il a été conçu pour permettre «au public, aux preneurs de décision et aux scientifiques d’explorer par eux-mêmes la destination des migrants dans le monde entre 1990 et 2010». En cela, cette visualisation doit «casser les idées reçues» sur l’immigration, comme l’indique Rue89 (Béal, 2014) et briser une spéculation à grande échelle alimentée par l’hétérogénéité et la complexité des données. L’immigration n’est pas un phénomène de masse; les migrations n’augmentent pas depuis 20 ans; la France accueille moins d’immigrants que le Royaume-Uni, l’Italie ou l’Espagne; l’Europe n’est pas la destination la plus prisée; on va rarement des pays les plus pauvres vers les pays les plus riches; la destination première des Africains n’est pas la France… sous-titre ainsi le quotidien alternatif.

Ce graphique, par son originalité, mérite une analyse plus approfondie. En nous appuyant sur la traduction polysémique de «plot», terme employé par les auteurs pour désigner leur outil, nous en éclairerons les aspects énigmatiques et novateurs dans la représentation des données.

La représentation: un univers migratoire

Le dispositif est composé de quatre graphiques, qui représentent chacun un état des migrations sur des périodes différentes: 1990-1995; 1995-2000; 2000-2005; 2005-2010. La représentation s’affranchit du planisphère utilisé pour représenter les flux migratoires d’un pays à l’autre. On ne peut s’empêcher de penser à ces cosmographies qui prévalaient jusqu’au début des Temps Modernes en observant la forme circulaire du diagramme. Le bord est fragmenté en divers arcs qui correspondent aux régions du monde, lui donnant une partition peu conventionnelle (fig.1).

1. Global Migration: consulté le 8 mai 2014.
Accèder à la version interactive.

Tout d’abord, l’emprise occupée par les différentes régions sur le bord du cercle est proportionnelle aux flux migratoires émis et reçus sur les périodes données. Par ailleurs, le monde n’est pas divisé en cinq continents mais en dix sous-régions, dans le souci de rendre à chacune d’entre elle la place qu’elle occupe dans le panorama migratoire mondial, et de mettre en évidence la pluralité des flux. Dans des graphiques préparatoires, les auteurs avaient repris la classification entre pays «sous-développés», «moyennement développés» et «développés» établie par les Nations Unies. Mais le graphique final différencie l’Asie du Sud, de l’Est, du Sud-Est et de l’Ouest. Il rassemble les pays du Moyen-Orient dans l’Asie de l’Ouest mais réunit le continent africain en un seul arc. Il distingue les «pays de l’Union Soviétique», la série débutant avant la dissolution du bloc de l’Est.

Cette subdivision fine offre un aperçu plus précis des migrations au premier coup d’œil: on voit, de prime abord, l’importance des flux intracontinentaux en Asie. Elle rend compte de la diversité des migrations depuis et vers l’Inde, la Chine et l’Asie du Sud-Est, et surtout de la vigueur des mouvements intra-régionaux, plus dynamiques, que ceux tournés vers des destinations plus lointaines. Les liens entre l’Amérique latine et l’Amérique du Nord sont mis en évidence. De plus, l’interactivité du diagramme permet d’affiner la lecture des flux. En effet, en passant sur chacune des sous-régions, l’arc de cercle se subdivise en pays: pour chacun d’entre eux les flux sont détaillés à l’échelle mondiale et intra-régionale. Enfin, d’un simple passage avec la souris sur l’arc de cercle ou le flux, on dispose du nombre de migrants répertoriés avec l’origine et la destination ou encore du volume des flux entrants et sortants.

La démarche et les données: stocks et flux

Pour parvenir à ce résultat, l’équipe de travail a mis en place une méthodologie spécifique. Au départ, les auteurs ont constaté que les données sur les flux migratoires globaux sont incomplètes et qu’il est impossible de les comparer, dans la mesure où les agences statistiques nationales ne mesurent pas les migrations ou leur variation de manière correspondant à la définition des flux migratoires.

Aussi, le travail repose sur l’usage ingénieux des données de stock sur les migrants pour représenter les données de flux les plus lacunaires. Comme l’expliquent les auteurs, les données de stock sont mesurées en un moment précis et correspondent au nombre de personnes qui vivent dans un autre pays que celui où elles sont nées. Elles sont plus accessibles et plus faciles à mesurer que les données de flux qui capturent des mouvements sur une période temporelle, ce qui se vérifie tout particulièrement dans les régions où les données démographiques sont moins fiables. Cependant, les démographes-géographes sont partis du principe que les données de flux sont essentielles pour comprendre les tendances contemporaines dans les migrations internationales et pour déterminer les relations entre les pays. Jusqu’alors les décalages existants entre la demande de données de flux et la disponibilité des données de stock sur les migrants ont entravé la réflexion théorique sur les mobilités des migrants. Ils ont mené à la construction d’un raisonnement qui procède par recoupement d’information et à des conjectures souvent fausses à propos de l’augmentation du volume des migrations globales et des changements dans les schémas spatiaux.

En s’appuyant sur les données de stock de 196 pays, les auteurs ont donc procédé à l’effort de quantification des flux par tranches spatiales de cinq ans. Pour cela, ils ont mis en place un protocole déductif sur l’état de la population d’un pays. En observant les données au début et à la fin de la période, en enregistrant l’origine des individus, et en corroborant les départs avec les bases de données disponibles dans les pays d’arrivée des migrants, ils sont parvenus à reconstituer des flux bilatéraux correspondant à une épaisseur quinquennale. Au final, ils ont lié les flux de migrants aux données de stock et visualisé ces flux à l’aide de graphiques circulaires.

Les résultats: des migrations plurielles fines

Le résultat final correspond à la représentation abstraite du système migratoire contemporain. Il offre une fine lecture des migrations: celle-ci, par le jeu de l’interactivité, est multi-scalaire, même si elle concerne les flux supérieurs à 50 000 migrants. Les auteurs relèvent trois conclusions principales de leur travail. La plus notoire, à leur sens, dans un climat de crispation frontalière en Europe, est celle du caractère très largement intra-régional des migrations africaines. Les clichés des navires et radeaux débarquant sur les plages d’Europe méridionale, et remontant par les voies de communication vers le Nord sont contrebalancés par l’attraction évidente qu’exerce l’Afrique de l’Ouest sur ses voisins. Le graphique permet aussi de relever que les flux migratoires asiatiques sont tournés davantage vers les États-Unis que vers l’Europe lorsqu’ils sortent des limites régionales, ce qui ne concerne qu’une part minime des migrants qui font le choix d’un voyage coûteux et bien plus incertain que celui du travail temporaire dans les Émirats Arabes Unis. Enfin, la stabilité du graphique depuis les années 1990 nuance l’idée selon laquelle la transition démographique de l’Afrique subsaharienne constitue un péril pour les années à venir.

Les limites: la prise en compte des territoires circulatoires

Au final, le défi de «donner du sens aux données complexes sur les flux migratoires» (Blog de Nikola Sander, consulté le 8 mai 2014) est amplement relevé. Ce travail constitue une formidable et originale compilation de données quantitatives sur les migrations, et contribue à les rendre intelligibles là où même de grands organismes internationaux peinent à donner une telle image des flux. Il constitue une utilisation convaincante et riche de l’open data, qui fleurit aux quatre coins de la planète, sur tous les sujets possibles et imaginables.

Toutefois, on peut apporter quelques nuances à ce succès. Tout d’abord, et les propos des auteurs coïncident avec cette observation, la nature de ces migrations devrait être précisée. En effet, rien n’explique les déplacements des populations: travail, rapprochement familial, études, etc. Par ailleurs, le graphique souffre du problème constaté dans la plupart des travaux de visualisation. Il représente une temporalité linéaire, qui ne prend pas en considération les cycles migratoires. Or, ce problème a un impact notoire sur la lecture du graphique. En effet, les travaux menés par les spécialistes des migrations à propos des territoires circulatoires (Simon, 2006) des migrants mettent en évidence l’importance des retours temporaires et des nouveaux départs. Même si le pas de temps de cinq ans peut permettre d’évaluer les migrations en plusieurs étapes, d’un pays moins avancé vers un pays développé, en passant par des pays de niveau moyen, rien ne permet d’assurer la traçabilité des migrants. Enfin, ce graphique trouve ses limites lorsqu’on le confronte avec les logiques diasporiques (diasporiques). Structurées en réseaux, celles-ci trouvent leurs points d’ancrage dans les villes plutôt que dans les pays, une dimension infra-étatique. Il s’agit probablement du prochain défi de ce projet de recherche passionnant tout autant que de la confection de bases de données ouvertes sur les migrations: celui de donner de la qualité aux flux repérés.

Bibliographie

ABEL G.J., SANDER N. (2014). «Quantifying Migrations Flows». Science, vol. 343, n° 6178.

BÉAL C. (2014). «Voici la visualisation qui cassera vos idées reçues sur l’immigration». NouvelObs/Rue89, 8 avril 2014, consulté le 8 mai 2014.

GILDAS S. (2006). «Migrations: la spatialisation du regard». Revue Européenne des Migrations Internationales, vol. 2, n° 2, p. 9-20.