N°114

Mappamundi, art et cartographie

Cet ouvrage a été édité à l’occasion de l’exposition éponyme, au printemps 2013 à Toulon. Son auteur, G. Monsaingeon, est le commissaire de l’exposition. Mappamundi / Mappemonde: au-delà de la proximité du nom, cette exposition se rapproche des préoccupations de la présente revue par son objet et son contenu.

En guise de prologue, l’ouvrage rappelle la fascination qu’exercent les cartes et les atlas: elles invitent au voyage et à la rêverie géographique, dès l’enfance. Cette émotion, d’ordre esthétique, est régulièrement mise en œuvre par les artistes plasticiens pour créer des géographies, des dépictions artistiques de notre monde ou d’autres. «Il est aujourd’hui communément admis qu’une carte puisse être dite “belle”» (p. 8).

L’ouvrage est abondamment illustré et très riche en références, à la fois du monde artistique et esthétique, mais aussi de l’épistémologie cartographique. Il se compose de trois parties qui en font bien plus qu’un simple catalogue d’exposition. Tout d’abord, une première section présente le projet de l’exposition, développe une esthétique de la carte et propose une catégorisation de l’intérêt des artistes pour la carte. La deuxième partie, la plus importante, regroupe de manière thématique les œuvres des vingt-six artistes sélectionnés par l’exposition Mappamundi, selon trois catégories: le corps, le combat et le conte. Enfin, l’ouvrage se termine par une très originale «Table d’orientation», recueil d’une soixantaine de citations d’auteurs plus ou moins célèbres à propos de la carte et de son usage.

La première partie compose une utile synthèse de ce qu’on pourrait appeler l’esthétique cartographique, c’est-à-dire la motivation et la description des différents moyens, dimensions, façons de voir, techniques, qui peuvent faire penser qu’une carte possède un caractère de beauté. Le projet de l’exposition, puis de l’ouvrage qui l’accompagne, est de rendre compte de la façon dont les artistes contemporains jouent avec les formes, les concepts et les techniques pour s’emparer de la rupture que connaît actuellement l’usage de la carte. «Le xxie siècle constitue un moment-clé: l’espace-monde s’est imposé comme échelle de référence, le global a détrôné la carte plane. La «Terra Incognita» a disparu des cartes, mais les villes sont devenues incontrôlables et le cyberespace inquiète. Les activités humaines se dématérialisent, les équilibres politiques basculent, les contre-cultures se nourrissent d’Internet, nos sociétés exigent toujours plus d’images: autant de facteurs qui font de la cartographie un enjeu majeur pour comprendre le monde.» (p. 12). Cette partie expose ensuite différentes approches de l’esthétique cartographique, selon une perspective historique et thématique, en démontant au passage l’idée d’une efficacité qui ne serait que fonctionnelle: si la rigueur informationnelle et la simplicité facilitent la lecture d’une carte, cette dernière possède également une dimension esthétique, expressive, qui est elle aussi active et participe à l’efficacité globale de la carte.

La deuxième partie de l’ouvrage présente la sélection d’œuvres, sur une centaine de pages où l’illustration domine, naturellement. Les œuvres de vingt-six artistes contemporains sont regroupées en trois chapitres thématiques: le corps comme objet support ou comme sujet, le combat comme fonction (que l’on peut relier aux cartographies radicale et critique), le conte comme méthode et atmosphère (à relier cette fois à la cartographie des récits). Les artistes sélectionnés sont internationaux et ont été remarqués pour leur intérêt pour la cartographie et leur présence aux rencontres artistiques internationales. On y trouve à la fois des artistes reconnus, avec une longue carrière (comme Joseph Kosuth, Susan Stockwell), et des plasticiens plus récemment apparus sur la scène de l’art contemporain (Nicolas Desplats, Cristina Lucas). L’impression générale que donne cette exposition est cependant celle d’une grande fraîcheur, tant dans les thèmes évoqués que dans l’originalité et la diversité des formes et des médias.

Pour illustrer ce propos par des exemples, on peut citer le travail de Céline Boyer qui utilise la main comme support cartographique dans sa série «empreintes».

Ces œuvres ont un fort pouvoir évocateur de la relation entre un être et son territoire. A l’origine pensée pour relier un membre de sa famille à son lieu d’origine, cette série de photographies permet aussi de relever la ressemblance entre les formes du corps humain et les formes tracées sur les cartes, de la ligne de vie du creux de la main aux lignes viaires qui irriguent une région.

Pour évoquer le thème du combat, on peut signaler le travail de Bouchra Khalili, une artiste vidéaste dont l’œuvre «Mapping journey» était présentée à l’exposition Mappamundi. Il s’agit de films dans lesquels des migrants racontent leur voyage en le dessinant au fur et à mesure, au feutre, sur une carte politique. La dureté du récit de l’exil, du combat pour la survie, est confrontée à la facilité paradoxale de retracer le chemin parcouru sur la carte avec un simple feutre. (consulter)

Enfin, pour rendre compte de la thématique du conte qui clôt cette partie de Mappamundi, on ne résistera pas à la mention du travail de Nicolas Desplats, «Upotia», qui joue sur plusieurs dimensions expressives.

Si cette œuvre évoque peut-être d’abord un rêve de cartographe (la carte qui se dessine toute seule à grands coups de pinceau), elle exprime peut-être aussi des idées plus profondes à propos de la technicité/complexité de la représentation, de la planéité des cartes et de leur pouvoir couvrant…

Enfin, la dernière partie, très courte, la «Table d’orientation», consiste en une collection de citations et aphorismes, de la part d’une soixantaine d’auteurs variés: poètes, scientifiques, écrivains, philosophes, explorateurs, dirigeants ou plasticiens. Ces citations sont par ailleurs reprises tout au long du livre sous une forme originale: une double ligne de texte en bas de chacune des pages de l’ouvrage permet de mêler subtilement les textes. Cette façon de faire provoque aussi un étrange croisement entre plusieurs formes de texte, en blocs et en lignes, de plusieurs tailles et selon plusieurs orientations, ce qui enrichit le pouvoir expressif des pages. Les citations sont aussi appelées dans la première partie de l’ouvrage, plus théorique, elles sont la source d’une partie des références utilisées. Elles sont enfin le ferment d’une curiosité littéraire ou artistique qui donnera envie de lire ou de relire Jorge-Luis Borges, Italo Calvino, Gilles Deleuze et Félix Guattari, Umberto Eco, Georges Pérec, Paul Valéry…

Finalement, on peut dire qu’il s’agit d’un ouvrage à la fois utile et agréable. Utile, car sa qualité scientifique permet de le relier aisément à l’épistémologie de la cartographie et de prolonger par l’approche esthétique les discussions très contemporaines sur la cartographie critique ou radicale, la cartographie des récits, aux réflexions sur la part de l’esthétique dans la méthode cartographique. Agréable, car bien illustré et mis en page, plaisant, mais aussi actif au sens où la forme même de la mise en page de l’ouvrage va participer à la capacité de son contenu à provoquer chez le lecteur l’évocation d’idées nouvelles et de croisements féconds entre approches, disciplines, supports, méthodes, fonctions, enjeux…

On espère que ce bel ajout à la thématique de l’art s’intéressant à la carte, déjà bien fournie, encouragera le cheminement inverse, plus discret, des cartographes vers la reconnaissance et l’étude de la composante artistique de leur activité.

Référence de l'ouvrage

MONSAINGEON G. (2013). Mappamundi, art et cartographie. Marseille: Parenthèses, 192 p. ISBN: 978-286-364-276-4

Présentation du projet: http://www.morphocity.fr/recherches/monumovi/
On retrouvera certaines de ces productions en couleur concernant Paris dans Beauguitte (2014).