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Le détroit de Gibraltar, espace de transit et espace de vie

Depuis toujours, le détroit de Gibraltar est sous le regard et l’emprise du monde. De multiples influences l’ont traversé bâtissant au fil des siècles un espace singulier et nourrissant parfois l’ignorance, et d’autre fois, la complémentarité des rives. Des places portuaires, souvent en position d’extraterritorialité, ont toujours cherché à profiter de ce carrefour entre Europe, Afrique et Asie: Gibraltar, fermement tenu par les Britanniques depuis 1704; Tanger, objet de toutes les convoitises et qui devient une ville internationale entre 1925 et 1960; Algeciras et Tanger-Med, nouveaux rois du détroit, et archétypes de ce fonctionnement portuaire au service du réseau (Guillaume, 2002) et dé-spatialisé (Debrie et al., 2005). Entre brutalité des impacts de la mondialisation et recherche par les riverains de perspectives de développement, c’est un espace tiraillé qui émerge.

Le détroit est tout à la fois: un espace déboussolé par sa position dans les réseaux et les systèmes productifs; un espace empêtré dans sa situation de frontière entre Europe et Afrique; un espace habité de représentations et d’espoirs. Dès lors, la diversité des illustrations produites ou choisies a été pensée comme un outil pour comprendre, visualiser et modéliser cette complexité. Il convient pour cerner cette démarche d’insister sur deux points qui nous amènent à choisir deux figures dont la complémentarité et la confrontation sont essentielles pour saisir la singularité des lieux.

Modéliser la fonction de nœud dans les réseaux mondialisés

Une modélisation graphique à vocation synthétique et analytique a été, d’une part, une manière de concentrer l’étude sur la connaissance et la compréhension des mécanismes géographiques, et d’autre part, une façon de contourner la complexité statistique propre à ces lieux (déséquilibre de l’information disponible) en intégrant analyses qualitatives et quantitatives. La figure 1 est représentative de cette démarche. Son objectif est de systématiser l’évolution des manières de circuler et d’échanger en mer. À l’image des cycles économiques de Kondratiev, le transport maritime est traversé par des cycles de longues durées intimement liés aux changements économiques et périodiquement impulsés par des cycles plus courts liés à l’apparition d’innovations technologiques comme la propulsion ou la conteneurisation (Rodrigue et al., 1997). La figure 1 permet ainsi de représenter quatre cycles et étapes dans l’évolution de ces manières de circuler. Si les échanges ont été d’abord conduits au hasard des vents, ils se structurent désormais de manière à générer le maximum d’économies d’échelle et d’agglomération. Pour mener cette étude des temps et des espaces de la mondialisation des échanges, la modélisation graphique associant chorématique et théorie des graphes a été un outil d’identification, de visualisation et de synthèse de processus complexes et pluriséculaires.

1. Essai de systématisation de l’évolution des réseaux maritimes conteneurisés

Les graphes de la figure 1 permettent d’observer l’évolution des nœuds d’un réseau portuaire au regard de deux paramètres essentiels que sont la centralité et l’accessibilité respectivement analysés à travers les indices de König et de Schimbel (Dupuy, 1985). Il est intéressant de s’arrêter sur l’évolution du nœud (c) qui permet de voir l’émergence d’un hub ou plate-forme d’éclatement dont le fonctionnement illustre l’avènement des logiques de réseaux sur les agencements territoriaux. Algéciras et Tanger-Med sur le détroit de Gibraltar ou encore Tanjung Pelepas sur le détroit de Malacca sont les archétypes de ces ports nouveaux, nés de logiques réticulaires et concurrençant les ports traditionnels. L’émergence de cette catégorie de ports sans arrière-pays renouvelle la problématique du développement territorial dans les analyses des géographes des transports.

Visualiser un territoire aux limites complexes

L’importance donnée à la manière dont cet espace «nous» habite par un appel à la géographie des représentations (André, 1998) — grâce à des photographies professionnelles, des cartes mentales d’étudiants ou de riverains du détroit et des récits de vie de voyageurs — a alimenté une partie de l’iconographie de la thèse. Aborder le détroit par une approche plus sensible de l’espace a permis de compléter et de discuter les résultats issus de l’analyse et de la modélisation. Il ressort ainsi des cartes mentales des habitants du détroit de Gibraltar la prééminence de la question de la limite des territoires: l’autre rive est parfois un simple rivage, d’autre fois, un espace si connu qu’il devient difficile de deviner de quel côté habite l’auteur de la carte(fig. 2). L’aspect «station de service» de la mondialisation est presque ignoré des habitants alors qu’il est fortement ressorti des cartes mentales des étudiants en histoire ou en géographie (Mareï, 2012). L’espace vécu diffère alors sensiblement de l’espace perçu et représenté. Cette réalité semble symptomatique de l’emboitement et de la faible porosité des échelles sur le détroit. Du point de vue du fonctionnement spatial, ces aspects ont amené à discuter la notion d’intégration régionale comme réponse aux risques de rupture spatiale engendrés par la déconnection du milieu local avec les intérêts internationaux présents dans la région.

2. Cartes mentales du détroit de Gibraltar

Ces réflexions ont conduit à envisager le détroit de Gibraltar comme un territoire dont les fonctions ont évolué au gré des rapports de force. De la barrière à la limite outrepassée, le détroit est apparu comme une frontière atypique regroupant presque toutes les catégories de dyades définies par Michel Foucher (2007). En définitive, sa complexité nous invite à réfléchir à comment vivre ensemble et partager un espace.

La position d’entre-deux terres et mers est à l’origine de la production d’un espace extrêmement complexe où s’entremêlent les échelles et les fonctions. La possibilité même de modéliser un territoire comme celui-ci se heurte à la difficulté d’intégrer dans un seul modèle spatial et graphique, dans une seule image, la complexité en présence. L’utilisation dans la thèse d’une iconographie très diverse (cartes, photographies, images de satellite, schémas de synthèse, représentation des routes maritimes, cartes mentales) a été un outil à la fois méthodologique et analytique pour révéler la complexité des lieux et les processus à l’œuvre. Ainsi l’entre-deux transactionnel, fonction première de ce détroit illustrée par la figure 1, cohabite et se superpose à l’entre-deux «habité» qui se nourrit des effets de frontière ou encore d’intégration avec l’autre rive comme le montre la figure 2.

Dans son dessein d’appréhender dans sa globalité ce territoire composite, cette recherche a mis en exergue la fragilité de cet espace singulier. La superposition de lignes de rupture, la stratification historique et l'entrecroisement multidirectionnel des flux humains, marchands et immatériels favorisent le compartimentage de l’espace au détriment de l’unité territoriale. Pourtant, dans cette unité potentielle suggérant une gestion solidaire des rives du détroit, se dégagent des possibilités de développer autrement que par une stratégie d’intégration à la mondialisation des échanges (Koop, 2007). Du renouveau des pratiques de développement sur les rives du détroit dépend l’équilibre global de cette frontière eurafricaine.

Référence de la thèse

MAREÏ N. (2012). Le détroit de Gibraltar, Porte du Monde, Frontière de l’Europe. Analyse et perspectives de territorialité d’un espace de transit. Nantes: Université de Nantes, thèse de doctorat, 412 p.

Bibliographie

ANDRÉ Y. (1998). Enseigner les représentations spatiales. Paris: Anthropos-Economica, coll. «Géographie», 254 p.
ISBN: 2-7178-3546-6

DEBRIE J., ELIOT E., SOPPE M. (2005). «Un modèle transcalaire de nodalité et polarité portuaire: exemple d’application au port de Hambourg». Mappemonde, n° 79.

DUPUY G. (1985). Systèmes, réseaux et territoires. Principes de réseautique territoriale. Paris: Presses de l’École nationale des ponts et chaussées, 168 p. ISBN: 2-85978-088-2

GUILLAUME J. (2002). Réseaux portuaires, segments de façades et recompositions régionales. Acte des journées de la commission de géographie des transports «Réseaux de transport, flux et recompositions régionales», 5-6 septembre, p. 7-13.

FOUCHER M. (2007). L’obsession des frontières. Paris: Perrin, 248 p. ISBN: 978-2-262-02667-7

KOOP K. (2007). «Les nouvelles fractures du monde et le défi pour la recherche sur les inégalités de développement». Les Cahiers du GEMDEV, n°31, p. 182-195.

RODRIGUE J.P., COMTOIS C., SLACK B. (1997). «Transportation and spatial cycles: evidence from maritime systems». Journal of Transport Geography, vol. 5, n° 2, p. 87-98. DOI:10.1016/S0966-6923(96)00073-7