N°116

Saint-Santin, le village divisé

Aux confins de l’Aveyron et du Cantal, à faibles distances du méridien de Paris et du 45e degré nord, le village de Saint-Santin attire l’attention du touriste attentif et du voyageur pratiquant les cartes routières ou topographiques (carte 1). Au cœur de la campagne riante de la Châtaigneraie, une limite départementale et régionale coupe en deux et par son milieu une localité de quelques centaines d’âmes. Au nord, Saint-Santin-de-Maurs est une commune cantalienne. Au sud, Saint-Santin est une commune aveyronnaise. Celle-là est en région Auvergne, celle-ci en région Midi-Pyrénées. Sur la carte de Cassini (feuille n°16 «Rodez», 1766), on voit déjà clairement un village traversé par une limite de diocèse. Cette séparation remonterait au Moyen Âge avec deux églises se jouxtant et une localité à cheval sur deux paroisses. La Révolution française entérine cette situation et crée deux communes dépendant de deux départements différents.

Carte 1. Carte de localisation

La transition du Rouergue à l’Auvergne, avec le Quercy à proximité, est donc ici tranchée. On dansait naguère encore la bourrée en deçà de la limite, la cabrette au-delà. Les Saint-Santinois disent que les Cantaliens sont moins exubérants que les Aveyronnais et ces mentalités sont partagées par la place du village. On serait donc Méridional d’un côté, Auvergnat et plus réservé de l’autre, bien que les dialectes carladézien et rouergat soient très proches. Nul doute que ces considérations proviennent largement de processus autoréalisateurs qui ont généré de nombreux antagonismes entre les deux populations. Les rivalités entre les enfants étaient constantes à la sortie de l’école ou du catéchisme et les «mariages mixtes» étaient impossibles. Les anecdotes sont abondantes et plus ou moins avérées. Au début du siècle dernier, un Cantalou aurait été corrigé pour avoir fréquenté une Rouergate et des curés auraient fait remarquer à certains qu’ils n’étaient pas dans la «bonne église». Il semble que ces hostilités disparurent après la Seconde Guerre mondiale.

Si ces récits font partie désormais du «folklore» de la limite, par un certain brassage de la population et des horizons de vie qui se sont élargis avec la mise en place de migrations pendulaires vers Figeac (Lot), Maurs (Cantal) ou Decazeville (Aveyron), il n’en demeure pas moins que la limite est bien présente au quotidien. On lit le journal La Montagne côté Cantal et Midi Libre ou La Dépêche du Midi en Aveyron. Le côté cantalien vote toujours plus à gauche que le côté aveyronnais. Par exemple, et alors que les deux populations ont des caractéristiques socioprofessionnelles et des revenus proches, au second tour des élections présidentielles de 2012, Nicolas Sarkozy l’a emporté à Saint-Santin (50,6% contre 49,4%) alors qu’à Saint-Santin-de-Maurs c’est François Hollande qui était nettement devant (53,6% contre 46,4%). En 2007, le contraste était plus fort: Nicolas Sarkozy avait écrasé Ségolène Royal (60% contre 40%) côté aveyronnais; Ségolène Royal s’était imposée côté cantalien (51,3% contre 48,7%)! Dans le paysage, les deux clochers voisinent à vingt mètres de distance (photo 1), et si les deux communes se sont entendues au lendemain de la Grande Guerre pour construire un monument aux morts commun elles ne sont pas allées jusqu’à mélanger leurs poilus disparus (voir photo 2).

Photo 1. Les deux églises de Saint-Santin
À gauche l’église cantalienne romane, à droite l’église aveyronnaise datant du XIXe siècle. Le monument aux morts est précisément sur la limite. © J.-Ch. Gay, 2014
Photo 2. La face cantalienne du monument aux morts
Orientée vers le nord, les Cantaliens morts pour la France tournent le dos aux Aveyronnais. © J.-Ch. Gay, 2014

S’il y a évidemment deux mairies, il y a également deux cimetières et deux salles des fêtes, bien qu’il n’y ait qu’un seul comité des fêtes avec toutefois deux présidents, un de l’Aveyron l’autre du Cantal. Il n’y a plus qu’un club de football, l’Entente sportive saint-santinoise, qui joue sur un terrain de football dont les surfaces de réparation sont dans deux départements différents (carte 2), comme en attestent son nom (stade Aveycant) et une stèle à l’entrée des installations sportives (photo 3). De même, s’il n’y a qu’une agence postale, située en Aveyron, il y a deux codes postaux (15150 et 12300), deux facteurs et deux tournées. Le village dépend de deux gendarmeries différentes (Decazeville et Maurs) avec un strict bornage de leurs compétences. Certains Saint-Santinois en jouent sachant qu’ils ne pourront être verbalisés de l’autre côté de la limite départementale. Le village est sur deux zones téléphoniques différentes, la région sud-est (indicatif 04) qui comprend le Cantal, et la région sud-ouest (indicatif 05) incluant l’Aveyron. Par malchance, les deux Saint-Santin sont dans des académies différentes (Clermont-Ferrand et Toulouse) et ne sont désormais plus dans la même zone de vacances scolaires (zone A pour le Cantal, zone C pour l'Aveyron). Pour passer un troupeau d’un côté à l’autre du village il faut toujours une autorisation de transhumance et, naguère encore, les éleveurs avaient des blouses de couleurs différentes lors des foires: bleu pour les Cantaliens qui élèvent des vaches de race Salers, noir pour les Rouergats éleveurs de vaches Aubrac.

Carte 2. Le village de Saint-Santin
Photo 3. La stèle à l’entrée du stade Aveycant
© J.-Ch. Gay, 2014

Une mise en scène de cette curiosité géopolitique a émergé quand les deux maires, dans les années 1990, se sont entendus lorsqu’ils ont refait la place pour clairement matérialiser la limite. Un caniveau a été installé précisément sur celle-ci. Passant par le monument aux morts, il conduit le regard vers la maison Trincot, nichée entre les deux églises, et partagée en deux (photo 4). L’administration aurait décidé de la localiser en Aveyron parce que la chambre parentale, lieu de procréation, était dans ce département.

Photo 4. Le caniveau qui matérialise la limite au centre de la place
La nuit, un éclairage le souligne avec des ampoules de couleurs différentes de part et d’autre (jaune côté Cantal, bleu côté Aveyron). © J.-Ch. Gay, 2014

La touristification du site s’est concrétisée en 2012, après que les communautés de communes de la «Vallée du Lot» (Aveyron) et du «pays de Maurs» (Cantal) s’entendirent pour mettre en valeur le «village double». Un parcours découverte-interprétation relie deux espaces scénographiques, «Chez Marie-Pierre» côté Cantal, «Chez Pierre-Marie» côté Aveyron, deux personnages imaginaires faisant référence à l’église Saint-Pierre de Saint-Santin et à l’église Notre-Dame de Saint-Santin-de-Maurs. Une signalétique spécifique a été installée, à la fois dans le village (photo 5) et sur la route d’accès au village (photo 6), l’objectif étant d’inciter les visiteurs de la vallée du Lot à découvrir le singulier Saint-Santin, à la suite des journalistes qui s’y sont déjà intéressés, comme en témoignent leurs articles dans les journaux ou leurs reportages sur Canal Plus, France 3 ou France Info… Signe de ce timide développement touristique, qui se traduit par la visite d’autocars ou d’automobilistes en vacances, le Guide du routard sur l’Auvergne, dans son édition 2014, consacre une page entière à Saint-Santin-de-Maurs (p. 300). Le village sera-t-il un jour un véritable site touristique?

Photo 5. Borne signalétique au cœur du village
© J.-Ch. Gay, 2014
Photo 6. Panneau installé en bordure de la RD 663 reliant la vallée du Lot à Maurs et Aurillac
Sur fond de village double, on reconnaît une vache de race Salers à gauche, avec son poil frisé et ses longues cornes, et une autre de race Aubrac à droite. Marie-Pierre, institutrice cantalienne, et Pierre-Marie, receveur des Postes aveyronnais, incarnent les antagonismes et les absurdités issus de ce découpage administratif. © J.-Ch. Gay, 2014

Références

ARNAUD D. (1998). «Saint-Santin, le bourg à deux faces». Libération, 24 février 1998. En ligne

GAY J.-Ch. (2004). Les Discontinuités spatiales. Paris: Économica, 112 p. (2e édition). ISBN: 2-7178-4933-5

GAY J.-Ch. (2016). L’Homme et les limites. Paris: Économica-Anthropos, 236 p. ISBN: 978-2-7178-6866-1

ROCHER J.-L. (1997). «Deux clochers, deux cafés, deux cimetières, la double vie de Saint-Santin». Le Monde, 24 mai 1997.

Vidéos

Reportage de France 3

Reportage de France Info