Sommaire du numéro
N°77 (1-2005)

Structures, composantes et formes spatiales
d’un front pionnier situé au Mato Grosso, Brésil

Marie Clairay

 

Résumés  
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Introduction

Les défrichements affectent de nos jours principalement la zone intertropicale. Au Brésil, l’Amazonie est la principale zone concernée. En 1970, un tiers seulement des 906 000 km2 du Mato Grosso était occupé par l’homme. Après cette date, une nouvelle phase de conquête des terres libres commence. Dans cet État en pleine mutation, on repère plusieurs types de colonisation agricole, identifiables à petite échelle grâce à la télédétection. L’objectif de l’article est de mettre en évidence différentes formes d’appropriation des terres libres au Mato Grosso, en analysant la progression des espaces défrichés sur les images satellitales. Les limites des défrichements servent d’identificateurs physiques des «frontières d’occupation» des territoires. Il existe à l’évidence plusieurs formes d’occupation de l’espace, en fonction du type de colonisation et du milieu. La superficie des lots de terres attribués (devolutas) dépend par exemple du statut de la société de colonisation qui gère le projet: coopératives privées, INCRA (Institut National de la Colonisation et de la Réforme Agraire). La vitesse de défrichement est également très variable, aboutissant en un laps de temps plus ou moins long à la coalescence des structures spatiales élémentaires et à la formation d’un paysage entièrement approprié.

1. Les structures spatiales issues de la colonisation agricole

1.1. Le rôles des réseaux routiers

L’organisation spatiale de la colonisation agricole prend en compte les éléments du relief et plus particulièrement la structure du réseau hydrographique. Les pistes sont généralement tracées entre deux rivières, les lots de terres sont fréquemment limités sur un côté par un cours d’eau. Néanmoins, ce sont les réseaux routiers qui forment l’armature des projets de colonisation: ils servent de repère pour délimiter les lots. Plusieurs exemples montrent que dans les projets publics (Théry, 2000) la configuration des réseaux routiers est assez simple, avec un nombre de pistes relativement grand. Par contre, dans les projets privés, la forme des réseaux est moins prévisible. On est amené, en prenant comme critère l’agencement des routes secondaires dans la partie septentrionale du Mato Grosso, à distinguer cinq formes principales d’organisation de l’espace:

a. la structure la plus simple se compose d’une route unique, souvent rectiligne, reliée à une route principale (exemple du municipe de São Julio dos Campos). Les champs se situent de part et d’autre et couvrent des superficies de plusieurs centaines d’hectares;

b. la structure en arête de poisson est constituée de pistes équidistantes et parallèles qui partent toutes d’une piste principale (exemple de Carlinda). Cette forme très répandue dans l’État du Rondônia (Théry, 2000) est beaucoup moins présente au Mato Grosso. Dans ce cas, les lots distribués sont de faible superficie;

c. la structure étoilée est formée de pistes orientées selon des angles à peu près égaux, l’unique liaison se faisant au niveau du centre de la structure (exemple de Cláudia). Les lots peuvent couvrir des superficies variables, mais dans l’exemple choisi, ils dépassent rarement cinq cents hectares;

d. la structure réticulée, la plus élaborée, est composée de pistes secondaires qui contournent un ensemble de lots puis se rejoignent à l’intersection de plusieurs secteurs adjacents. La dimension des lots peut être très uniforme, comme à Lucas do Rio Verde où chacun couvre deux cents hectares;

e. les formes en damiers sont assemblées selon un nombre variable de perpendiculaires éloignées les unes des autres (exemple de São José do Xingu). Les lots s’étendent sur plusieurs milliers d’hectares. La forme des réseaux routiers mis en place illustre la préférence faite aux dispositifs rectilignes, préférence qui se manifeste aussi dans la manière dont les lots de terre sont délimités.

1.2. La composante spatiale élémentaire: déterminant de la colonisation agricole

1.Composantes spatiales élémentaires en zone de défrichement

Le processus de colonisation ne s'arrête pas avec la mise en place du réseau routier et l'attribution des lots. Les organismes chargés de la colonisation interviennent parfois pour défricher quelques hectares, mais c'est le plus souvent un travail qui est totalement à la charge de l'occupant. De ce fait, celui-ci procède en plusieurs étapes, parfois très étalées dans le temps. Ce processus d'avancée des défrichements et donc de progression du front de colonisation peut être suivi grâce à la télédétection. Nous définissons comme composante spatiale élémentaire tout espace dont les caractéristiques numériques, ou valeurs de pixels, ne correspondent plus à celles de l'espace environnant (eau, forêt, cerrado). Elle représente donc la partie défrichée d'un lot à un moment précis (figure 1).

1.3. La coalescence des composantes spatiales élémentaires

Les migrants arrivent en effet généralement par vagues dans les zones de colonisation. L'action conjointe des pionniers produit de véritables clairières qui se forment progressivement par coalescence des composantes spatiales élémentaires (figure 2).  À petite échelle, une clairière embryonnaire est repérable: on observe soit une forme circulaire, soit, plus fréquemment, des défrichements latéraux le long de quelques axes de communication. Elle s'organise autour d'un noyau urbain: le futur chef-lieu du municipe.

2. Coalescence des espaces défrichés

Les projets de colonisation ont un succès variable: dans les cerrados (grandes fazendas de culture des Parecis), les clairières couvrent rapidement de grandes étendues de territoire; dans d'autres cas, le travail des migrants prend plus de temps, notamment en zone forestière (cas de Gleba Céleste). La progression des défrichements permet, en quelques décennies, à des clairières distantes d'une centaine de kilomètres de fusionner. L'espace défriché, de dimension régionale cette fois, peut être qualifié de méga-clairière. L'apparition de ces méga-clairières, qui comprennent à chaque fois plusieurs chefs-lieux et municipes, contribue à la naissance de nouvelles régions. Le territoire environnant, «en réserve», reste dans l'ensemble épargné par les défrichements: aujourd'hui les méga-clairières restent encore individualisées.

2. Les étapes du défrichement pionnier

Les images satellites permettent de restituer les étapes du passage d'un espace discontinu à un espace continûment défriché (figure 3). Cette succession-type s'applique dans les zones où l'on a distribué des terres à des exploitants individuels (projets de colonisation) et non là où se trouvent de grands latifundios.

1. La discontinuité absolue (Sinop en 1975) correspond à la situation de départ du front pionnier. Les quelques marques de défrichements correspondent essentiellement au tracé des pistes et à des essais effectués à proximité d’une route importante. Les composantes spatiales élémentaires se trouvent dans un environnement très majoritairement forestier, les défrichements constituant moins de 10% de la superficie totale. Ce type de situation, caractéristiques d’une phase de démarrage d’un front pionnier, peut parfois subsister plusieurs décennies dans un secteur du municipe mis en réserve (la partie nord de Sinop).

2. La discontinuité relative (Sinop en 1986) se distingue de la précédente par une augmentation du nombre de composantes spatiales élémentaires. Elles sont désormais voisines, ce qui ne se produisait pas dans la situation antérieure. Les espaces défrichés restent inégaux en dimension. De larges pans de forêt séparent encore ces petits ensembles. On pourrait caractériser grossièrement ce stade d’occupation par un seuil de déforestation proche de 50%, valeur qui n’est pas toujours très satisfaisante, du fait de l’existence d’espaces interstitiels, de forêts-galeries.

3. L’occupation alternée (Sinop 1992) est caractérisée par le fait que les espaces défrichés ont désormais une superficie plus grande que les espaces en végétation originelle. On observe des composantes spatiales élémentaires jointives. Néanmoins, des espaces non défrichés séparent encore fréquemment une exploitation sur deux ou trois, parfois plus. Par contre, la plupart des parcelles sont défrichées jusqu’au bord de la rivière: le lot est intégralement transformé en terre agricole. La superficie défrichée peut être évaluée à 75% de la superficie totale.

4. La quasi-continuité (Sorriso 1992), forme très présente dans les cerrados, se caractérise par des défrichements effectués de proche en proche le long d'une piste, sans rupture. Les composantes spatiales élémentaires atteignent alors l'équivalent de la moitié ou des deux tiers du lot. Cette forme d'occupation se distingue par la contiguïté des défrichements en bordure de piste et par la contiguïté de la végétation originelle en fond de lots. Même si les lots de terre sont exploités de façon incomplète, la quasi-continuité montre que sur chaque lot quelqu'un s'est installé, et que l'espace rural est approprié sans interruption le long des pistes.

5. La continuité (Lucas do Rio Verde 1997) correspond à la dernière étape d’un front pionnier. Tout l’espace, dans un secteur donné, présente un paysage agricole relativement uniformisé. La végétation originelle en bordure de pistes a totalement disparu, sauf exception. Des lambeaux de forêt résiduelle peuvent subsister en limite de forêt galerie. À ce stade de la colonisation, il n’existe plus de couvert végétal séparant les exploitations. L’espace géographique a définitivement perdu son identité d’espace pionnier.

3. Front pionnier et disparité de l’occupation.
Sources: Images Landsat Mss et TM, Laboratoire LETG COSTEL, UMR CNRS 6554, Rennes 2.

L’analyse de séries d’images satellitales a permis d’identifier des secteurs géographiques où la progression de la conquête des terres diffère. Globalement, la mise en valeur des zones où prédominent les lots de petite superficie, dans les secteurs forestiers notamment (images 1, 2 et 3, à Sinop), prend beaucoup plus de temps que là où les lots font plusieurs centaines d’hectares, comme dans les cerrados (images 4 et 5 à Sorriso et Lucas do Rio Verde).

3. Dynamique du front pionnier au niveau d’un municipe

4. Évolution spatio-temporelle de deux municipes

On peut, à partir des formes d’occupation qui viennent d’être définies, retracer quelques étapes de l‘évolution des nouveaux municipes. Sinop (années 1975 à 1999) et Sorriso (années 1986 à 1999) sont pris ici en exemple (figure 4). La clairière de Sinop, située à proximité de la route fédérale 363, montre que la majorité des premiers migrants ont reçu des terres proches du futur centre urbain (agriculture vivrière/industrie du bois). Les suivants se sont surtout installés aux limites méridionales du municipe. Il y a dans le projet de colonisation plusieurs secteurs géographiques pour chaque type d’exploitation: très petites à petites (5 à 10 et 15 à 25 hectares pouvant aller jusqu’à 100 hectares), des moyennes (200 à 500 hectares) et enfin quelques grandes (500 à plus de 1 000 hectares). La diversité des tailles des lots, l’installation différée des migrants, le coût de la déforestation permettent d’expliquer les principales disparités d’occupation du territoire. En 1999, trois secteurs ruraux nettement différenciés ressortent: un premier secteur très défriché et densément peuplé (occupation 1975), un second intermédiaire, moins défriché et peuplé, ayant subi peu de modifications significatives entre 1986 et 1992; enfin, un troisième, situé dans la partie nord, où les défrichements n’ont guère avancé, vingt-cinq années après l’ouverture de ce front pionnier.

À Sorriso, la colonisation a commencé avant l’arrivée de la colonizadora Sorriso (Société privée de colonisation), quelques pionniers ayant déjà acheté de grandes étendues de terres (souvent plus de 10 000 hectares d’un seul tenant). Sur l’image satellitale de 1986, trois secteurs principaux sont identifiables: deux sont partiellement structurés par des pistes et quelques défrichements. Localisés aux extrémités nord et sud, ils délimitent un troisième secteur composé de nombreuses exploitations largement mises en valeur et assez homogènes (quasi-continuité). Dès 1992, seul un petit secteur borné au nord-ouest peut être encore caractérisé par la discontinuité absolue. Et, quelques années plus tard, il est complètement transformé (image 1999). Les différences d’occupation entre différents secteurs du municipe sont presque négligeables. Ceci s’explique par le fait qu’il y a une très forte pression sur ces terres de cerrados.

Conclusion

Les différentes formes de défrichement et d’appropriation de l’espace dans les zones de front pionnier du Mato Grosso sont relativement répétitives. La formation progressive de clairières, puis de méga-clairières est un témoin de la formation de nouveaux espaces agricoles mais aussi d’espaces politico-administratifs rapidement structurés par la trame des municipes et des chefs-lieux. L’espace régional se construit en même temps que s’étendent et s’agrègent les clairières de défrichement. Il existe néanmoins des différences sensibles d’organisation de l’espace dans les zones pionnières. Il conviendrait de mettre en rapport ces différences avec les types de cultures. En zone pluviale, la distinction entre agriculture vivrière et élevage explique la différence de taille des exploitations et la forme des composantes spatiales élémentaires. Dans les zones de cerrado, les exploitations intermédiaires dominent avec les fazendas céréalières, l’homogénéité des formes est alors plus grande.

Bibliographie

AUBERTIN C. (1990). «Mouvement de populations et changements économiques dans le Centre-Ouest brésilien». Cahiers des Sciences humaines, 26 (3), p 327-342.

BRUNET R. (1980) «La composition des modèles dans l’analyse spatiale». L’Espace géographique, n° 4, p. 253-265.

COY M. (1987). «Pionierfront und Stadtentwicklung, sozial und Wirtschafträumliche Differenzierung der Pionierstädte in Nord Mato Grosso (Brasilien)», Universität von Tübingen, Tübingen, p 116-143.

CLAIRAY M. (2003). «Études par télédétection des structures spatiales du front pionnier dans le Nord du Mato Grosso», Thèse de doctorat de géographie, Laboratoire LETG COSTEL UMR CNRS 6554, Université de Rennes 2, Rennes, 320 p.

THÉRY H. (2000). Le Brésil. Paris: A. Colin, 283 p. (4e édition).