Sommaire du numéro
N°78 (2-2005)

Alto y Bajo Isoso.
Géographie et pouvoir dans le Chaco bolivien

Isabelle Combès

Institut Français d’Études Andines, Bolivie

Résumés  
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L’Isoso (ou Izozog, Ysozo, voire Zozo selon les sources et les époques) a été et est encore considéré, dans une large mesure, comme une région frontière (1). À l’époque coloniale, pour les Espagnols de l’Audiencia de Charcas (subdivision du royaume du Pérou comprenant l’actuelle Bolivie), la région était le dernier point connu — et encore, par ouï-dire — en direction de l’est. Pour les ethnies du Chaco, l’Isoso était au contraire une frontière occidentale au-delà de laquelle vivaient les Blancs; une frontière naturelle aussi, le Parapetí arrosant des zones plus fertiles que le reste des arides terres chaqueñas. Écologiquement parlant, l’Isoso est d’ailleurs une zone de transition où se mêlent faune et flore typiques du Chaco et celles de l’Amazonie (Proyecto Kaa-Iya, 2001).

L’Isoso reste aujourd’hui une frontière dans l’esprit des Boliviens: c’est pour eux la limite du Chaco peuplé. Au-delà, vers l’est, le parc national Kaa-Iya del Gran Chaco est le domaine de la faune, de la flore, voire des esprits des bois (2).

Un seul nom, plusieurs acceptions

L’Isoso tire son nom du fleuve Parapetí (encadré) qui le traverse et se tarit en époque sèche: i oso oso, c’est en guaraní «l’eau qui s’en va, qui se tarit». Ce qu’on appelle aujourd’hui l’Isoso stricto sensu est l’étroite frange fertile des rives du Parapetí où sont établies 25 communautés indiennes, ce qui représente à peu près 9 000 habitants: les Isoseños (3). La structure politico-administrative correspondante est la Capitainerie du Haut et Bas Isoso: Capitanía (4) del Alto y Bajo Isoso — une dénomination qui fait référence à l’amont (alto, au sud) et à l’aval (bajo, au nord) du cours du Parapetí.

Au cours du temps cependant, le terme a pu désigner des espaces différents et beaucoup plus vastes. Au XVIe siècle, la «rivière Içoço» désignait l’actuelle rivière Quimome, continuation des lagunes du cours inférieur du Parapetí, très au nord du territoire où vivent les Isoseños (5); la région sablonneuse de Guanacos, plus à l’ouest, a pu aussi parfois être appelée Isoso.

Au XIXe siècle, les missionnaires franciscains parlaient d’Isoso pour des terres situées très en amont des premiers villages isoseños (6); les salines de Chiquitos, à l’est de la région, étaient aussi appelées Salinas de Isoso (7). Plus récemment, en 1966, un projet militaire de colonisation a été baptisé Abapó-Izozog, alors qu’il est situé beaucoup plus près du Río Grande et du village d’Abapó que de l’Isoso.

1. Localisation de l’Isoso en Bolivie et dans la province Cordillera.

Aujourd’hui enfin, les Isoseños donnent à la Terre Communautaire d’Origine (Tierra Comunitaria de Origen ou TCO) qu’ils revendiquent le nom d’Isoso. Il s’agit là d’un énorme territoire de près de deux millions d’hectares; si l’on inclut dans le périmètre revendiqué le parc national Kaa-Iya, que beaucoup dans l’Isoso considèrent comme partie intégrante de la TCO, on arrive à une superficie totale de quatre millions d’hectares (cartes 1 et 2). L’utilisation du terme Isoso permet ici aux Indiens d’affirmer leur volonté de mainmise sur ces terres. Lato sensu, le nom de Isoso s’applique aujourd’hui à tout territoire revendiqué par les Isoseños ou en leur nom.

Hauts et bas: le XIXe siècle

2. L’Isoso contemporain

Revenons à l’Isoso stricto sensu. La limite entre l’Alto Isoso (en amont) et le Bajo Isoso (en aval) passe actuellement par le village de Tamachindi (carte 2). Mais cette division n’est pas seulement géographique: elle correspond à une relation asymétrique où l’amont domine l’aval. Et si, au cours de l’histoire, les définitions et les limites géographiques du «haut » et du «bas» Isoso ont bougé, la structure en elle-même n’a pas changé, affirmant toujours la prééminence des communautés de l’amont sur celles de l’aval.

Seuls de très rares documents mentionnent l’Isoso pendant l’époque coloniale, et de façon toujours très vague. Les références sont à peine plus nombreuses à la fin du XVIIIe siècle. La région ne s’ouvre véritablement à la colonisation blanche qu’à partir de 1844, quand les autorités boliviennes y pénètrent avec l’intention d’ouvrir un chemin direct jusqu’au fleuve Paraguay.

À la fin du XVIIIe siècle et pendant tout le XIXe, les villages isoseños se situaient beaucoup plus en aval qu’aujourd’hui, et pratiquement tous sur la rive droite du Parapetí. Écrivant depuis Santa Cruz, Cosme Bueno indique en 1771 que «de l’autre côté du Porapiti [sic] il y a quelques Indiens Chanaes, leur territoire s’appelle Isojo» (8). En 1780, un autre document dit aussi que «au sud-est et de l’autre côté de ce fleuve, dans un territoire appelé Isoso, il y a plusieurs villages d’Indiens chanaes» (9). La carte 3 montre, en 1800, quelques villages de l’Isoso, tous sur la rive droite. En 1800 aussi, le franciscain Comajuncosa écrit que le Parapetí se perd dans les sables qui existent entre la mission de San Antonio del Parapetí (en amont) et les villages isoseños (10). De nos jours, les communautés indiennes sont situées précisément sur ces terrains sablonneux inoccupés au XVIIIe siècle.

Cela signifie que la majorité des villages isoseños appartenaient à ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui l’extrême Bajo Isoso. La tradition orale rappelle d’ailleurs l’existence d’un grand nombre de villages dans cette région proche des lagunes (carte 4), là où aujourd’hui ne subsiste pratiquement qu’une seule communauté. Une lettre du préfet de Santa Cruz montre qu’au XIXe siècle, le point de division entre «Alto» et «Bajo» Isoso était Ariyoé, c’est-à-dire un village situé beaucoup plus en aval que le point actuel de séparation (11). Apparemment, ce que nous connaissons aujourd’hui comme le Bajo Isoso jouait donc le rôle de l’amont, de l’Alto Isoso; l’actuel Alto Isoso était, quant à lui, pratiquement inhabité.

3. Carte des missions de Tarija et environs
Source: Archivo Nacional de Bolivia, colección Rück nº 157

Politiquement parlant, le siège du pouvoir se situe à cette époque à l’amont, dans les communautés de Yovi et Aguaraigua où vit la famille des Iyambae, les «grands capitaines» au pouvoir héréditaire. Ces notables dominent et représentent l’ensemble de l’Isoso. C’est d’ailleurs un capitaine de l’amont qui crée, pour affirmer sa mainmise politique sur toute la région, l’expression aujourd’hui consacrée de «capitanía del Alto y Bajo Isoso» (12). Cela ne va pas sans affrontements: les archives de la préfecture de Santa Cruz ont gardé les traces de rivalités politiques entre José Iyambae à l’amont et plusieurs chefs locaux de l’extrême Bajo Isoso: par exemple Kayumbari en 1865, Amboco en 1884 (13). Dans tous les cas, les capitaines de l’aval disputent le pouvoir suprême à Iyambae, sans jamais l’obtenir.

De toute évidence, cette structure asymétrique du pouvoir est autochtone et ne doit rien à la présence des Blancs dans la région. De telles structures sont repérables dans d’autres «capitaineries» chiriguanas, comme celle de l’Ingre beaucoup plus au sud, divisée en deux canyons (Ñacamiri et Ingre) dont l’un (Ingre) domine politiquement l’autre (Ñacamiri) (Combès, 1992).

La présence, à partir de 1844, des autorités boliviennes dans la région, et la reconnaissance officielle des capitaines de l’amont comme «grands capitaines» de tout l’Isoso, confirme simplement un état de fait antérieur. Cette même présence a par la suite des effets ambigus: d’un côté, les bonnes relations des chefs de l’amont avec la préfecture et les titres officiels de «capitaines» qu’ils reçoivent sont un argument de plus pour faire valoir leur pouvoir sur toute la région; d’un autre côté, et pour conserver entière leur autorité, ces mêmes chefs s’efforcent de refouler les hacendados blancs dans l’extrême Bajo Isoso, et de les utiliser pour amoindrir le pouvoir des capitaines de l’aval.

Hauts et bas contemporains

4. Localisation approximative des villages de l’Isoso dans la seconde moitié du XIXe siècle

Dans les premières décennies du XXe siècle, si la structure de domination de l’amont sur l’aval reste la même, les limites de l’Alto et du Bajo Isoso bougent. Pour différents motifs — inondations désastreuses, présence plus affirmée des haciendas blanches et attaques des Indiens Ayoreode — les communautés de l’extrême Bajo Isoso disparaissent petit à petit. Parallèlement, de nouveaux villages apparaissent dans l’actuel Alto Isoso, sur la rive gauche cette fois, pour échapper aux colons installés sur la rive orientale. D’autres Indiens Chiriguanos, venus de l’amont du fleuve, s’installent dans l’Alto Isoso. La frontière entre amont et aval remonte le fleuve: ce n’est plus Ariyoé, c’est Tamachindi qui marque la limite entre les deux espaces. Les communautés de Yovi et Aguaraigua, sièges du pouvoir de l’Alto Isoso au XIXe siècle deviennent des villages du Bajo Isoso.

Le siège politique de la capitainerie de l’«Alto y Bajo Isoso» déménage à La Brecha, dans le nouvel «Alto Isoso» qui s’est constitué. Le nouvel amont affirme donc son pouvoir sur l’ancien «Alto». Cette nouvelle configuration s’explique peut-être par une série de facteurs qui jouent en faveur de cet amont: la présence des Blancs y est moins sensible qu’en aval, la situation en rive gauche lui assure de bonnes liaisons avec le centre provincial de Charagua et de là à Santa Cruz. Les villages de l’aval sont quant à eux souvent isolés quand le fleuve est en crue et ne disposent pas de chemin direct jusqu’à Santa Cruz, dont ils sont pourtant plus proches dans l’absolu. Les rivalités politiques demeurent. Le Bajo, ex-amont, pleure sa supériorité perdue ou reproche à l’Alto, en termes plus modernes, d’être le seul bénéficiaire des projets de développement.

Pour conclure

Le Bajo Isoso proteste aujourd’hui haut et fort contre l’Alto qui, en théorie, le représente politiquement et, dans la pratique, le tient à l’écart. Mais ce «Bajo» dominé n’est pas une entité très homogène. Les villages de l’extrême Bajo Isoso qui se sont maintenus malgré le dépeuplement de la zone septentrionale ne se reconnaissent aucune affinité avec Yovi et Aguaraigua, considérés comme des représentants de l’ancien «Alto». D’ailleurs, ce sont ces mêmes villages de l’ex-amont qui, avec celui, tout proche, de Koropo, prétendent parler au nom de tout le «Bajo Isoso» et monopolisent la représentation politique de l’aval.

De son côté, l’«Alto Isoso» qui surgit au XXe siècle n’est guère plus homogène. Il y a des rivalités entre les nouveaux occupants arrivés de l’amont et les autochtones, eux-mêmes divisés en deux groupes: ceux de la zone de Kopere et ceux de La Brecha.

Mais, au-delà de ces clivages internes à chaque zone, au-delà des déplacements de frontières entre Alto et Bajo Isoso, le schéma organisateur amont/aval perdure. Les Isoseños ne peuvent pas penser leur organisation et leurs rivalités politiques en dehors de ce cadre. Tout comme la vie quotidienne dans l’Isoso (à commencer par l’irrigation) dépend du fleuve Parapetí, la vie politique de la région se structure de manière stable par rapport au cours du fleuve, avec un schéma récurrent de domination de l’amont sur l’aval. Depuis des siècles maintenant, le capitaine de l’amont est seul à pouvoir représenter l’ensemble de l’Isoso.

Références bibliographiques

COMAJUNCOSA Antonio (1836 [1800]). «Misiones de Tarija». In Pedro DE ANGELIS (comp.), Colección de obras y documentos relativos a la historia antigua y moderna de la provincia del río de La Plata. Buenos Aires: Imprenta del Estado, t. V, p. 3-50.

COMBÈS Isabelle (1992). Iyambae, une utopie chiriguana. Thèse de doctorat en anthropologie. París: EHESS.

Fragmentos… (1914 [1780]). «Fragmentos de una relación de parte del viaje de las corbetas Descubierta y Atrevida por Buenos Aires y países adyacentes». In Ricardo MUJÍA, Bolivia-Paraguay, Anexos. La Paz, t. IV, p. 564-586.

GARCÍA RECIO José María (1988). Análisis de una sociedad de frontera. Santa Cruz de la Sierra en los siglos XVI y XVII. Sevilla: Publ. de la Excma. Diputación provincial de Sevilla, Ve centenario del descubrimiento de América. ISBN: 84-7798-016-0.

PROYECTO KAA-IYA, CAPITANÍA DEL ALTO Y BAJO IZOZOG, FUNDACIÓN IVI IYAMBAE y WILDLIFE CONSERVATION SOCIETY (2001). Plan de manejo del parque nacional y área natural de manejo integrado Kaa-Iya del Gran Chaco. Santa Cruz: Ministerio de Desarrollo sostenible y Planificación/SERNAP.

Fonds d’archives

AGI Archivo General de Indias, Séville

ANB Archivo Nacional de Bolivia, Sucre

Rück Colección de manuscritos Rück, Archivo Nacional de Bolivia, Sucre

AP-CHAR Archivo Parroquial de Charagua, Provincia Cordillera, Santa Cruz

MHSC Archivo Prefectural de Santa Cruz, Museo Histórico de Santa Cruz

Notes

1. Ce texte se fonde sur une recherche ethnohistorique en cours sur l’Isoso.

2. Les kaa-iya sont les esprits et maîtres mythiques des bois en guarani.

3. S’ils se déclarent aujourd’hui simplement «Guaraní» et sont en général assimilés aux Chiriguanos, les Isoseños sont, en réalité, les descendants de Chanés (Arawaks) «guaranisés» dès les XVe et XVIe siècles.

4. La capitanía (capitainerie) et les capitanes sont, depuis la Colonie, les noms donnés respectivement à l’organisation politique et aux chefs parmi les Chiriguanos.

5. Testimonio de Juan Rodríguez de Heredia, 11-V-1585, AGI Pat. 235 R. 11, cité par García Recio, 1988, p. 359, note 50.

6. AP-CHAR 5, 3-11-1875.

7. MHSC 1/33 5-07-1842.

8. AGI Charcas 492, 120.7.4 ; je souligne.

9. Fragmentos… 1914 [1780], p. 585.

10. Comajuncosa 1836 [1800], p. 22.

11. MHSC 3/96, 15-12-1871.

12. MHSC 3/113, 17-04-1890.

13. MHSC 2/82, 14-07-1865 et MHSC 3/111, 8-10-1884 ; 3/114, 26-06-1885.