Sommaire du numéro
N° 79 (3-2005)

Images d'un réseau en évolution: les routes de poste
dans la France préindustrielle
(XVIIe siècle–début XIXe siècle)

Anne Bretagnolle , Nicolas Verdier 

UMR Géographie-Cités, CNRS, Université de Paris 1

Résumés  
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Introduction

Le réseau des routes de poste constitue le premier système d’échange géré par la monarchie française dans les limites du territoire national. Si la correspondance royale constitue l’essentiel des échanges au XVIIe siècle, la part du courrier des particuliers ainsi que celle du transport de voyageurs croissent ensuite très nettement. Outre le transport d’objets et de personnes, la route de poste assure un rôle essentiel dans la diffusion de l’information et permet l’intégration de régions isolées dans des circuits d’échanges commerciaux régionaux, nationaux ou transnationaux. Elle superpose deux réalités coexistantes: d’une part, un système de relais, tenus par des maîtres de poste possédant un certain nombre de chevaux mis à disposition de l’institution postale; d’autre part, une série de tronçons routiers, qui dépendent rapidement des Ponts et chaussées. De ce point de vue, l’État central, que ce soit au travers de la Poste ou des Ponts et chaussées, ne se lance pas dans une politique d’ouverture effrénée mais assure au contraire un contrôle minutieux de toutes les transformations du réseau. L’évolution des cartes du réseau postal permet donc de mettre en lumière les choix territoriaux opérés par les acteurs, qu’ils soient issus d’impératifs militaires (axes stratégiques, territoires nouvellement annexés), politiques (représentation de l’État dans l’ensemble du territoire) ou économiques (rentabilité des circuits les plus fréquentés par le commerce). En temps de crise, les stratégies laissent place aux compromis, voire aux abandons de tronçons entiers du réseau, mais celui-ci garde une bonne part de son efficacité, dans la mesure où les routes prioritaires sont les moins affectées (Verdier, 2005).

La saisie du réseau postal à plusieurs dates dans un système d’information géographique (1) apporte, outre la vision de l’évolution du réseau, déjà perceptible sur les cartes tracées par les historiens (Arbellot, 1979; Marchand, 2003), de nouveaux éléments permettant de mesurer et d’approfondir nos connaissances sur la dynamique de ce système et sur ses liens avec le territoire national.

L’extension spatiale du réseau

1. La constitution du réseau postal

La série de 6 cartes (fig. 1), saisies à 25 ans d’intervalle depuis 1708 (date du premier Livre de Postes conservé aux archives), permet d’apprécier les temps forts dans la constitution du réseau (Bretagnolle, Verdier, 2005). Après une période de croissance lente, qui s’inscrit dans la continuité de la deuxième moitié du XVIIe siècle, une accélération du rythme des créations s’opère dans les années 1750-1775. Elle peut être expliquée par une série d’événements marquants. Le premier est l’instruction d’Orry en 1738, qui marque le début d’un programme d’équipement routier dans l’ensemble des généralités du royaume ainsi que son financement par l’instauration de la corvée, obligeant les paysans à participer, physiquement ou financièrement, à ces grands travaux. Le deuxième est la création de l’École des ingénieurs des Ponts et chaussées, en 1747, notamment sous l’impulsion de Daniel Trudaine, chargé de coordonner l’action des ingénieurs dans les généralités. Le dernier est le Mémoire sur la construction et l’entretien des chemins… rédigé en 1775 par l’ingénieur Trésaguet, qui sera proposé comme modèle à tous les ingénieurs (Belloc, 1886; Arbellot, 1973). La période de la Révolution et du début de l’Empire est caractérisée par un net recul, visible surtout au Nord de la France, qui ne retrouvera son niveau antérieur que grâce à la politique routière volontariste de la Restauration et de la Monarchie de Juillet. Contrairement au réseau ferroviaire, qui se met en place par la jonction progressive de sous-réseaux régionaux, on peut parler dès le début de notre période d’un réseau national, précurseur de ce fait (Lepetit, 1987). Même s’il ne recouvre pas la totalité du territoire (la Bretagne n’est rattachée qu’à partir de 1738, et dans les zones montagneuses l’inertie de la lenteur se maintient durablement, pour des raisons économiques ou simplement topographiques), le réseau est caractérisé dès le début du XVIIIe siècle par sa forme étoilée, qui assure au siège de l’administration des liaisons rapides et nombreuses. Les itinéraires transversaux sont très peu nombreux, surtout dans la moitié sud, où seules les liaisons entre les grandes capitales provinciales (Lyon et Bordeaux, Bordeaux et Toulouse, Toulouse et Marseille) sont présentes jusqu’au milieu du XVIIIe siècle. Dans le Nord, au contraire, le maillage assure dès cette époque une certaine connectivité, et la mesure d’indices de connexité sépare nettement la partie méridionale de la France et la partie septentrionale (Bretagnolle, 2005).

L’évolution des dénivellations régionales

2. La densité des créations de tronçons

La superposition d’un carroyage constitué d’unités de 100 km de côté permet d’affiner l’analyse régionale et de suivre l’évolution de la densité des routes créées, entre 1632 (d’après la carte des routes de poste dressée par Nicolas Sanson, qui complète notre série) et 1833 (fig. 2). Un trait rouge sépare la moitié septentrionale de la France (275 000 km2) et la moitié méridionale (265 000 km2, non compris la Corse). De 1632 à 1758, les créations concernent essentiellement le Nord, dans les abords immédiats de Paris puis en direction de l’Ouest et de l’Est. À partir de 1758, la ligne de séparation nord-sud est franchie, marquant le début d’une diffusion de l’innovation postale qui trouve son achèvement pendant la période révolutionnaire et impériale. Deux processus se distinguent alors. Le premier voit le réseau postal s’adapter au nouveau maillage administratif, par la disparition au Nord de carrefours ne desservant pas des chefs-lieux, et par la création au Sud de routes joignant des villes nouvellement promues (Mont-de-Marsan, au Sud-Ouest, Albi et Mende dans le Massif central, Gap et Digne dans les Alpes). Le second répond à des nécessités militaires: en 1794, la route de Saint-Flour à Montpellier permet de joindre les Pyrénées orientales en évitant le sud de Lyon, assiégée, et la route de Grenoble à Aix-en Provence, ouverte la même année, assure le déplacement des troupes à travers les Alpes (Marchand, 2003). Ces routes de montagne seront d’ailleurs abandonnées pour la plupart après l’Empire. Sous la Restauration, les logiques de création de routes basculent à nouveau et le Nord retrouve rapidement son niveau de desserte initial. Cette période, caractérisée par une nette accélération de la vitesse routière et par une recrudescence des activités commerciales, connaît une explosion du nombre des demande de créations de relais de poste, envoyées par les communes à la Direction des Postes. Celle-ci examine cependant scrupuleusement les dossiers et ne répond favorablement qu’aux itinéraires les plus fréquentés, ce qui lèse la France du Sud, moins industrieuse et moins peuplée.

Le déplacement du centre de gravité du réseau postal

3. Le déplacement du centre de gravité du réseau postal

Le déplacement du centre de gravité du réseau postal au cours du temps (fig. 3) donne une image simplifiée des grandes évolutions de la forme du réseau au cours de ces trois siècles. D’abord tourné vers les Pays de la Loire (Orléans et Blois, lieux principaux de résidence royale, constituent des carrefours importants au XVIe siècle), le centre de gravité s’éloigne ensuite pour se rapprocher de Lyon au milieu du XVIIe siècle. Cette capitale régionale rayonne vers l’Italie et la Suisse et irrigue un réseau postal au moins aussi développé que celui de Paris. La situation bascule ensuite nettement au profit de cette dernière, non seulement en raison de la sédentarisation de la cour à Versailles en 1682, mais aussi à la suite de l’annexion par Louis XIV de provinces dans le Nord et l’Est (Flandres, Artois, Alsace), possédant déjà un système postal efficace qui passe sous le contrôle de la poste française. À partir du début du XVIIIe siècle, les évolutions sont moins marquées, car le réseau a acquis sa forme définitive, en étoile à partir de Paris. Le centre de gravité continue de se rapprocher de la capitale, jusqu’en 1758, puis redescend vers le Sud, marquant le début du rééquilibrage souligné plus haut. Entre 1810 et 1833, la localisation reste quasiment inchangée, alors que le réseau s’est accru de plus de 7 500 km (c’est la croissance maximale enregistrée depuis le début du XVIIIe siècle). Cette stabilité de la morphologie générale du réseau, confirmée par d’autres analyses (Bretagnolle, 2005), montre que l’extension procède désormais par création de ramifications secondaires et de transversales pour améliorer localement la connectivité du maillage.

Conclusion

La poste aux chevaux offre un des rares exemples de système d’échanges existant dans la très longue durée (près de trois siècles), ce qui permet d’interroger de façon précise les mutations de la forme des réseaux qui en sont le produit. Trois moments apparaissent déterminants. Le premier est l’avant-1750: le réseau est alors l’émanation des besoins d’un État qui est en train de se constituer, et qui s’organise autour d’une nouvelle centralité géographique. Le second, qui va des années 1750 aux années 1780, est celui d’une modernisation de l’État monarchique et de la mise en place d’une gestion du territoire national. Avec la Révolution puis l’Empire, une logique de rééquilibrage apparaît, retardée un temps par des impératifs stratégiques et économiques, ce qui montre la difficile mise en place du principe d’égalité territoriale dans un espace caractérisé par des répartitions démographiques et économiques inégalitaires. Ces dilemmes ressurgiront en force lors des débats suscités, sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, non seulement par le tracé des nouvelles routes postales mais aussi par les réformes du prix du timbre (le tarif unique est finalement adopté en 1848). Mais ce n’est là que l’un des versants d’une recherche qui a pour objectif de lier les évolutions matérielles à celles des perceptions et des conceptions des acteurs du temps. Ce n’est, en effet, que si ce réseau est pensé comme tel que son efficacité maximale est rendue possible.

Références bibliographiques

ARBELLOT G. (1973). «La grande mutation des routes de France au XVIIIe siècle». Annales ESC, mai-juin, n° 3.

ARBELLOT G. (1982). «Le réseau des routes de poste, objet des premières cartes thématiques de la France moderne». 104e Congrès national des Sociétés savantes, Bordeaux 1979, Section Histoire Moderne. Paris: Imprimerie nationale, t. 1.

BELLOC A. (1886). Les Postes françaises, recherches historiques sur leur origine, leur développement, leur législation. Paris: Firmin-Didot.

BRETAGNOLLE A. (2005). «Analyse morpho-dynamique du réseau des routes de poste en France (XVIe-XIXe siècles)». Communication présentée aux 5es Rencontres de Mâcon: Réseaux en question: utopies, pratiques et prospectives, 30 juin-1er juillet 2005.

BRETAGNOLLE A., VERDIER N. (2005). «La mise en place du réseau postal en France (1700- 1840)». Publications du Colloque International de l’Histoire des Postes, 10 au 12 juin 2004, Paris.

LEPETIT B. (1987). «L’espace français, la constitution du réseau routier». Exposition Espace français. Vision et aménagement XVIe-XIXe siècles. Paris: Archives nationales.

MARCHAND P. (2004). Les Maîtres de poste et le transport public en France, 1700-1850. Thèse de doctorat de l’Université Paris I.

TRÉSAGUET P. (s.d.). «Mémoire sur la construction et l'entretien des chemins de la généralité de Limoges, par M. Trésaguet, inspecteur général des ponts et chaussées, mort à Paris en 1794». Extrait des Annales des Ponts et chaussées, 1re année, 1831, 16 p.

VAILLÉ E. (1950). Histoire des Postes françaises depuis la Révolution. Paris: PUF.

VERDIER N. (2003). Un député obstiné: Alexandre Glais-Bizoin (1800-1877). Paris: Comité pour l’Histoire de la Poste.

VERDIER N. (2005). «Penser le réseau au XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle. Le cas de la Poste». Communication présentée aux 5es Rencontres de Mâcon: Réseaux en question: utopies, pratiques et prospectives, 30 juin-1er juillet 2005.

Note

1. Cette saisie a été réalisée dans le cadre d’une ATIP Jeunes Chercheurs (2002-2004). Les relais ont été inventoriés à partir des Livres de Poste, de 1708 à 1833, avec un pas de temps de 25 ans, et les tronçons routiers dessinés sous MapInfo. La saisie des relais est partielle (elle concerne environ deux tiers des relais mentionnés dans les Livres), mais nous avons essayé, dans la mesure du possible, de saisir tous les carrefours afin de ne pas altérer les analyses de réseau. Pour les dates antérieures, nous avons utilisé l’État des Postes Assises pour le service du roi Henri III (1584) et la carte de Nicolas Sanson (1632), retracées par Arbellot (1979) et Marchand (2003). Afin d’améliorer la comparaison des réseaux au cours du temps, nous avons choisi de saisir toutes les routes postales comprises dans les limites actuelles du territoire français, y compris celles traversant des régions qui ont été annexées ou dont les frontières ont été rectifiées dans le courant des XVIIIe et XIXe siècles (Savoie, Comté de Nice, territoires le long des frontières nord et sud-ouest).