Sommaire du numéro
N° 80 (4-2005)

Le rôle de la puissance publique dans la production
des espaces urbains au Liban

Walid Bakhos 

Université de Montréal

Résumés  
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Introduction

Au lendemain de la guerre civile libanaise (1975-1990) et dès les premières années de la reconstruction, les milieux universitaires et professionnels développèrent un discours très critique sur le paysage urbain. Beyrouth y apparaissait comme une ville «tentaculaire», «anarchique», «macrocéphale»; l’État et les organismes compétents étaient pointés du doigt comme principaux responsables de la situation. Malgré les tentatives faites pour relativiser ce catastrophisme en soulignant, preuves cartographiques à l’appui, que l’étalement urbain de Beyrouth était déjà bien engagé dans les années 1960 (Arnaud, 1997), ce discours s’est généralisé et a atteint des milieux divers, habituellement peu sensibles à ce type de débat. C’est le cas de l’ouvrage polémique La République du Béton (2002) écrit par Philippe Skaff, directeur créatif d’une agence de publicité, et dont la sortie a été suivie d’une campagne publicitaire. À tel point que l’idée d’un État laxiste face à une ville monstrueuse devint communément admise par un grand nombre de Libanais. Si le deuxième volet du discours (la ville tentaculaire) perd de sa substance si l’on se reporte aux chiffres récents sur l’extension de la tache urbaine beyrouthine, voire sur l’ensemble des surfaces urbanisées au Liban (pas plus de 6 % de la superficie du territoire national), la question du laxisme de l’État mérite plus ample réflexion.

Quelle est la capacité de l’État libanais à maîtriser l’urbanisation, à la fois sur le plan des compétences et de l’application? Quels sont les effets de ces mécanismes d’encadrement sur les dynamiques concrètes de l’urbanisation, en fonction des moments et des lieux et selon les contextes politiques? C’est à ces différentes questions que l’article tente de répondre en proposant deux temps d’analyse, à deux échelles:

  • une mise en rapport, à l’échelle nationale, des modalités de déploiement de la politique d’urbanisme de l’État et des processus d’urbanisation;
  • et une étude de cas — la ville de Sarafand —, qui permet de vérifier, à l’échelle locale, la pertinence des constatations globales.

La réglementation urbanistique à la poursuite de l’urbanisation

De la guerre à la reconstruction: une impressionnante croissance urbaine

 

1. Les zones urbaines au Liban

Ce n’est que très récemment qu’il est devenu possible d’évaluer, de manière plus précise, le poids de la capitale et de son aire urbaine par rapport aux autres agglomérations, en raison des lacunes des statistiques libanaises (Verdeil, 2005). Le tableau 1 fournit quelques indicateurs récents sur les principales agglomérations urbaines au Liban (carte 1).

Entre 1963 et 1998, les surfaces urbanisées sont passées de 254 km2 à 599 km2 (650 km2 en rajoutant les carrières), soit une progression annuelle de 10 km2 sur 35 ans. La guerre civile (1975-1990) et, plus tard, la reconstruction ont eu surtout un effet sur la répartition de cette urbanisation: entre villes et campagnes, entre Beyrouth et les autres villes, et au sein des agglomérations elles-mêmes. Les effets de la guerre sur le déplacement de la population et le redéploiement des activités est largement reconnu, surtout pour l’agglomération beyrouthine. Le déplacement forcé de la population chrétienne, notamment de Aaley, du Chouf et de la région chrétienne, s’est traduit par la constitution et la densification de l’enclave chrétienne dans les banlieues Nord et Est de la capitale. La formation de la banlieue Sud de Beyrouth, essentiellement chiite, résulte du déplacement massif de populations en provenance du Sud du Liban et de l’ Ouest de la Bekaa et de la densification des bourgs au sud de la capitale, autour et dans les camps palestiniens. Les activités de services ont quitté les centres historiques (centre-ville et Hamra) et leur regroupement a donné lieu à la formation de nouvelles centralités périphériques (Davie, 1991). En revanche, l’impact de la reconstruction est encore largement sous-estimé et mérite d’être souligné.

On a constaté, depuis le début de la reconstruction, une reprise du mouvement de concentration des activités et de la population dans le Grand Beyrouth (Faour, Haddad, Verdeil, Velut, 2005); ceci est à la fois le résultat des politiques étatiques de reconstruction et de la croissance économique. Mais, pour contrebalancer la métropolisation de la capitale, et au nom du principe du «développement équilibré» consacré par les accords de Taëf, chaque territoire communautaire a été doté de ses propres zones portuaires et d’activités ainsi que d’un réseau de voies rapides, afin de renforcer la cohésion entre ville et arrière-pays d’une même communauté religieuse. Cette logique n’est pas nouvelle: elle a été systématiquement utilisée pendant la guerre par les forces miliciennes, puis pendant la reconstruction par les mêmes acteurs reconvertis en politiciens locaux (députés, maires, etc.), décidés à renforcer leur pouvoir au sein de leurs communautés respectives. Cette politique a renforcé les agglomérations secondaires par rapport à l’aire urbaine centrale. En effet, la superficie de l’agglomération de Nabatiyeh a quadruplé durant les trente dernières années (accroissement de + 325%), celle de Saida a augmenté de 275%, Baalbek, Jounié et Sour de 200%. Face à elles, les banlieues de Beyrouth n’ont progressé que de 94%, en deçà même de la moyenne nationale (+ 136%) (tabl. 1).

Les outils réglementaires en matière d’urbanisme au Liban

C’est dans les années 1960 que la planification urbaine fut introduite systématiquement au Liban. Les principaux outils et règlements utilisés dans ce domaine datent de cette époque et n’ont pratiquement pas été modifiés depuis (Verdeil, 2002, p. 215-237).

2. Zones couvertes en 2000 par les schémas directeurs décrétés

Cette impulsion réformiste a eu lieu essentiellement sous le régime du président Chéhab, porteur d’une vision ambitieuse du rôle de l’État, dont la mission devait être aussi bien la consolidation de l’unité nationale face aux replis confessionnels que la résorption des inégalités sociales et régionales. L’aménagement du territoire a été l’outil central de cette stratégie réformiste et l’urbanisme un de ses champs d’application. Ainsi, sous l’impulsion principale de la mission IRFED (1), menée par le père Lebret qui s’attela à la mise en place d’une stratégie d’aménagement territorial, une série de réformes administratives a vu le jour, remodelant et modernisant profondément les modalités de l’action publique au Liban. En 1962, le code de l’Urbanisme a été promulgué. Il a défini les prérogatives de la Direction générale de l’urbanisme (DGU) placée sous la tutelle du ministère des Travaux publics, et a institué le Conseil supérieur de l’urbanisme (CSU), ayant pour rôle d’approuver et vérifier la bonne application des plans d’urbanisme.

La loi a introduit également la notion de Plan d’urbanisme; il s’agit dans les faits de simples plans d’occupation des sols spécifiant les droits de construction et les servitudes au niveau parcellaire. Cette loi, tout en dotant la DGU de grands pouvoirs réglementaires, a transféré les outils opérationnels (remembrement, lotissements, établissements publics et sociétés foncières) à d’autres organismes chargés de l’exécution, le Conseil exécutif des grands projets et le Conseil exécutif de la ville de Beyrouth. Mais, en pratique, ces instances opérationnelles ne sont pas parvenues à s’imposer et l’urbanisme au Liban et resté presque exclusivement limité à sa dimension réglementaire.

Dans un premier temps, l’administration a eu l’ambition de réglementer l’urbanisation de l’ensemble du territoire libanais grâce à l’élaboration en nombre de plans directeurs suivis de plans détaillés. Malheureusement, malgré le rythme soutenu de la production de ces plans d’urbanisme (28 des 83 plans ont été produits entre 1970 et 1975) (Achkar, Bakhos, 2001), la DGU, à la veille de la guerre civile, n’est parvenue à réglementer que 6% du territoire. Or, selon les dispositions introduites dans la Loi de la construction en 1971, en l’absence de plan d’urbanisme, la construction d’immeubles de trois étages est permise pratiquement sur tout le territoire. Ceci a eu pour effet d’accélérer la croissance urbaine en dehors du périmètre couvert par les schémas directeurs. Entre 1963 et 1998, près de 75% de l’accroissement urbain a eu lieu à l’extérieur de ces périmètres.

La cadence de mise en place de la réglementation urbaine se ralentit sensiblement entre 1975 et 1990, pendant la guerre civile. La DGU, à l’instar de l’ensemble de l’administration, a continué à gérer les affaires courantes et son activité a pâti des années de coupures entre l’autorité centrale et ses services régionaux, ainsi que des périodes de vacance ou de dédoublement du pouvoir politique. Elle est néanmoins parvenue à faire approuver par les Conseils des ministres successifs sept schémas durant cette période. Cela montre que la fonction de réglementation, assurée par les services centraux de la DGU, a été maintenue tant bien que mal. En revanche, les services régionaux déconcentrés ont été complètement marginalisés par les pouvoirs miliciens en place (voir le cas de Sarafand).

Cette situation s’est améliorée depuis la fin de la guerre mais le rôle de la DGU a quelque peu été éclipsé par le CDR, organisme dépendant directement du Premier ministre, qui a été le principal — sinon l’unique — vecteur de la reconstruction. C’est ainsi qu’en 2002 le Schéma directeur d’aménagement du territoire libanais (SDATL), pourtant du ressort de la DGU selon la loi de 1983, a été lancé et piloté par le CDR en cantonnant la DGU dans un rôle purement consultatif et périphérique.

Couverture du territoire libanais par la réglementation urbaine

Deux cartes permettent de vérifier l’étendue du travail de réglementation urbaine effectué par l’administration libanaise. Les plans d’urbanisme décrétés couvrent, en 2000, 10% du territoire (cartes 2 et 3).

La carte 2 donne un aperçu de l’avancement des travaux entrepris par la DGU depuis le milieu des années 1960 jusqu’en 2000, en présentant les schémas directeurs par date de décret. Ainsi, la totalité des villes côtières et l’essentiel des villes de l’intérieur et des lieux de villégiature étaient réglementés avant 1980, alors que la plupart des schémas directeurs décrétés après 1990 représentent des aménagements mineurs de plans antérieurs. Seuls 14 secteurs, auparavant non réglementés, ont fait pendant cette période l’objet d’un plan décrété. Cette carte permet de visualiser la part de l’urbanisation (en gris) en dehors des périmètres des schémas directeurs (plus de 60% de l’ensemble des zones urbaines). C’est le signe de la difficulté de la DGU à accompagner le développement urbain: son effort s’est concentré sur les deux axes principaux d’urbanisation que sont le linéaire côtier et le corridor urbain constitué par la route de Damas. Autour de ces deux axes, s’est formée, pendant et après la guerre, une deuxième couronne d’urbanisation située en dehors des enveloppes des schémas directeurs. C’est le cas des agglomérations de Barja-Chhim au Chouf, du Sud-Est de Saida, du moyen Metn (Cornet Chehwan), et des arrière-pays du Kesrouan (Ghazir) et de Jbeil. Ces nouvelles agglomérations, essentiellement résidentielles, ont toutes pour dénominateur commun la proximité d’axes autoroutiers et donc des centres urbains (Beyrouth-municipe, Saida, Jounié, Jbeil, etc.), une vue et un climat attractifs. Elles bénéficient, en outre, d’une réglementation urbaine moins restrictive que dans les zones adjacentes centrales assujetties aux schémas directeurs, puisque s’y applique la Loi de la construction qui autorise les bâtiments de trois étages. Ce qui explique l’engouement que ces implantations suscitent auprès des promoteurs immobiliers et des classes moyennes.

3. Zones couvertes en 2000 par les schémas directeurs décrétés ou approuvés

Il existe d’autres types de schémas directeurs, approuvés uniquement par le CSU (Conseil supérieur de l’urbanisme), mais non encore décrétés par le Conseil des ministres. La carte 3 superpose aux zones décrétées de la carte précédente (zones en rouge), celles approuvées uniquement par le CSU et en attente du décret ministériel (en mauve), et montre l’ampleur des obstacles que rencontre la réglementation urbaine. La part non négligeable de ces dernières est révélatrice des résistances locales, élus et propriétaires terriens, qui font obstacle à leur mise en application, en usant de leur influence auprès du pouvoir exécutif. Cette résistance a plusieurs raisons. L’un des principaux effets des plans d’urbanisme est de réduire les coefficients d’occupation des sols définis par la Loi de la construction, et donc d’entraîner la baisse du prix des parcelles affectées. De surcroît, ils ne proposent pas d’alternative de développement économique à la valeur-refuge qu’est devenue la spéculation foncière et immobilière, à la fois par manque de vision stratégique et par manque de moyens. Dans la mesure où l’État n’a aucune politique de protection des ressources agricoles ou naturelles, les propriétaires veulent maintenir la valeur marchande de leur terrain menacée par la réglementation. Mais, de toute façon, la réglementation existante ne peut pour autant totalement interdire la construction sur les terrains agricoles ou naturels.

Il en résulte une méfiance de plus en plus exacerbée entre l’État central et l’échelon local (collectivités et ayants droit divers) qui, dans une pure logique NIMBY (2), voit d’un mauvais œil toute mise à l’étude de sa région, et ceci indépendamment du contenu et de la finalité réelle de cette étude. De son côté, l’administration centrale s’isole de plus en plus en évitant de mettre en place des mécanismes de concertation, voire d’information, qui amélioreraient l’accueil de ses plans par le niveau local.

Toutefois, depuis 2002, une directive de la DGU permet l’aplication de facto des nouveaux schémas, sans attendre les décrets d’approbation, en bénéficiant clairement du soutien officieux des hautes instances; ce qui ne fait qu’accentuer l’ambiguïté de la réglementation urbaine. Ambiguïté qui se manifeste lors des démarches de permis de construire où il se produit des désaccords dans le classement des zones entre la municipalité, qui ne reconnaît que la Loi de la construction, et le service régional de la DGU, qui applique le plan non décrété. La confusion est encore plus grande dans des zones où un plan non décrété succède à une série de plans décrétés. Ce cas s’est déjà présenté à plusieurs reprises dans les zones industrielles délimitées par le plan Ecochard de 1963 (Beyrouth et ses banlieues) et qui ont connu plusieurs remaniements, entre 1996 et 1998. À Dekwané, Baouchriye et Mar Roukoz (banlieue Est), cette situation s’est soldée par le recours de certaines municipalités protestataires et d’un lobby de propriétaires terriens au Conseil Suprême.

 

4. Part des zones urbaines à l’intérieur de l’enveloppe des schémas directeurs décrétés, par cazas (%)

La part des zones urbanisées à l’intérieur de l’enveloppe des schémas directeurs est de l’ordre de 38,9% sur l’ensemble du Liban. La carte 4 donne à voir un gradient à partir d’une zone centrale correspondant au Grand Beyrouth et à la conurbation centrale de la Bekaa où l’enveloppe des schémas d’urbanisme s’efforce de suivre la progression de l’urbanisation. Dans les zones périphériques, seuls les chefs-lieux de cazas, où sont implantés la totalité des équipements et des services, sont régis par un schéma directeur, à la différence du reste du caza. Le linéaire côtier s’étendant de Tripoli jusqu’à Sour (19,3% de la superficie du Liban), et où se concentrent 47% des surfaces urbanisées, est lui aussi bien couvert par les schémas directeurs.

On peut lire cette carte comme un indice de la capacité de la DGU — et, en généralisant, de l’État — à imposer les règlements d’urbanisme. Ce pouvoir diminue au fur et à mesure que l’on s’éloigne de Beyrouth et des artères principales. Ceci se voit sur le terrain dans la vétusté des services régionaux de l’urbanisme, sous-équipés (manque de ressources humaines et matérielles) et marginalisés aussi bien par le pouvoir central, qui ne leur délègue pas les prérogatives nécessaires, que par les pouvoirs locaux issus de la guerre, qui les contournent allègrement. C’est ce que confirme l’observation des dynamiques de l’urbanisation dans la ville côtière de Sarafand.

L’urbanisation de Sarafand

5. Position de Sarafand

L’exemple de Sarafand (Bakhos, 2003) est intéressant, à la lumière de notre problématique, parce qu’une partie de son territoire est réglementée par un schéma directeur, le reste étant assujetti à la Loi de la construction. Sarafand est située à mi-parcours entre Saida et Sour (carte 5). Sa structure urbaine (localisation du noyau historique, mitage agricole, urbanisation linéaire) est représentative d’un certain nombre de villes côtières libanaises, et plus spécifiquement au sud de Beyrouth (Naamé, Jiyyé, Rmaylé, Saksakié, etc.), qui connaissent une forte pression urbaine, laquelle s’exerce aux dépens des cultures maraîchères et du linéaire côtier naturel. Le noyau historique de Sarafand est situé sur une butte rocheuse aride qui domine la plaine agricole, où les agrumes ont progressivement cédé la place aux bananiers, à plus grande valeur ajoutée (photo 1).

Sarafand, éloignée de la zone d’occupation israélienne comme des régions mixtes, a été relativement épargnée pendant la guerre. Cette sécurité relative, ainsi que la situation intermédiaire entre deux grandes villes, Saida et Sour, ont permis l’implantation d’activités diverses (artisanats, ateliers de réparation de voitures, commerces de détail, petites manufactures, etc.) liées notamment au trafic automobile entre les deux villes.

Trois figures permettent de mettre en relation l’évolution de l’urbanisation, les règles d’urbanisme et les transformations sociales, qu’elles résultent des migrations forcées, des effets de retour de l’émigration ou des transformations de la structure économique locale.

La carte 6 met en évidence l’ampleur de l’urbanisation intervenue durant les années de guerre jusqu’en 2000. Elle montre trois types d’urbanisation que l’on retrouve tout le long du littoral libanais:

  • le premier est de type linéaire et suit le tracé de la route côtière Saida-Sour (voir aussi photo 2). Cette linéarité s’est consolidée durant les trente dernières années, du fait de l’urbanisation illégale du domaine public maritime lors de l’installation massive de la population déplacée mais aussi à cause du renforcement de l’axe Saida-Sour;
  • le deuxième est de type concentrique, autour du noyau central et sur le plateau agricole supérieur (non-irrigué, contrairement à la plaine littorale traversée par le canal du Litani). Il s’agit d’une urbanisation concentrique qui se termine par une couronne de mitage agricole;
  • le troisième concerne les opérations de lotissement privées. Elles sont essentiellement résidentielles (immeubles ou villas) et peuvent parfois prendre des allures de gated communities peu intégrées à leur environnement, qu’il soit urbain, agricole ou naturel. À Sarafand, où on les retrouve dans la plaine supérieure, ces lotissements sont occupés par les émigrés de retour au pays.

 

6. Urbanisation de Sarafand 1975 – 2002

La guerre a eu pour effet de provoquer un déplacement massif de populations fuyant les lieux de combats ou de massacres en direction des agglomérations urbaines plus sûres, Sarafand a été l’un des nombreux points de chute de ces populations. L’installation de réfugiés exclusivement chiites, comme à Sarafand sur le domaine public maritime, a été facilitée par le mouvement Amal; elle s’est soldée par la dégradation des équipements touristiques qui avaient fait la réputation de la ville.

La carte 7 montre les dispositions urbanistiques du décret Plages du Sud du Liban (datant de 1973):

  • une zone moyennement dense (30% d’occupation au sol et 90% de coefficient total d’exploitation), mixte (résidentielle et, en deuxième lieu, commerciale), située à l’ouest de la route de Saida-Sour et adjacente à la mer. Elle englobe la zone commerciale centrale (en orange) qui existait avant 1975 et qui s’est agrandie depuis;
  • une zone «touristique» (3) peu dense (jaune foncé), située de part et d’autre de la zone précédente et qui s’étale sur toute la façade maritime de Sarafand. Ses coefficients d’occupation sont de 20% et 40%;
  • la zone à l’est de la route de Saida-Sour (jaune clair) est qualifiée de zone de «deuxième extension». Réservée à l’habitat, elle est pour l’instant encore agricole avec des coefficients d’occupation de 20% et 40% également;
  • la zone à l’extérieur du schéma directeur (rose clair) est régie par la Loi de la construction en vigueur, ses coefficients d’occupation se rapprochent de la zone moyennement dense avec 40% et 80%, ce qui permet la construction d’immeubles résidentiels de trois étages. La vocation résidentielle de la zone est loin d’avoir été scrupuleusement respectée puisque l’on y trouve également des commerces et des activités diverses (petites manufactures, ateliers de réparation de voitures).

 

7. Réglementation et urbanisation à Sarafand

L’impuissance de l’administration s’est prolongée dans l’après-guerre, et ne se traduit pas seulement par le maintien des implantations illégales sur le domaine maritime mais aussi par la généralisation de la construction et des lotissements sans permis délivré par le service régional de la DGU, basé à Saida, et sans aucune réaction du ministère de l’Intérieur dont les interventions à Beyrouth et dans les cazas centraux sont pourtant «musclées». À Sarafand, un papier signé par le maire de la ville, membre du mouvement Amal, suffit pour régulariser un état de fait (carte 8).

En effet, la guerre a aussi fortement érodé l’influence des vieilles familles chiites au profit d’un nouveau leadership contestataire (les mouvements Amal et Hezbollah), ainsi que d’une nouvelle élite sociale: les chiites enrichis en Afrique et de retour au pays. La structure de la propriété foncière apparaît comme un facteur d’explication complémentaire très utile, et notamment de ces transformations sociales. La carte 8 montre le lien entre l’urbanisation et la propriété foncière. En effet les grandes parcelles agricoles préservées (en vert), situées dans la plaine agricole littorale, appartiennent en grande majorité à des propriétaires terriens non originaires de Sarafand — il s’agit de riches familles chiites du Sud du Liban pour lesquelles l’agriculture intensive (bananeraies, cultures maraîchères, cultures sous serre) est encore une activité rentable — tandis que les parcelles construites (en rouge), plus petites, situées le long des axes routiers et autour du noyau central, appartiennent aux ressortissants de Sarafand. Elles sont les enjeux de la construction et de l’activité immobilière dans la ville. Les parcelles en jaune clair sont de différents types: terrains de Waqfs (religieux et familiaux), terrains municipaux, terrains gouvernementaux et domaine public.

8. Répartition du parcellaire à Sarafand selon l’origine des propriétaires

La superposition des trois couches d’informations (urbanisation, réglementation urbaine et propriété foncière) nous permet d’établir quelques correspondances:

  • la délimitation des zones urbaines par le schéma directeur correspond, sur le terrain, à des typologies spatiales distinctes selon la densité et la vocation. Que ces vocations et densités réelles soient identiques à celles autorisées par la réglementation n’est cependant pas vérifié: les densités réelles sont plus fortes que celles autorisées, et les activités installées ne respectent pas le zonage de manière stricte;
  • l’essentiel du mitage et du développement urbain après 1975 a eu lieu en dehors de l’enveloppe du schéma directeur (zone en rouge). Cette situation n’est pas contradictoire avec les tendances observées plus haut, aux échelles des cazas et de l’ensemble du territoire libanais, puisque la plaine supérieure, régie par la Loi de la construction, est plus attractive tant pour les promoteurs immobiliers que pour les particuliers.
  • le développement urbain dépend essentiellement des possibilités d’accès des habitants de Sarafand à la propriété foncière; il s’est surtout produit dans les endroits où cette condition était remplie (4).

Conclusion

Au vu des résultats, il est légitime de s’interroger sur l’efficacité de la réglementation en matière d’urbanisme au Liban qui, avec ses outils limités et son manque de vision stratégique, a constamment été à la traîne de l’urbanisation. La localisation et le rythme du développement urbain ont largement été influencés par la guerre et, à plus fine échelle, par les pratiques des agents privés du marché immobilier et foncier. Malgré toutes les lacunes de l’urbanisme au Liban, il faut cependant souligner que les réglementations urbaines laissent une empreinte sur le territoire. Celle-ci se voit dans l’homogénéité de certaines zones en termes de densité, de fonctions et de gabarits, ainsi que par la permanence de certains tracés, et ce même dans les cas les plus extrêmes comme à Sarafand où l’État a été absent pendant longtemps.

Depuis peu, une volonté de reprise en main du développement urbain s’est manifestée avec la mise en place du SDATL, dont les recommandations (IAURIF-Dar 2004, p. 226-229) préconisent une refonte des modalités du contrôle urbanistique au Liban, aussi bien aux niveaux réglementaire et juridique qu’opérationnel par le biais de:

  • la révision du contenu et de la portée des schémas directeurs locaux, en cohérence avec les orientations nationales du SDATL;
  • l’amendement de la Loi de construction et d’urbanisme en matière de lotissement et de construction en dehors des zones réglementées, ainsi que la proposition de lois-cadres pour le littoral et la montagne;
  • la constitution d’une agence de développement urbain, à caractère commercial, en charge de la mise en place d’opérations d’urbanisme dans les principales agglomérations urbaines du Liban.

Il est prématuré de juger du succès de ces différentes orientations à l’heure où elles sont en cours d’élaboration par une équipe d’experts au sein du CDR. Tout dépendra de leur réception par les autorités concernées (DGU et ministères divers) et par l’establishment économique (foncier et immobilier) libanais qui restera, malgré les bouleversements en cours, largement représenté dans le prochain Parlement en charge de l’approbation des ces recommandations.

Bibliographie

ACHKAR E., BAKHOS W. (2001). Loi de l’urbanisme, loi de la construction, schémas directeurs du Liban. Beyrouth: CERMOC, coll. Documents du CERMOC, n° 12.

ARNAUD J.-L., dir. (1997). «Trop grand Beyrouth?». In ARNAUD Jean-Luc, Beyrouth, Grand Beyrouth. Beyrouth: CERMOC, coll. Cahiers du CERMOC, n° 16.

BAKHOS W. (2003). Gestion et réglementation urbaines, échelle des trois municipalités (Damour-Sarafand-Naqoura). Programme d’Aménagement Côtier, PAP/RAC, UNEP.

FAOUR G., HADDAD T., VELUT S., VERDEIL É. (2005). «Quarante ans de croissance urbaine à Beyrouth». M@ppemonde, 79

IAURIF-DAR (2004). Schéma Directeur d’Aménagement du Territoire Libanais, Rapport Final. Beyrouth: CDR.

SKAFF P. (2002). La République du Béton. Beyrouth: Dar Al-Nahar.

VERDEIL É. (2005). «Les territoires du vote». M@ppemonde, 78

VERDEIL É. (2002). Une ville et ses urbanistes, Beyrouth en reconstruction. Paris: université de Paris I, thèse de géographie, 646 p.

Notes

1. Institut de recherche de formation et de développement, fondé en 1958 par Louis Joseph Lebret, dominicain et économiste.

2. Not In My Back Yard ou «pas dans mon jardin».

3. Par zone touristique, le décret Plages du Sud du Liban entend une affectation en trois catégories des équipements touristiques (villas, restaurants et centres balnéaires), répartis selon la taille de la parcelle.

4. À l’exception des empiètements sur le domaine public maritime qui ont eu lieu pendant la guerre.