Sommaire du numéro
N° 80 (4-2005)

Échanges et circulation des techniques en Europe atlantique à l’âge du Bronze:
une modélisation à partir des données archéologiques recueillies sur les épées

Bénédicte Quilliec 

Fondation Fyssen, Maison de l’Archéologie et de l’Ethnologie,
UMR 7041, équipe Protohistoire européenne, Nanterre

Résumés  
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Les épées en bronze trouvées dans différentes régions d’Europe occidentale et fabriquées du XIVe au IXe siècle avant notre ère se ressemblent de manière évidente. On déduit généralement de cette observation, bien connue des archéologues, l’existence de contacts entre des populations vivant dans des régions parfois très éloignées. Mais que peut-on dire de la nature de ces échanges (politiques, sociaux, artisanaux, culturels)?

On tente ici de préciser, à partir des formes et des procédés de fabrication des premières épées en bronze, les liens entre ces communautés préhistoriques. Nous les formalisons ensuite spatialement à l’aide de chorèmes, ce qui nous permet de mieux nous représenter les échanges entre des hommes de cultures différentes mais ayant de nombreuses pratiques communes.

Le caractère lacunaire des données, inhérent à l’archéologie, ne permet pas toujours d’avoir une vision d’ensemble des échanges ayant pu exister entre populations, a fortiori en travaillant à l’échelle de l’Europe. La modélisation permet de faire apparaître plus clairement, et de manière simplifiée, les liens les plus marquants existant entre les régions.

Le cadre chrono-culturel de l’étude

1. Répartition des épées de type atlantique du Bronze final
(1350-800 avant notre ère environ).

La zone du Complexe culturel atlantique est délimitée par des tirets. Cette limite théorique souligne les différences de concentration des découvertes d’épées atlantiques entre les régions du Complexe atlantique et les régions périphériques.

L’une des particularités de l’Europe à l’âge du Bronze (2200-800 avant notre ère environ) est la très grande quantité d’objets en bronze retrouvés abandonnés, ensemble (dépôts) ou isolément. Ces objets sont l’une des principales sources d’information à notre disposition. Nous avons choisi de nous intéresser aux épées en bronze, objets emblématiques que seuls quelques individus de la société possèdent: en effet, l’épée est alors un marqueur de prestige et de pouvoir.

À la fin de l’âge du Bronze, le statut du guerrier émerge et s’affirme dans une société qui devient de plus en plus hiérarchisée. Durant cette période charnière apparaît une panoplie d’armes offensives et défensives: épées, lances, boucliers, casques ou cuirasses. Toutes ces armes en bronze témoignent à la fois de l’existence de sociétés complexes et d’un artisanat de plus en plus spécialisé avec des procédés techniques assez semblables, de l’Écosse, ou la France, à l’Espagne actuelles.

Les épées sont largement réparties dans la partie la plus occidentale de l’Europe, celle où a été identifiée l’entité culturelle appelée Complexe atlantique, mais aussi dans les régions limitrophes. Le Complexe atlantique regroupe plusieurs groupes culturels, dont les affinités du point de vue de la culture matérielle (céramiques, objets métalliques) et des modes de vie sont analogues (Brun, 1990). Actuellement, près de 4 000 épées de type atlantique, datant de la fin de l’âge du Bronze (1350-800 avant notre ère environ), sont recensées (Quilliec, 2003). Elles proviennent essentiellement de dépôts et de découvertes isolées. Elles ont été retrouvées enterrées ou bien immergées dans des rivières, des lacs ou des tourbières. Les découvertes faites dans des sépultures ou dans des lieux habités sont très peu nombreuses. De ce fait, les traces d’ateliers et de vestiges directement liés à la fabrication des objets métalliques sont encore relativement rares. Nous n’avons, par conséquent, que des témoignages indirects sur l’artisanat du bronze et sur les liens (échanges de savoirs, déplacements) que pouvaient avoir entre eux les artisans.

Les outils et les méthodes

La simple carte de répartition des épées (données brutes) fait apparaître des concentrations notables et surtout l’importance des rivières et des estuaires (fig. 1). Pourtant, le fait que bien des épées aient été trouvées sur des voies naturelles de passage ne nous permet pas de préciser la nature des échanges entre populations.

J’ai travaillé sur un échantillon d’un millier d’épées, en réalisant une étude des formes, des techniques de fabrication et des contextes dans lesquels elles furent découvertes. Réalisée à l’échelle de l’Europe, une nouvelle typologie de ces objets, prenant en compte la forme de la languette, permet d’avoir des critères précis et homogènes de distinction et de comparaison (Quilliec, 2003).

La languette est la partie métallique située sous la poignée de l’épée. Généralement réalisée dans des matériaux organiques, la poignée a, elle, disparu. La forme des languettes évolue progressivement, passant d’un modèle en une partie à un modèle en deux parties au début du Bronze final, puis à un modèle en trois parties à partir du milieu du Bronze final (fig. 2). Sur l’ensemble des épées étudiées, on observe dans le bronze des traces récurrentes de fabrication et d’utilisation. L’interprétation de ces traces a permis de reconstituer les étapes de la vie de ces épées, depuis leur conception jusqu’à leur abandon.

2. Évolution de la forme des épées en bronze à la fin de l’âge du Bronze final (entre 1350 et 800 avant notre ère).

A. Épée à languette simple (en une partie).

B. Épée à languette bipartite (en deux parties).

C, D et E. Épée à languette tripartite (en trois parties).

Pour chacune des trois étapes du Bronze final et des régions j’ai réalisé des études statistiques portant sur les formes des épées et leurs décors, les procédés de fabrication (comme l’affûtage), les traces d’utilisations liées aux combats (fissures, coups sur la lame), les destructions (cassures volontaires) et les contextes d’abandon (fig. 3). La comparaison systématique des pratiques tech–niques et culturelles de chaque région de l’Europe atlantique met en évidence l’existence de relations entre certaines populations, avec des pratiques communes à plusieurs groupes tandis que d’autres semblent plus spécifiques. La fréquence plus ou moins grande d’épées portant des traces, liées aux procédés de fabrication ou aux usages, conduit à identifier des groupes régionaux caractérisés par des comportements techniques et culturels communs (fig. 4).

Des résultats…

3. Étude statistique: pourcentage des épées portant des traces de fabrication par fonderie (le bronze est coulé dans un moule) à l’extrême fin du Bronze final. Cet exemple montre que, malgré les distances, les artisans utilisent des savoir faire comparables. 4. Représentation schématique des groupes régionaux utilisant des techniques de fabrication semblables (ici, fabrication des épées par fonderie) à l’extrême fin du Bronze final.

L’absence d’écrits nous oblige à trouver d’autres méthodes pour comprendre le fonctionnement des sociétés anciennes et mieux cerner les contacts entre les populations préhistoriques. Ces échanges concernent tant les procédés techniques (entre artisans du bronze), que l’organisation sociale ou les choix identitaires des sociétés. Ces échanges évoluent et se complexifient dans le temps et dans l’espace. L’étude de la ressemblance des techniques de fabrication des épées souligne l’existence d’interactions significatives entre les groupes. Alors qu’il existe plusieurs solutions potentielles, des tech–niques similaires sont adoptées dans des régions parfois fort éloignées, ce qui plaide pour l’existence de contacts entre les artisans. Parallèlement, les pratiques rituelles (destruction puis enterrement ou immersion des épées) sont souvent comparables, que les groupes culturels soient proches ou éloignés.

On a essayé de représenter la distribution géographique de ces comportements culturels en recourant à des modèles graphiques. La modélisation aide à comprendre une situation plutôt complexe au départ, elle permet de saisir les relations existant entre régions et donc entre populations.

… à une proposition de modélisation des échanges

La présence d’objets identiques dans l’ensemble de l’aire du Complexe atlantique, mais surtout les similitudes de l’artisanat du métal et des pratiques culturelles prouvent que liens et échanges d’objets et de savoir-faire sont courants (fig. 3 et 4). La situation de finisterre détermine certains types d’échanges. Les communautés de ces contrées, adossées à l’océan Atlantique, sont conduites à créer et entretenir des liens privilégiés avec d’autres groupes qui, du Nord au Sud, sont séparés par les mers et sont parfois fort éloignés les uns des autres.

A: au début du Bronze final
(c.1350-1150 av. J.-C.);
B: au milieu du Bronze final
(c. 1150-930 av. J.-C.);
C: à la fin du Bronze final
(c. 930 -800 av. J.-C.).
5. Modélisation des échanges.

Le début de la période (1350-c.1150 av. J.-C.)

Les premières épées en bronze (début du Bronze final) ont surtout été découvertes dans la partie septentrionale du Complexe atlantique. Deux formes différentes d’épées sont alors utilisées de part et d’autre de la Manche. Ces différences sont également perceptibles dans les procédés de fabrication. Cette nette opposition entre les îles Britan–niques et le continent crée, au sein du Complexe atlantique, un contraste Nord-Sud que l’on retrouvera plus tard, à l’extrême fin de l’âge du Bronze (fig. 5A). Pour autant, la Manche ne constitue pas un obstacle, mais est utilisée comme une voie de circulation. Choisir une forme d’arme différente, c’est aussi affirmer son identité par rapport à son voisin.

Le milieu de la période (1150-930 av. J.-C.)

Au milieu du Bronze final, si toute l’Europe a adopté une forme d’épée à languette tripartite, il existe néanmoins une très grande variété de types et de décors. L’opposition Nord-Sud a disparu: les bronziers utilisent des procédés techniques assez semblables, laissant supposer des échanges directs entre artisans (fig. 5B). En revanche, les usages des épées sont très variables d’un groupe à l’autre. Par conséquent, si des échanges existent indubitablement entre communautés de différentes régions, ils prennent un tour très différent selon qu’ils concernent les artisans qui fabriquent les armes (échanges de savoir-faire techniques), les guerriers qui les utilisent (modes de combats, cadeaux diplomatiques) et les «ritualistes» (pratiques sociales et religieuses).

La fin de la période (930-800 av. J.-C.)

À l’extrême fin du Bronze final, quatre grandes dynamiques d'échanges peuvent être mises en évidence (fig. 5C).

L’opposition centre-périphérie

Les choix techniques de fabrication sont différents entre la zone cœur du Complexe atlan–tique (située de part et d’autre de la Manche) et les régions les plus éloignées. De même, une opposition de pratiques est perceptible entre les groupes du centre et ceux plus à l’ouest, où la destruction et la mise en dépôt des épées sont moins fréquentes. Ces actions de destruction puis d’enfouissement des objets sont interprétées, du fait de leur caractère systématique, comme des pratiques rituelles, et en tout cas, comme des actes culturels (Bradley, 1990).

L’opposition Nord-Sud

Déjà signalée au début de la période, cette opposition réapparaît à la fin du Bronze final, avec l’adoption par les groupes de types d’épées différents. Les objets présentent des différences de forme (lame à bords droits ou courbes), de décor, mais également de fabrication. Ceci témoigne d’une affirmation identitaire mais certainement aussi de techniques de combat différentes.

Les échanges entre périphéries

Les zones périphériques Nord et Sud échangent l’une avec l’autre, ce que l’on avait commencé d’observer au milieu du Bronze final. Malgré des différences dans la forme des épées utilisées, une circulation directe existe entre ces régions situées aux extrêmes du Complexe atlantique.

Échanges au-delà de la zone du Complexe Atlantique

Enfin, des contacts particuliers avec les régions limitrophes du Complexe atlantique sont identifiables en certains lieux. Ces interfaces avec des groupes culturels voisins correspondent à des zones de passage et de contact, dans des milieux géographiques privilégiés (fleuves, plaines, vallées) où s’exercent une concurrence intensive et des influences mutuelles plus soutenues.

Pour conclure

Il existe donc en Europe occidentale, dès la préhistoire, des groupes qui, sans être forcément proches les uns des autres, ont des pratiques communes. Même dans les régions les plus éloignées, les hommes ont des habitudes culturelles ou artisanales très similaires, ce qui montre l’existence de circulations sur de très longues distances, sans qu’il y ait nécessairement des intermédiaires. Les mers et les fleuves ne sont pas des contraintes géographiques, mais bien des voies naturelles de circulations, depuis longtemps couramment utilisées.

Références bibliographiques

BRADLEY R. (1990). The Passage of arms. An archaeological analysis of prehistoric hoards and votives deposits. Cambridge: Cambridge University Press, 234 p., ISBN: 0-521-38446-X.

BRIARD J. (1997). L’Âge du Bronze en Europe, Économie et Société, 2000-800 av. J.-C. Paris: Éditions Errance, 175 p., ISBN: 2-87772-141-8.

BRUN P. (1991). «Le Bronze Atlantique et ses subdivisions culturelles : essai de définition». In Chevillot C. et Coffyn A., dir., L’Âge du Bronze Atlantique, ses faciès, de l’Écosse à l’Andalousie et leurs relations avec le Bronze continental et la Méditerranée, Actes du 1er Colloque du Parc archéologique de Beynac, 1er au 10 septembre 1990. Sarlat: Association des Musées du Sarladais, p. 11-24.

GÉRIN-GRATALOUP A.-M. (2003). Précis de géographie. Paris: Éditions Nathan, coll. Repères pratiques, 159 p., ISBN: 2-09-182452-6.

QUILLIEC B. (2001). « Les épées du Bronze final et les voies fluviales et maritimes». In L’Helgouach J. et Briard J., dir., Systèmes fluviaux, estuaires et implantations humaines de la Préhistoire aux grandes invasions, Actes du 124e Congrès national des Sociétés historiques et scientifiques, Nantes 1999. Paris: Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, p. 241-252, ISBN: 2-7355-0477-8.

QUILLIEC B. (2003). L’Épée atlantique: échanges et prestige au Bronze final. Paris: Université de Paris I, thèse de doctorat (dactylographié), 3 vol., 893 p.

RUIZ-GÁLVEZ PRIEGO M. (1995). Ritos de Paso y Puntos de Paso: La Ria de Huelva en el Mundo del Bronce Final Europeo. Madrid: Servicio de Publicaciones Universidad Complutense, 260 p.