Sommaire du numéro
N° 80 (4-2005)

Géographie historique d’un espace côtier:
l’exemple de la basse vallée de l’Orne (Basse-Normandie)

Yves Petit-Berghem 

Laboratoire Géophen, LETG UMR 6554 du CNRS,
Université de Caen

Résumés  
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Introduction

1. L’embouchure de l’Orne (1785)
Fonds cartographique de l'Armée de Terre, SHAT, Ministère de la Défense, cote: J.10.C.1136 (2)

L’Orne est le premier cours d’eau de Basse-Normandie avec 160 kilomètres de long. Dans son cours inférieur, le fleuve traverse la bordure occidentale du Bassin parisien formée par la plaine de Caen. Son vaste estuaire, l’un des rares espaces naturels, est aujourd’hui sans cesse remodelé par les forces naturelles. Le contact entre la terre et la mer crée une grande diversité biologique dans des milieux très variés: vasières, herbus, dunes, marais saumâtres ou d’eau douce, prairies humides et polders anciens abritent un grand nombre d’espèces végétales ou animales, dont certaines sont rares et protégées au niveau régional ou national (Lavande de mer, Vulpin bulbeux, etc.). Cette nature variée porte, inscrit en elle, le travail du temps et de l’histoire, ce que le visiteur peut mesurer lorsqu’il parcourt la baie. Dans cet espace en mutation permanente, le travail de l’homme apparaît constamment: défendre une côte face à l’envahisseur; disputer des voies de pénétration commerciales à l’envasement; enfin aménager des milieux incertains conquis sur les flux et reflux marins, dont la mise en valeur supposait de grands travaux.

Il s’agit ici de montrer comment, en trois siècles, la géographie et l’histoire ont construit un espace complexe, tour à tour menaçant ou nourricier. Pour cela, on s’appuie sur une recherche menée par le laboratoire Géophen de 2001 à 2004 (Petit-Berghem, 2004), tout en utilisant des documents iconographiques provenant d’institutions variées, susceptibles d’apporter un éclairage sur les dynamiques du passé (1).

Deux séries de questions émergent:

  • la première est relative à la manière dont cet espace côtier a été perçu et aux transformations, parfois de grande ampleur, opérées au fil du temps par l’homme. Comment l’estuaire de l’Orne est-il inséré dans son environnement régional? Comment a-t-il été approprié par les sociétés littorales, transformé et aménagé?
  • la géographie de ce lieu est certes modelée par les grands projets d’aménagement du passé, mais il faut aussi poser la question du regard porté aujourd’hui sur cet espace, et sur son avenir aussi. Quelles sont les dynamiques territoriales actuelles et qui en sont les acteurs? Comment gère-t-on les héritages liés aux projets du passé et quels sont les nouveaux enjeux?

Un espace instable mais actif et solidement défendu

2. Activités humaines et défense maritime
3. Croquis d’interprétation paysager de la figure 1 (unités paysagères).
Une instabilité chronique attestée par des ouvrages de protection élémentaire (digues, épis) destinés à freiner l’érosion littorale. Distinction des sables dunaires; bonne représentation des zones humides.

La carte manuscrite, au 1/14 400, établie en 1785 (carte 1), exprime avant tout les préoccupations géostratégiques de l’époque (carte 2). Le pouvoir royal, soucieux de combattre la puissance navale de l’Angleterre, veut développer la flotte française et a besoin pour cela de cartes précises des côtes de France (Berthaut, 1902). La proximité de l’Angleterre fait craindre une tentative de débarquement, ce qui entraîne le ren–forcement du système défensif de l’estuaire. Ainsi, le cartographe signale l’emplacement précis de tous les ouvrages de défense maritime (magasins à poudre, redoutes, corps de garde, signaux). Les trois redoutes, qui sont des ouvrages bastionnés, forment l’ossature du dispositif de défense. Le calibre de leurs pièces est indiqué (pièces de 24 — soit 24 livres: le poids d’un boulet de fonte, un des plus gros calibres à l’époque), ainsi que leur portée en mer (traits rouges).

L’estran sableux est bien mis en évidence (en deçà de la laisse de basse mer), il autorise la formation de dunes, dénommées à l’époque «garennes» (carte 3). Peu aménagées, ces dunes sont la proie du vent qui les modèle et les déplace sans cesse. Elles forment toutefois une barrière naturelle qui stoppe les eaux dans leur course et crée des marécages qui paraissent exploités (mares de chasse desservies par plusieurs chemins). L’instabilité est liée à la configuration de l’estuaire et à la dynamique du littoral. À l’époque, les houles et les eaux de jusant empruntant le chenal à marée descendante viennent saper le rivage. L’érosion est particulièrement active au nord-est, comme le montre la large concavité dessinée par le musoir de l’estuaire. Des ouvrages de protection maritime destinés à contrer ce recul sont indiqués (cf. épi détruit). L’autre rive ne connaît pas la même évolution et un engraissement est même noté, avec la formation d’une flèche de sable (Pointe du Siège) progressant vers l’intérieur de la baie. La mer construit donc d’un côté pour détruire de l’autre. Cette flèche littorale referme l’estuaire et offre un abri aux embarcations; son extrémité en crochet, en forme de poulier caractéristique, subit toutefois l’érosion fluviale au sud. L’embouchure est une zone dangereuse par le manque de fond et l’atterrissement des bancs de sable qui s’y déplacent. L’ensablement gêne fortement le trafic des navires marchands qui souhaitent remonter le cours de l’Orne et accéder à la ville de Caen. Toutefois, la navigation côtière existe: un site de mouillage est signalé dans la partie centrale de l’estuaire (portion renflée du chenal). Le chenal principal est balisé et emprunté par des navires de petit tonnage. L’étroitesse du site explique le projet de création d’un nouveau bassin.

Le cartographe signale tous les points remarquables, comme les moulins (3), les lieux-dits, et met en valeur, par des rehauts de couleur, des parties rocheuses comme les écueils; on aménage le littoral pour ménager des espaces clos, pâturages et terres cultivables de l’arrière-côte.

L’estuaire n’est pas un simple rempart défensif; des activités porteuses d’emplois existent (chantiers navals de Sallenelles). Des cordiers, des charpentiers de marine sont employés dans ces chantiers qui travaillent alors pour les armateurs de toute la Normandie. Les bois nécessaires à la construction de la charpente des vaisseaux (chênes, ormes) sont acheminés par flottage sur l’Orne.

Cette carte n’est pas un simple relevé de l’existant: elle signale aussi des aménagements possibles. On y porte le tracé idéal d’écoulements qui mettraient fin à certains problèmes. Le projet d’un canal reliant la fosse de Colleville (4) à la partie centrale de l’estuaire est ainsi mentionné. Ce projet, qui prévoit le percement de la dune et la création d’un avant-port à Ouistreham, permettrait de contourner tous les bancs sableux et de remédier aux problèmes de navigabilité du chenal. L’idée n’est pas nouvelle, puisque les divagations du cours de l’Orne, poussé tantôt au nord, tantôt au sud de la baie, étaient déjà prises au sérieux au XVIIe siècle. Vauban, alors secrétaire d’État à la Marine et donc responsable de la défense du littoral français, s’y était intéressé en 1666.

Un impératif: canaliser la basse vallée (1798-1857)

Il est nécessaire d’améliorer le franchissement de l’Orne, qui est alors un obstacle à la circulation des marchandises. Au XVIIIe siècle, des bacs existent, mais ils sont affermés et leur utilisation est soumise au paiement de taxes perçues par les adjudicataires.

4a. Plan général du cours de la rivière de l’Orne depuis Caen jusqu’à l’embouchure à la mer.
Thèmes abordés: les projets de canalisation; les bassins projetés; le projet de l’avant-port fortifié; l’occupation du sol; la dynamique littorale; l’urbanisation de Caen à la mer.
Source: Bibliothèque nationale de France, département Cartes et Plans, Paris. Cote: Ge FF Pièce 107789 C201335. Date: 1798.

Par ailleurs, les voiliers de 300 tonneaux doivent s’ancrer dans la baie et décharger une partie de leur cargaison dans l’extrémité aval de la basse vallée, au niveau de Ouistreham. Cette manœuvre supplémentaire a pour conséquence le déclin du trafic portuaire de Caen au profit de Rouen, mieux situé. Afin d’améliorer l’accessibilité de Caen et faire de cette ville un véritable port de commerce, il devient urgent de proposer l’établissement d’une liaison aisée par la voie d’eau.

Les projets de canalisation ont pour principal objectif de supprimer l’influence des marées, et donc l’ensablement et l’échouage des bateaux. Le plus connu d’entre eux, établi par l’ingénieur J.M.F. Cachin, est reporté sur le «Plan général du cours de la rivière de l’Orne depuis Caen jusqu’à son embouchure à la mer». Ce plan au 1/63 500 est daté de 1798 (carte 4a). J.M.F. Cachin reprend certaines idées de ses prédécesseurs, notamment celles de l’ingénieur Lefèvre qui prévoyait le redressement complet de la rivière. Il est soucieux de rendre Caen accessible à tous les navires qui peuvent mouiller dans la baie de Colleville.

Cachin préconise de creuser dans la vallée un grand canal qui accéderait au bassin creusé sous les murs de Caen, et qui affluerait à la mer vers le point de la côte le moins exposé à l’action des courants et des vents (carte 4b). Le canal de redressement (noté AB) doit ainsi permettre de substituer un écoulement direct et rapide aux sinuosités multiples de l’Orne. Le canal recouperait en plusieurs points l’ancien lit de l’Orne et occuperait même une partie de son lit actif, entre le bac de Bénouville (noté bac du port sur le plan) et le territoire de Ouistreham.

Pour que ce canal soit accessible à des navires d’un tonnage supérieur à celui des caboteurs, le citoyen Cachin estime qu’il doit être alimenté uniquement par les eaux de la mer, et donc que tous les ouvrages hydrauliques associés soient indépendants des eaux continentales.

Ce grand canal est complété par deux autres ouvrages destinés à ouvrir un nouveau lit à l’Orne:

  • canal CD des carrières de Ranville à travers les marais du même nom jusqu’aux rochers de Sallenelles,
  • canal DE redressant l’embouchure de l’Orne, coupant la pointe de Merville et débouchant à la mer sur le rivage de l’est.
4 b. Le projet Cachin: un double port et un canal de navigation reliant Caen et Colleville

Ce projet innovant n’a de sens que si le port de Caen est précédé d’un avant-port facilement accessible. Celui-ci est envisagé dans le prolongement de la fosse de Colleville; il doit être fortifié et prolongé par un chenal protégé par des jetées. Le fond de ce canal ainsi que celui du bassin auquel il aboutit sont établis au niveau des basses mers de vives eaux. Le bassin est équipé d’une écluse à doubles portes busquées et il est susceptible de procurer une chasse pour enlever les alluvions et les sables que les vents d’est peuvent déposer dans le chenal et l’avant-port.

Ce projet de canalisation avorte car les moyens financiers sont insuffisants et la situation politique mauvaise (guerres de la Révolution et de l’Empire). Le calme revenu, l’entreprise redémarre. Elle est menée à bien au milieu du XIXe siècle. Finalement, c’est le site de Ouistreham, et non celui de Colleville, qui est retenu pour la construction de l’avant-port.

La carte 5 réalisée à partir d’un plan général de la basse vallée, publié en 1898 (5), montre les nouveaux équipements. Des enrochements encadrent le chenal et sont destinés à freiner la progression des bancs de sable à l’entrée de l’estuaire. L’enrochement oriental incurvé protège la Pointe du Siège qui n’est donc plus une flèche littorale libre. Les enrochements ont pour but de limiter le recul du musoir (rive orientale); corrélativement, ils confortent l’engraissement du poulier (rive occidentale). L’instabilité des bancs nécessite la dérivation de l’Orne pour créer un effet de chasse ainsi qu’un dragage permanent de l’avant-port.

5. Plan général de la basse vallée de l’Orne et du canal entre Caen et la mer.
Un estuaire calibré et protégé (enrochements). Arrivée des premiers lotissements.
Disparition presque complète du cours naturel de l’Orne.

Le canal de Caen à la mer est inauguré le 23 août 1857. Initialement, ce canal mesure 14 km de long, 15 m de large et 5,22 m de profondeur. La profondeur s’accroît au cours des années pour atteindre 10 m aujourd’hui. Le rehaussement du niveau de l’eau dans le canal a pour objectif d’assurer l’accès à des navires plus gros.

Avec la canalisation prend place un espace aux dimensions nouvelles: l’estuaire qu’il s’agissait de défendre et de fortifier n’est plus le simple abri d’accès difficile, tant redouté par les navigateurs, il s’inscrit désormais dans une basse vallée domestiquée dont la vocation devient exclusivement économique. La vocation défensive de l’estuaire disparaît progressivement, bien que les aménagements s’y référant persistent dans les paysages.

L’espace de l’estuaire accompagne désormais le développement portuaire de Caen. D’abord poste avancé contre les incursions de la mer, la baie est devenue la porte océane de la ville et assure le débouché de son commerce vers la mer.

Artificialisation de l’estuaire et aménagements (milieu XIXe- milieu XXe siècle)

La dérivation du cours de l’Orne dans sa partie terminale complète le travail de domestication du fleuve. Avec les aménagements, le cours naturel de l’Orne est réduit à une peau de chagrin. L’artificialisation construit un espace aseptisé qui rassure. Éviter les débordements de l’Orne conduit à figer un espace pourtant en proie à une dynamique littorale rapide et inévitable.

Régulièrement, le chenal d’entrée et le canal lui-même sont approfondis pour accueillir des cargos de plus en plus gros (Dutour et al., 1995). L’ouverture du canal modifie la dynamique sédimentaire puisque la Pointe du Siège coupée en deux n’est plus alimentée en sables. Ces sables viennent buter sur les enrochements qui protègent le chenal d’accès. Les sédiments alimentent la plage de Ouistreham tandis que les dragages permettent un engraissement des fonds à 2 kilomètres au nord-est de l’extrémité des enrochements.

Sur le plan commercial, le port de Caen connaît, du Premier Empire à 1870, un trafic dont les importations représentent la majorité du volume. Le charbon est le poste le plus important. Cette situation perdure jusqu’au moment où le minerai de fer est exploité dans la plaine de Caen. De grandes quantités de minerai sont alors exportées en France ou à l’étranger. Au début du XXe siècle, le minerai est aussi exploité localement pour la fabrication de l’acier. Cela entraîne un glissement des activités industrielles à l’aval du port de Caen. Entre 1920 et 1944, le long de l’Orne, se développent hauts fourneaux et aciéries. Pour accroître les échanges, des bassins de plusieurs hectares sont aménagés; ils accompagnent la construction des chantiers navals. Parallèlement, les exportations de produits agricoles, qui représentaient dans les périodes antérieures une grande part du trafic, diminuent fortement; puis le trafic de voyageurs disparaît (lignes Caen-Brighton-Londres fermée en 1920, puis Caen-Londres-Southampton en 1925) au profit du Havre et de Cherbourg mieux équipés.

Cependant, à la fin du XIXe siècle, il faut répondre à une nouvelle demande sociale: le tourisme de villégiature. Le site subit fort logiquement la pression immobilière dans la continuité de la Côte Fleurie (Coutard, 1995). Les lotissements de Riva Bella (6) occupent les dunes au nord-ouest du port de Ouistreham. Le développement industriel de la basse vallée n’est pas un frein à la navigation de plaisance: la Société des Régates de Ouistreham est créée en 1892 et des écluses sont construites au début du XXe siècle pour faciliter l’entrée des yachts dans le canal.

Les dynamiques contemporaines

L’artificialisation du littoral

6. Les grands changements paysagers de la baie de l’Orne, vingt ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Vue aérienne oblique de la baie de l’Orne en octobre 1967.
Source: Archives du Conseil régional de Basse-Normandie.
7. La dynamique contemporaine de l’estuaire de l’Orne: entre artificialisation
et patrimonialisation.

Source: photo aérienne de l’IGN de 1999 (mission F 1711-1712, cliché n° 58).
Conception: E. Savouret et Y. Petit-Berghem; Réalisation: E. Savouret.

Durant la Seconde Guerre mondiale, l’estuaire est occupé par les Allemands qui bastionnent le littoral; d’anciens édifices militaires sont réinvestis (batterie de Merville) pour conforter ce dispositif de défense.

La photographie aérienne oblique de 1967 montre un linéaire côtier très artificialisé par l’urbanisation (carte 6). Quelques fortifications sont encore visibles: celles situées en front de mer sont soit fossilisées dans les massifs dunaires stabilisés, soit positionnées plus en avant sur des dunes blanches vives, dans la continuité du haut de plage. Les édifices les mieux conservés sont situés très à l’intérieur des terres (batterie de Colleville). La formation de bancs de sable est relevée dans le prolongement de la Pointe de Merville tandis que la Pointe du Siège est stabilisée. Sa progression est stoppée, comme l’atteste l’engraissement à sa base et la présence de dunes boisées à son extrémité.

La dynamique sédimentaire

La dynamique sédimentaire actuelle s’explique en partie par les endiguements et l’approfondissement du chenal. Les sédiments (sables et vases) piégés dans l’avant-port à l’amont des ouvrages ont nécessité d’importants dragages d’entretien. La sous-alimentation à l’aval des enrochements a provoqué un appauvrissement du stock sédimentaire côtier et, par voie de conséquence, une érosion dans le prolongement de la commune de Sallenelles au nord-est. Ce démaigrissement n’affecte pas toute la partie est de la baie car la Pointe de Merville s’est développée en crochet grâce à l’exhaussement des bancs sableux. En effet, la zone de rejet des sédiments dragués a constitué un dôme pouvant modifier les conditions de réfraction des houles et donc la dynamique sédimentaire dans la zone de Merville (cartes 7 et 8). L’engraissement des fonds a permis aux dunes de progresser vers le large.

Fonctions portuaires et industrielles

On observe sur le plan économique un redéploiement des activités depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le minerai de fer, concurrencé par la Lorraine, puis par les pays étrangers (Mauritanie, Brésil), n’est plus exporté. Les chantiers navals ont fermé car le canal est trop étroit pour les grands cargos actuels. Caen reste toutefois un port relativement important et occupe la cinquième place en France pour le trafic de bois (importation de bois exotiques et du Nord). Le trafic de passagers a été dynamisé par l’ouverture d’une passerelle «transmanche» (gare maritime) en juin 1986. Une seconde passerelle, créée en 1992, a permis d’améliorer encore la liaison avec l’Angleterre (Caen-Portsmouth) et de dépasser le million de voyageurs par an.

L’estuaire, conservatoire naturel

8. Évolution des rivages côtiers de la baie de l’Orne (1880-1999)

L’estuaire est aujourd’hui considéré comme un site naturel d’une grande valeur biologique. Il bénéficie de l’attention des pouvoirs publics depuis 1975. L’acquisition des zones les plus sensibles a été engagée par le Conservatoire du Littoral (CEL) et le Conseil général du Calvados. Une première tranche de 114 ha est acquise par l’État auprès de particuliers, notamment dans le secteur des dunes de Merville-Franceville. Les rachats ont été poursuivis d’année en année et plus de 50 actes d’acquisitions ont été signés entre des particuliers et le CEL qui possède aujourd’hui près de 300 hectares. Dans les années 1980, l’État abandonne tous les projets de bases de loisirs et se tourne résolument vers le maintien naturel de l’estuaire et le tourisme vert en créant une réserve ornithologique (224 ha) au Gros Banc (7). Ce secteur est un paysage complexe de marais maritime (slikke vaseuse et schorre en partie asséché) et de dunes partiellement fixées, sillonné de chenaux toujours en eau (carte 9). En 1987, la baie devient un site naturel européen à la faveur de l’année européenne de l’environnement. Il est, à ce titre, jumelé avec un estuaire de la côte sud de l’Angleterre, Beaulieu Estuary dans le Hampshire. En outre, les différents usagers du site (agriculteurs, chasseurs, touristes) ont pris conscience qu’il fallait réhabiliter un espace naturel devenu rare sur nos côtes. Actuellement, sur les 1 000 ha d’espaces naturels de la baie de l’Orne, environ un tiers appartient au Conservatoire ou au Département. La gestion de ces terrains est confiée à deux syndicats:

  • le Syndicat mixte des Espaces naturels du Calvados finance et supervise techniquement les opérations de gestion qui sont confiées aux collectivités locales;
  • le Syndicat intercommunal de la baie de l’Orne (SIGABO), composé des différentes communes de l’estuaire, assure l’entretien, le gardiennage et l’aménagement des terrains. L’action de ces deux syndicats permet désormais de restaurer le site et d’en améliorer la qualité pour le bien de tous.

Conclusion

Les documents présentés permettent une analyse diachronique sur plus de trois siècles. On peut ainsi mettre en lumière les permanences (continuité de l’occupation de l’estuaire, instabilité chronique du littoral, etc.) et les changements liés, d’une part, aux processus naturels et, d’autre part, aux travaux d’aménagement opérés à diverses époques par les sociétés littorales (travaux de canalisation, construction de l’avant-port, ouvrages de défense, urbanisation puis mise en protection récente, etc.). Les dynamiques naturelles imposent des contraintes sélectives auxquelles les sociétés littorales ont répondu par des aménagements. Les hommes ont dû faire face à l’envasement et à l’inéluctable comblement qui affecte tout estuaire.

9. Les paysages maritimes de la baie de l’Orne aujourd’hui

Les cartes montrent bien que cet espace «naturel» n’est en définitive qu’une construction humaine, échelonnée sur plusieurs siècles. La dynamique récente de cet estuaire est marquée par une pression touristique accrue; un tourisme de nature, bien canalisé, semble être la voie la plus logique du développement harmonieux d’un espace marqué par de forts enjeux patrimoniaux.

Références bibliographiques

BERTHAUT Colonel H.M.A. (1902). Les Ingénieurs géographes militaires, 1624-1831. Étude historique. Paris: Service géographique de l’Armée.

BOUSQUET-BRESSOLIER C., BONNOT-COURTOIS C. (1998). «Reconstitution historique de l’évolution d’un littoral depuis la fin du XVIIIe siècle: la baie de Saint-Brieuc». Norois, t. 45, n° 177, p. 33-49.

COUTARD P. (1995). Le Cordon dunaire entre l’Orne et la Dives: un milieu naturel soumis à une forte pression humaine. Caen: Mémoire de maîtrise, université de Caen, 228 p.

DUTOUR F., DE KONINCK I., LE ROC'H MORGERE L., dir. (1995). De Caen à la mer, histoire d’un canal. Caen: Conseil général du Calvados et Archives départementales du Calvados, 40 p.

PETIT-BERGHEM Y. (2004). L’Estuaire de l’Orne: étude de géographie historique. État de la documentation, mise en place d’un outil de travail à vocation pédagogique. Caen: Conseil général du Calvados et UMR 6554 du CNRS, Université de Caen, rapport de fin d’étude, 102 p.

Notes

1. Nous tenons à remercier Christian Fouétillou, cartographe à l’UFR de Géographie, pour la réalisation de plusieurs cartes d’interprétation paysagère (fig. 2, 3, 4, 5, 8, 9) et Edwige Savouret, doctorante au laboratoire Géophen, pour le prêt de documents photographiques et la localisation des aménagements relatifs à la Seconde Guerre mondiale (fig. 6, 7).

2. Ces documents originaux de très haute qualité (mises au net sur papier entoilé) sont comparables à ceux des côtes de Bretagne réalisés par les ingénieurs géographes entre 1771 et 1795 et établis également à l’échelle du 1/14 400 (Bousquet-Bressolier et al., 1998).

3. Le long de l’Orne, les moulins utilisent les variations de niveau d’eau liées aux marées. Les roues de ces moulins tournent pour moudre les grains et tanner les peaux.

4. La fosse de Colleville est profonde et dégagée d’alluvionnements (partie où «il reste beaucoup d’eau»), la rade est protégée des agitations de la mer grâce aux écueils rocheux de Lyon qui amortissent les courants tout en fournissant un abri.

5. Cartographie d’interprétation réalisée à partir d’un plan en noir et blanc consulté à la BNF et référencé à la cote Ge C 2 548. Ce plan intitulé «Plan général de la rivière de l’Orne et du canal entre Caen et la mer» et publié aux éditions Erhard-Frères n’a pas d’auteur. Nous pouvons supposer qu’il a été réalisé par les ingénieurs du Service des Ponts et Chaussées.

6. Riva Bella est mentionnée dans les textes administratifs vers 1871, l’expression vient de «Belle-Rive», une villa construite sur le rivage constitué de dunes.

7. La fermeture d’un bras de l’Orne par un cordon de sable apporté par le vent est à l’origine de la création du Gros Banc.