Ces lieux dont on parle

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L’écho des sassi, métaphore de l’Italie

I Sassi di Matera. Source: Comune di Matera

Matera est une petite ville italienne de 58 256 habitants (2003, source Istat). C’est le chef-lieu de l’une des deux provinces de la région Basilicate, l’autre étant Potenza. Ses anciens quartiers, les sassi («pierres» en italien) forment un remarquable ensemble d’habitations troglodytiques, classé à ce titre au Patrimoine mondial de l’humanité de l’Unesco depuis 1993. Les sassi sont creusés dans le tuf du plateau de la Murgie, une roche calcaire tendre, sur les flancs d’un profond ravin, la Gravina. Ils se présentent comme un réseau complexe de ruelles, de places, d’églises rupestres, d’habitations en partie excavées et en partie construites, souvent aménagées les unes sur les autres. Dès le néolithique, des grottes sont habitées à cet endroit. Au Moyen Âge, ce sont les moines byzantins fuyant la fureur iconoclaste de l’empire d’Orient qui s’y installent. Au XXe siècle, les habitants des sassi, principalement des paysans sans terre, y vivent dans des conditions de paupérisation extrêmes, souvent décimés par la malaria. La loi De Gasperi met un terme, en 1952, à cette situation en ordonnant le déplacement et le relogement de la population (entre 16 000 et 20 000 personnes) dans de nouveaux quartiers de Matera.

Carlo Levi (1902-1975) avait déjà dénoncé la misère des sassi dans son livre Cristo si è fermato a Eboli (Le Christ s’est arrêté à Eboli), publié en 1945 et qui a fait l’objet d’une célèbre adaptation cinématographique de Francesco Rosi (1979). C’est le récit autobiographique d’un intellectuel du Nord de l’Italie (Turin), médecin, peintre et écrivain, engagé à gauche, membre du mouvement Giustizia e Libertà puis du Parti d’Action. Il est placé en résidence surveillée (confino) à Gagliano, un petit village de Lucanie (c’est l’ancienne dénomination de la Basilicate), en raison de son antifascisme, en 1934-1935. Il y découvre la misère du Mezzogiorno des années 1930 et la révèle au grand jour. Il écrit: «Mais sur cette terre sombre, sans péché et sans rédemption, où le mal n’est pas un fait moral, mais une douleur terrestre, qui existe pour toujours dans les choses mêmes, le Christ n’est jamais descendu». À propos de Matera, Carlo Levi fait dire à sa sœur qui lui rend visite: «C’est ainsi, qu’à l’école, nous nous représentions l’enfer de Dante». Elle ajoute: «Je regardais en passant et j’apercevais l’intérieur des grottes, qui ne voient le jour et ne reçoivent l’air que par la porte. Certaines n’en ont même pas, on y entre par le haut, au moyen de trappes et d’échelles».

Depuis 1986, l’État italien, prenant conscience de la valeur culturelle des sassi, met en route un ambitieux programme de réhabilitation. Il est aidé financièrement par l’Union européenne qui y voit, à juste titre, un outil de développement touristique pour la Basilicate, région déshéritée du Sud de l’Italie. Les sassi sont aujourd’hui à nouveau habités (quelques milliers de personnes y vivent) et, grâce à la notoriété internationale engendrée par le classement au Patrimoine mondial, sont devenus un lieu attrayant. Matera est à la tête d’une province essentiellement agricole, avec peu d’industries si ce n’est quelques entreprises qui exploitent des dérivés du méthane ou produisent des matières plastiques. Le développement du secteur touristique et, plus largement, des services, y est perçu comme une chance.

Le Sasso Barisano et le Sasso Caveoso, qui sont les deux principaux quartiers troglodytiques de Matera, sont en cours de restauration avec un souci patrimonial d’intégrité historique affiché. Les aides financières et un réel effet de mode contribuent à la renaissance des sassi. Des hôtels de luxe s’y installent et des habitations résidentielles s’y aménagent. La rumeur selon laquelle le sultan de Brunei aurait voulu investir dans l’immobilier des sassi en 2002 s’est néanmoins révélée fausse. Le plus intéressant est l’implantation d’entreprises informatiques et de services. C’est le cas de Datacontact, une compagnie italienne de marketing et de communication, spécialisée dans les services téléphoniques. Elle a des contrats avec Enel, Alleanza Assicurazioni, Ferrovie Nord, Ministero Funzione Pubblica, etc. Installée à Bari, Milano, Lecce, elle a implanté un gros centre d’appel téléphonique (500 emplois) à Matera, dans plusieurs grottes des sassi. Datacontact est actuellement le troisième employeur de la ville. Cette implantation apparaît comme déterminante dans une région pauvre du Mezzogiorno où, en dépit des aides européennes, le taux de chômage reste très élevé: 14,7% de chômeurs au 1er trimestre 2004 et 12,5 au 1er trimestre 2005 (source: Istat, juin 2005). Il faut préciser que le taux de chômage du Mezzogiorno dans son ensemble, au 1er trimestre 2005, est de 15,6%. À comparer, bien sûr, avec celui du Nord de l’Italie: 4,3% au 1er trimestre 2005! Les inégalités restent fortes entre le Nord et le Sud de l’Italie.

Certes, on suppute que, a priori, ce sont les avantages fiscaux concédés par les collectivités locales, les subventions européennes et la garantie de salaires faibles, bien plus que la mode du patrimoine troglodytique, qui ont décidé les dirigeants de Datacontact à choisir Matera. L’entreprise s’est d’ailleurs fait connaître par un conflit social engendré par la précarité des emplois créés et les conditions d’embauche des jeunes après formation. La vice-présidente du conseil de la région Basilicate, Maria Antezza, a été contrainte de prendre position, en octobre 2003, pour trouver une solution à la crise. On sait combien les centres d’appels se déplacent facilement dans le cadre d’une mondialisation qui leur est très favorable. Il y a certes un obstacle linguistique: l’italien n’est guère parlé hors d’Italie, ce qui limite les tentations de délocalisation. Reste que le risque existe et que Datacontact pourrait, un jour ou l’autre, quitter les grottes de Matera pour une maison de bambou ou une chaumière irlandaise. On se souvient ici des Troglodytes, peuple indigne devenu vertueux, décrit par Montesquieu dans Les Lettres persanes (1721, lettre XII). «Dans ce pays heureux, la cupidité était étrangère: ils se faisaient des présents où celui qui donnait croyait toujours avoir l’avantage. Le peuple troglodyte se regardait comme une seule famille; les troupeaux étaient presque toujours confondus; la seule peine qu’on s’épargnait ordinairement, c’était de les partager». L’Âge d’or fait encore rêver au XXIe siècle. Comme tous les miracles, celui des grottes de Matera pourrait n’être qu’illusion. Sans être excessivement pessimiste, on peut douter que la renaissance des sassi se traduise par un développement économique durable de la Basilicate et, plus largement, du Mezzogiorno, dont la faiblesse reste grande.

Les lieux sont source d’étonnement pour celui qui les regarde vivre. Les grottes de Matera, lieux d’isolement érémitique au Moyen Âge deviennent, au XXe siècle, lieux de misère sociale (autre forme d’isolement) puis se transforment, au siècle suivant, en centres de communication et en topoï capitalistiques. De Dieu au veau d’or, du silence à la cacophonie téléphonique, de l’isolement à l’ouverture virtuelle au monde… On ne voit et n’entend dans une grotte que ce que l’on croit y trouver. L’écho des sassi pourrait être une métaphore de l’Italie berlusconienne.

Laurent Grison

Références

LEVI C. (1977). Le Christ s’est arrêté à Eboli. Paris: Gallimard, coll. Folio. ISBN: 2-07-036954-4.

MONTESQUIEU (1996). Les Lettres persanes. Paris: Gallimard, coll. Folio. ISBN: 2-07-040213-4.

Sites Internet

Le Monde, mardi 21 février 2006, supplément Économie. «L’Italie, autre championne européenne, avec le Royaume-Uni, de la flexibilité» de J.-J. Bozonnet. Cet article ne parle ni de Datacontact ni de Matera mais fait le point sur les types de contrats précaires en Italie.