Les actualités

 Sommaire

L’épidémie de Chikungunya à La Réunion:
un problème de santé publique

L'île de La Réunion essuie depuis près d'un an une épidémie de Chikungunya. Cette maladie, transmise par un moustique (Aedes albopictus), se traduit par une fièvre élevée et fulgurante, des douleurs articulaires intenses et invalidantes, et des éruptions cutanées.

Les premiers cas ont été observés dans l'île au mois d'avril 2005 chez des voyageurs de retour des Comores, archipel dans lequel plus de 5 000 cas avaient déjà été repérés entre janvier et mars (1). Un premier pic (plus de 450 cas) avait été constaté dans le département français dans la deuxième semaine de mai 2005. À ce moment, le bilan était de plus de 1 000 cas depuis le 22 février, date de démarrage de l’épidémie. Au terme de l'été austral, entre 3 000 et 4 000 cas avaient été identifiés, dont environ 1 300 avaient été confirmés biologiquement. L'hiver austral a ensuite permis une accalmie avec «seulement» 50 à 100 nouveaux cas par semaine à partir de juillet, mais il n'a en rien interrompu l'épidémie (ce sur quoi comptaient d'ailleurs les autorités sanitaires). Si bien qu'au cours de la deuxième semaine de janvier 2006, pas moins de 5 600 cas ont été déclarés (22 200 en tout) (2). Le rythme hebdomadaire d'identification s'est alors littéralement envolé: 400 cas/semaine à la mi-décembre, 11 000 fin janvier. Mais «les données de surveillance dont on dispose aujourd'hui minorent très certainement l'importance de l'épidémie» [1, p. 3], si bien que les estimations tablent à l'heure actuelle (27 février 2006) sur environ 157 000 personnes (dont 144 600 depuis le 1er janvier 2006) ayant contracté le virus, soit près de 21% de la population de l'île.

 

Les intempéries qui assaillent La Réunion depuis plusieurs jours n’arrangent rien à la situation. Si les moustiques sont rares  pendant les pluies diluviennes, la multiplication des foyers d’eau stagnante fait redouter une flambée d’éclosions larvaires. Ici, la ravine Boucan Canot en crue laissera à proximité des habitations des flaques d’eau qui perdureront plusieurs jours. Photos de l'auteur.

On comprend dès lors qu'une réelle psychose se soit installée au sein de la population. D'autant plus que «les mesures de lutte sont difficiles: d'une part, il n'existe ni traitement spécifique antiviral, ni vaccin; d'autre part, la transmission du virus se fait par un moustique extrêmement répandu qui se reproduit très facilement dans des petites collections d'eau (soucoupe, vase…) à proximité des habitations» [1, p. 1]. En réalité, les autorités sanitaires ne cachent pas que ce fléau et ses conséquences dans le temps sont très mal connus.

Le Chikungunya a été caractérisé pour la première fois en 1952 en Tanzanie, puis régulièrement dans l'ensemble de l'Afrique tropicale et en Asie du Sud-Est. Des cas ont par exemple été décrits au Sénégal en 1996 et 1997 (3) et en Indonésie en 2003. Mais, aucun espace «développé» n'ayant jusque-là été touché, les recherches sur ce virus n'ont pas été développées ! C'est ce qui explique que l'on «découvre» avec l'épidémie de la Réunion des formes neurologiques jusqu'alors inconnues (tout simplement jamais étudiées), ainsi que la possibilité d'une transmission mère-enfant.

C'est également ce qui explique que de nombreuses rumeurs circulent à la Réunion, lesquelles sont par ailleurs difficilement contrôlables, tant du point de vue de leur nature que de leurs modes de diffusion. Des cas de décès ont ainsi été rapportés sans que l'on sache avec précision si le virus du Chikungunya en est directement à l'origine – on sait seulement qu'indirectement, il est une cause d'aggravation de problèmes préexistants et, chez les personnes âgées notamment, une cause de décès. Si bien que la grande question est sur toutes les lèvres: le Chikungunya est-il une maladie mortelle ? Les quotidiens locaux éditent chaque jour des dossiers d'une dizaine de pages qu'ils alimentent, faute de données quotidiennes scientifiquement validées, par des témoignages plus ou moins sérieux, par la présentation de remèdes miracles (tisanes et autres) ou en extrapolant sur d'autres faits de l'actualité locale. En résultat de quoi les pharmacies, bien que nombre d'entre elles aient semble-t-il «profité» de la circonstance pour augmenter les prix des répulsifs anti-moustiques, font face à une pénurie de produits, de même que les supermarchés. Les écologistes se font également entendre, mettant en avant un drame écologique lié aux campagnes de démoustication – des commandos spéciaux de l'armée ont été formés, les contingents locaux ayant récemment été renforcés par des militaires venus de Métropole – qui, selon eux, utiliseraient des produits nocifs pour les insectes. Bref, on le voit, diverses informations circulent, qui sont parfois contradictoires, et en tout cas alimentent une psychose à la base justifiée.

Les Institutions tentent actuellement de mettre en place une politique d'information et de sensibilisation cohérente, redoutant que cette psychose n'affecte davantage l'économie. À ce titre, les commerçants, dont les chiffres d'affaire sont moindres que l'an passé à la même période, commencent à se liguer et à réclamer des réductions de charges sociales, sous prétexte que «les clients hésitent à sortir de chez eux, par peur du moustique». D'autres conséquences économiques sont plus avérées, car plus directes. La maladie étant invalidante durant une dizaine de jours chez un sujet par ailleurs bien portant, la problématique des arrêts maladie s'impose à l'échelon régional puisqu'elle concerne, selon les sources officielles, entre 8 et 10% des travailleurs. Dans le domaine du tourisme, la médiatisation de l'épidémie en Métropole (environ 75% des visiteurs de l'île) a eu pour effet l'annulation de près de 10 000 réservations dans le courant des deux premières semaines de janvier 2006, ce qui fait redouter au Comité régional du tourisme une chute, par rapport à l'an passé, de 60% des réservations dans le secteur hôtelier sur l'ensemble du premier semestre 2006.

Cette épidémie dépasse donc largement le cadre sanitaire. La lutte concerne par conséquent non seulement les autorités compétentes, mais également la population au travers de l'élimination individuelle des foyers d'eau stagnante, l'entraide communautaire et la solidarité sociale (par exemple, des salariés en congé reviennent travailler pour remplacer leurs collègues tombés malades). Cette épidémie est une démonstration magistrale de ce qu'est «un problème de santé publique», avec tous les effets d'engrenage que cela implique. D'ailleurs, les experts nationaux (4) mettent en garde les services de la Direction régionale des affaires sanitaires et sociales (DRASS) de ne pas focaliser l'attention sur le Chikungunya aux dépens de la surveillance du paludisme, drame sanitaire sévissant dans de nombreuses îles voisines de la Réunion (Comores, Madagascar, Mayotte) et avec lesquelles celle-ci, par les flux de voyageurs, est en contact quotidien.

Bibliographie

(1) Bulletin Épidémiologique Hebdomadaire (2006). Infection par le virus Chikungunya à l'île de La Réunion. Numéro spécial du 31 janvier 2006, 4 p.

(2) CIRE Réunion-Mayotte – Cellule interrégionale d'épidémiologie – (2005 et 2006). Épidémie de Chikungunya à La Réunion. Rapports de situation des 02/112005, 23/01/2006, 01/02/2006 et 23/02/2006. Documents de 5 p (téléchargeables sur www.orsrun.net).

(3) THONNON J., SPIEGEL A., DIALLO M., DIALLO A. et FONTENILLE D. (1999). «Épidémie à virus Chikungunya en 1996 et 1997 au Sénégal». Virologie, n° 1965, 4 p.

(4) DUHAMEL G., GOMBERT D., PAUPY C. et QUATRESOUS I. (2006). Mission d'appui à la lutte contre l'épidémie de Chikungunya à la Réunion. Rapport n° 2006 012 pour le compte du ministère de la Santé, 58 p. (téléchargeable sur www.invs.sante.fr).

Alexandre Magnan, 27 février 2006