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De la trame verte au cadastre napoléonien, le devenir des petites zones humides périurbaines
en région Nord-Pas de Calais

Le projet de recherche pluridisciplinaire, piloté par Daniel Petit (1) et inclus dans le programme national de recherche sur les zones humides a souligné la difficulté à caractériser les zones humides du Nord-Pas de Calais à partir des critères hydrologiques et écologiques classiques. La structure et l’organisation actuelles de ces dernières sont étroitement liées à l’histoire de la région et aux relations que les sociétés ont entretenues avec le milieu. Dans cette perspective, l’analyse historique des modes d’occupation du sol, ainsi que des pratiques d’aménagement (2) qui s’y exercent, est perçue comme un outil de collecte des données favorisant leur connaissance et l’étude de leur construction. Longtemps négligée, la dimension historique tend aujourd’hui à réémerger dans le traitement des questions environnementales, éclairant ainsi les interactions nature/société (Davasse, 2000).

La figure illustre les modalités de changement d’occupation du sol entre 1820 et 1951 de la vallée de la Haute Deûle située au sud de l’agglomération lilloise (3). Composée de trois éléments: une carte de trajectoire des marais, une matrice de transition et deux graphiques, cette figure transcrit le résultat d’une démarche (en deux temps) couplant la géohistoire et les systèmes d’informations géographiques.

La géohistoire croise et confronte les échelles spatiales et temporelles pour comprendre l’organisation spatiale d’un territoire et analyser l’évolution de celui jusqu’à son état actuel (Staszak, 2003; Grataloup, 2003, 2005). La démarche est donc fortement tributaire d’une information passée (iconographique et textuelle) qui soit à la fois disponible sur le secteur considéré et d’une grande qualité. Le SIG permet de confronter l’ensemble des documents et offre tout un panel de fonctions d’archivage, de référencement, d’homogénéisation, de création de données et d’analyse spatiale adaptées à cette problématique. Outre l’intérêt d’une information centralisée et multicritères, l’outil alimente également la réflexion géohistorique en permettant l’intégration des différentes échelles spatiales.

Dans un premier temps, les occupations des sols (cours et plans d’eau, formations végétales, champs, sols nus, habitations, etc.) sont restituées à partir de l’exploitation de documents anciens (cadastre napoléonien, plan d’assèchement…) et contemporains (mission aérienne, carte topographique) précisément datés. Le résultat prend la forme de cartes d’états de surface, à partir desquelles il est possible d’analyser l’organisation de l’espace et d’extraire des statistiques sur le taux de couverture et la superficie des unités paysagères aux différentes époques.

Dans un second temps, les cartes d’états de surface sont superposées et croisées, révélant la dynamique et les trajectoires (ou modalités de changement) de l’occupation du sol. Ces dernières fournissent des informations très précises sur ce qui a changé et sur ce qui a persisté entre 1820-1951. Ces changements, présentés sous forme cartographique (fig. A), permettent d’apprécier le poids des héritages, la résilience des territoires et leur influence sur les milieux humides. Les résultats cartographiques sont complétés par des matrices de transition (fig. B). Concrètement, les matrices se présentent de la façon suivante: sont indiquées en colonne la répartition de l’occupation du sol en six classes en 1820 et en ligne la répartition à la date en 1951. Ce panorama statistique ainsi dressé permet d’élaborer une série d’indicateurs (Hubert-Moy, 2004) révélant les tendances de transformation, les dynamiques spatio-temporelles (calcul des gains et des pertes), le pourcentage de terres agricoles ayant été urbanisées ou encore le pourcentage de zones humides drainées. Enfin, des graphiques illustrent les modalités de changement de deux classes choisies en fonction de la physionomie du secteur. Les trajectoires de changements sont abordées dans leur contexte politique et social, en intégrant des informations extérieures relatives aux usages, aux politiques ou aux aménagements.

Après ces remarques méthodologiques préliminaires, on peut aborder l’évolution spatio-temporelle des marais de la vallée de la Haute Deûle. Sur une durée de plus de 70 ans, les transformations ont été profondes et assez paradoxales au regard de la période concernée.

Tout d’abord, alors que les travaux de dessèchement — encouragés par la loi de 1807 (4) et par les besoins grandissants de l’agriculture — ont permis d’assainir de vastes superficies en France (Derex, 2001, 2002), les marais gagnent près de 69 ha, soit un facteur de 1,76. La dynamique touche la rive gauche de la rivière et dans une moindre mesure le sud de la rive droite. Surtout, elle s’effectue le long des anciennes rigoles et autres fossés de drainage qui parcourent les communes du sud vers le nord et alimentaient, jusqu’au début du XXe siècle les douves de la citadelle de Lille. C’est pour cette raison, que les travaux d’assèchement sont suspendus dans ce secteur dès 1860 et que le génie militaire réquisitionne ces terres. Dès lors, la zone est de nouveau envahie par les eaux et explique en partie les changements observés.

Ajoutons que la guerre laisse les milieux humides dans un état de délaissement: non entretien des cours d’eau et de leurs rives, défrichements des espaces boisés, envasement... Aussi les étangs et autres plans d’eau sont progressivement comblés, laissant place des étendues marécageuses. Cette reprise des marais sur les terres témoigne, dans un secteur où le dessèchement a été précoce et fructueux, du potentiel humide de la vallée, s’il n’y avait eu de perturbations liées aux activités humaines.

À l’inverse, les marais régressent en rive droite et plus particulièrement au nord au profit des cultures (34% des marais de 1820 sont en culture en 1951) et secondairement des boisements et des peupleraies. La vallée est alors dévolue pour une bonne part aux cultures, qui représentent 70% de la surface. Toutefois, ces dernières accusent un recul important face aux prairies (36% des pertes). Doit-on voir ici un véritable essor des surfaces prairiales et des jachères ou les conséquences durables de la seconde guerre mondiale? L’agriculture française est particulièrement désorganisée et affaiblie à la sortie de la guerre. Le plan de modernisation agricole lancé par le ministre de l’agriculture Monnet en 1946 bouleverse les pratiques culturales et encourage les prairies temporaires (Houillier, 1953; Muller, 2000). Enfin, on observe une accélération de l’urbanisation de ce secteur qui fait partie aujourd’hui de la métropole lilloise.

La démarche développée nous permet donc de mieux visualiser les changements de situation et les trajectoires qui se sont déroulées durant la période charnière du début du XXe siècle. Les résultats montrent clairement que la régression des zones humides ne s’est pas forcément faite de façon linéaire et que le contexte local vient souvent éclairer ces observations. Toutefois, l‘accélération de l’assèchement et de la mise en culture, soutenue par l’augmentation de la population et la mise en concurrence des territoires, se poursuivra au delà des années 1970, date de la Convention de Ramsar.

Magalie Franchomme

Bibliographie

DAVASSE B. (2000). Forêts, charbonniers et paysans dans les Pyrénées de l’est, du Moyen-âge à nos jours. Une approche géographique de l’histoire de l’environnement. Toulouse: GEODE, 287 p. ISBN: 2-913232-02-7

DEREX J.M. (2001). «Pour une histoire des zones humides en France (XVIIe-XIXe siècle). Des paysages oubliés, une histoire à écrire». Histoire et Sociétés Rurales, n° 15, p. 11-36.

DEREX J.M. (2002). Pour une histoire des espaces humides: bilan historiographique français (XVIIIe-XXe siècles). Actes du 5e colloque GERHICO,«Aux rives de l’incertain: histoire et représentation des marais occidentaux du Moyen-Âge à nos jours». Groupe d’Études et de Recherches sur l’Histoire du Centre-Ouest atlantique 8 p.

GRATALOUP C. (2003). «Géohistoire». In LÉVY J., LUSSAULT M., dir., Dictionnaire de la géographie et de l'espace des sociétés. Paris: Belin, p. 401-402. ISBN: 2-7011-2645-2

GRATALOUP C. (2005). «Géographie historique et analyse spatiale: de l’ignorance à la fertilisation croisée». In BOULANGER P., TROCHET J.R., dir., Où en est la géographie historique? Paris: L’harmattan, coll. «Géographie et culture. Histoire et épistémologie de la géographie», p. 33-42.

HOUILLIER F. (1953). «Les plans de modernisation de l'agriculture 1946-1952». Revue économique, vol. 4, n° 5, p. 659-672.

HUBERT-MOY L. (2004). Occupation du sol et télédétection: de l’inventaire à la modélisation prédictive. Rennes: Université de Rennes 2, Haute-Bretagne, diplôme d’habilitation à diriger des recherches en géographie, 278 p.

MULLER P. (2000). «La politique agricole française, l’État et les organisations professionnelles». Économie Rurale, p. 255-256, p. 33-39.

STASZAK J.F. (2003). «Historique (géographie)». In LÉVY J., LUSSAULT M., dir., Dictionnaire de la géographie et de l'espace des sociétés. Paris: Belin, p. 465-466. ISBN: 2-7011-2645-2

Référence de la thèse

FRANCHOMME M. (2008). Du cadastre napoléonien à la trame verte: le devenir des petites zones humides périurbaines en région Nord-Pas-de-Calais. Lille: Université de Lille 1, thèse de géographie et aménagement, tome 1, 412 p. 32 p (tome 2-atlas cartographique). (consulter)

Notes

1. Projet: Entre Scarpe et Escaut: hydrosystème, biodiversité et changements socio-économiques. Recherches pour un fonctionnement durable des zones humides

2. Les travaux d’irrigation ou d’assèchement, au même titre que les infrastructures routières ou hydrauliques sont considérés comme une planification de l’organisation de l’espace.

3. L’étude, dont il est fait mention, a été réalisée dans le cadre de travaux de thèse (Franchomme, 2008) et couvre une période d’environ deux siècles (1820-2000). La thèse est consultable ici

4. Loi du 16 septembre 1804 relatives aux dessèchements des marais.