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La capture du Sillon alpin

1. Le Sillon alpin vu par le Conseil général de la Savoie

Tout géographe a appris un jour que «Sillon alpin» est le nom donné par Raoul Blanchard à la longue dépression qui sépare les Préalpes du Nord des massifs cristallins des Alpes, sur la trace du «sillon subalpin» des géologues. Il comprend au sud le Grésivaudan, au centre la Combe de Savoie, au nord la vallée de l’Arly. Le couloir, drainé par l’Isère, est très peuplé et très fréquenté, et fut en France le berceau de l’hydroélectricité. On en sort vers le nord par Megève et vers le sud par le Trièves, mais laborieusement. Les accès latéraux, par les cluses de Grenoble et de Chambéry, sont bien mieux équipés et bien plus affairés.

Or l’expression a été détournée depuis quelques années, pour les besoins de la «compétitivité des territoires» que l’idéologie dominante, dite néolibérale, a mise assez stupidement à la mode. Apparemment, c’est dès avant 1990 que les tentations de la promotion publicitaire et de perspectives d’aménagement ont esquissé la capture: Bernard Debarbieux et Charles Hussy en faisaient état dans leur article sur «Le nouveau ‘sillon alpin’, territoire en gestation ou invention technocratique ?» dans Mappemonde, 1996, n°1. Il s’agissait alors, selon leurs propres termes, d’«un ruban de 150 km de long, étiré entre les agglomérations de Grenoble et de Genève, via les principales villes de Savoie (Chambéry et Aix-les-Bains) et de Haute-Savoie (Annecy, Annemasse)».

La chose soulevait leur curiosité, suscitant même des recherches afin de déterminer «si l’on pouvait raisonnablement diagnostiquer l’émergence d’une nouvelle forme de spatialité ou d’une nouvelle entité territoriale, ou si le Sillon Alpin n’était qu‘un avatar technocratique sans fondement spatial ni territorial». Pressentiment: en dépit de la définition donnée, leurs cartes incluaient déjà le département de la Drôme. La conclusion était plus que sceptique, ce qu’ils résumaient à leur façon un peu précieuse en traitant le Sillon de «métaphore»: «Notre recherche dément l’affirmation, dans le contexte du Sillon Alpin, de l’émergence de l’urbain comme manifestation d’une axialité fonctionnelle.»

Depuis, le Sillon alpin nouveau style a pris de l’envergure et de l’ambition. Il apparaît sous deux formes différentes quoique liées: soit un arc de cercle large de quelque 40 km et long de 200, allant de Valence à Genève par Grenoble, Chambéry et Annecy; soit une réunion des départements de la Drôme, de l’Isère, de la Savoie et de la Haute-Savoie. Celle-ci fut lancée en 2000 par les trois derniers, la Drôme les rejoignant en 2005; la Chancellerie d’État du canton de Genève s’y est associée. «Espace moteur de l’ensemble des Alpes du Nord, le Sillon alpin désigne, entre Genève, Annecy, Chambéry, Grenoble et Valence, un ruban de villes et de territoires qui, en trente ans, a connu un essor spectaculaire». Conférences annuelles et Rencontres sont organisées depuis 2002 par cette entente interdépartementale, qui brandit «un label qui est synonyme de dynamisme et de qualité». «Nous avons été reconnus dans notre démarche par le gouvernement, le CIAT, la DATAR où le Sillon alpin apparaît comme un territoire émergent, pertinent» (A. Vallini, 2004).

2. Transalpine vs. Sillon alpin. L’arc du Sillon alpin nouveau style vise à promouvoir toute une «métropole» en ruban face à Lyon; laquelle compte bien le traverser de sa propre flèche vers Turin. Le Sillon alpin à l’ancienne s’évanouit en s’intégrant au sein du moderne Grand Compétiteur.

Le Sillon arbore des nombres bien ronds (100 000 étudiants, 100 000 salariés de l’industrie, «près de deux» millions d’habitants), ce qui est d’autant plus méritoire que son territoire n’est jamais exactement défini. Du moins son apparition signale-t-elle une intéressante volonté de coopération. Le programme a de l’ambition, bien que dans la rubrique Coopération métropolitaine du site Internet du Sillon, quatre rubriques sur six soient encore vides; mais celle des «déplacements» et celle des coopérations université-recherche sont remplies: c’est d’abord par là qu’il s’agit d’exister. On sent bien que le premier souci des promoteurs, au-delà du besoin existentiel, est de liaisons matérielles. Une première opération lourde vise à la modernisation de la liaison ferroviaire de Valence à Grenoble et Genève, notamment par l’électrification du parcours Valence-Moirans (basse vallée de l’Isère) et Gières-Montmélian (Grésivaudan).

La forme spatiale donnée au Sillon (fig. 1) relève de cette recherche publicitaire d’«arcs» qui a égayé les projets d’aménagement du territoire dans les années 1990 et depuis, et qui amusait tellement Michel Crépeau (cf. R. Brunet, Le Territoire dans les turbulences, Éd. Reclus, coll. Géographiques, 1990, p. 8). Mais «arc alpin» était déjà pris, et du moins aurons-nous échappé à une Alpine Vallée (ou Valley, selon l’ambiance, Furrow eût été mal compris). Son dessin n’est pas innocent, surtout à présent que l’aménagement du territoire a été officiellement remplacé par l’affligeante et belliqueuse «compétition» des territoires, jusque dans le nouvel habit de l’ex-Datar devenue Diact. On voit aisément qui cet arc pourrait viser, et l’on comprend que Genève ait apprécié de tenir un bout de l’arc: le Sillon a tout d’une machine de contournement de Lyon, forcément «compétitive».

«Le 9 août 2005, le Sillon alpin a été retenu avec la Région urbaine de Lyon, comme les deux espaces métropolitains de Rhône-Alpes parmi les 15 métropoles lauréates de l’appel à coopération métropolitaine de la DATAR. Cette reconnaissance confirme sa légitimité à prétendre un (sic) positionnement parmi les métropoles européennes. Elle lui permet de bénéficier d’une aide de l’État pour préparer son ‘contrat métropolitain’, signé en 2007, et relié aux futurs contrats de Plan» (site du Sillon alpin). Passons sur les futurs et chimériques contrats de Plan. Mais l’acte du 9 août est ici considéré comme fondateur: le Sillon légitimé se hisse à l’égal d’un Lyon, qu’il dépasse même en population ! Sans le dire, il rompt ouvertement avec l’ancienne «métropole tripolaire» Lyon-Saint-Étienne-Grenoble, dont les deux derniers membres pouvaient se sentir vassaux du premier. Il se voit un chaînon essentiel entre Suisse (ou Rhin, ou même Europe centrale) et Méditerranée. Dans l’affaire, d’ailleurs, Saint-Étienne s’évanouit, ou n’est plus qu’un appendice lyonnais.

Or en même temps, Lyon, qui a puissamment étoffé sa radiale vers le sud-est par L’Isle-d’Abeau et Bourgoin-Jallieu, voire Saint-Exupéry, pousse les feux pour disposer d’une ample liaison vers l’Italie par le Fréjus. Chambéry appartient aux deux couloirs virtuels et compte bien gagner à cette croisée entre la Transalpine et le Sillon — à cette compétition veux-je dire (fig. 2). Voilà un intéressant sujet de discussions pour le président de la région Rhône-Alpes, J.-J. Queyranne (socialiste), qui est Lyonnais, et ses collègues et camarades André Vallini (socialiste), qui préside le département de l’Isère et anime le «Sillon Alpin» nouvelle formule, et Louis Besson (socialiste), valeureux champion de Chambéry Métropole.

Savoir en quoi l’entente, ou même l’espace, qui va de Valence à Genève par Grenoble serait un «sillon» et justifierait en quoi que ce soit ce nom, personne ne semble s’être jamais posé la question; peut-être une vague réminiscence scolaire récupérée et détournée; métaphore, métaphore… Quant à ceux qui enseignent la géographie, les voilà pourvus de deux Sillons alpins, qui n’ont en commun qu’un bien court Grésivaudan. Ils devront faire avec, ou en oublier un. Lequel ?

Roger Brunet