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Les gratte-ciel à l’assaut de la cathédrale Saint-Paul

La cathédrale Saint-Paul est depuis le XVIIe siècle un point focal pour la contemplation et les représentations de la skyline de la City de Londres. L’image de la cathédrale se dressant au dessus des fumées des bombardements de la Luftwaffe pendant la seconde guerre mondiale nous rappelle l’importance symbolique de cet édifice pour les Londoniens et les Britanniques. Saint-Paul monopolise aujourd’hui l’attention des conservateurs du patrimoine bâti comme English Heritage (1) car ce monument et emblème de Londres est cerné par le mouvement incessant des grues du cœur financier de la métropole.

La cathédrale Saint-Paul et la skyline de la City de Londres (cliché: M. Appert, octobre 2008)

La skyline de la City de Londres n’est certes pas figée dans le temps. La cathédrale actuelle remplace depuis le XVIIe siècle un édifice gothique de l’époque médiévale, qui lui-même signait la fin du règne de la Tour de Londres sur la canopée urbaine. La vague de gratte-ciel en construction ou projetés marque une nouvelle étape dans la recomposition permanente de la ligne d’horizon de la ville. Elle modifie perspectives et élévations, altérant potentiellement la hiérarchisation des éléments constitutifs de cette skyline chargée d’histoire et de symboles (2). Tel un ensemble de marqueurs de la ville globale, ces tours viennent amplifier le dialogue avec la cathédrale que la Tour 42 (au centre de l’image) et Swiss Re (3) (à droite) avaient entamé au grand dam d’English Heritage et du Prince Charles.

Sur le temps long, la skyline de Londres est finalement le produit des mutations culturelles, économiques, sociales et politiques de la métropole. Une réglementation à connotation technique puis socioculturelle encadre la mise en scène de la cathédrale depuis l’entre-deux-guerres.

D’abord formulée en réponse aux tentatives de percée de la canopée urbaine à proximité de la cathédrale Saint-Paul (1937), la législation s’est ensuite précisée et généralisée à l’ensemble de la ville (1956-1991) et notamment par l’utilisation de couloirs de vue protégés (1991-2008). Contrairement aux politiques de patrimonialisation zonale, comme le périmètre de 500 m autour des monuments historiques dans le cas français, l’objectif récurrent n’a pas été de garantir l’intégrité architecturale d’une aire donnée mais de préserver la vue des monuments dans leur contexte depuis des lieux stratégiques de la ville. La patrimonialisation acquise du monument se double désormais d’une patrimonialisation de sa mise en scène.

Ces dispositifs peuvent être considérés comme des tentatives de conciliation des tensions entre conservateurs et bâtisseurs, dans une ville qui n’a jamais souhaité figer son tissu urbain. La préservation des vues de Saint-Paul fait l’objet de vives tensions et de débats qui manifestent une recherche d’identité permanente. Dans le contexte de globalisation et de métropolisation, la nouvelle municipalité de Londres, avec l’aide de la Commission for Architecture and the Built Environment (4), souhaite répondre à la multiplication des projets de gratte-ciel dont l’impact sur la skyline est sans précédent. La Greater London Authority (GLA) entend, par son rôle régulateur, éviter la multiplication des conflits. Mobilisation associative, recours et retards expriment des craintes et sont à l’origine d’incertitudes pour les acteurs économiques. Mais depuis 2004, la GLA n’est plus un simple arbitre. Elle entend assouplir les contraintes qui pesaient sur les bâtisseurs de la ville. Loin d’être l’unique réponse possible à une intensification de l’usage du sol, les tours font partie de sa boîte à outils pour un urbanisme compact et durable. Régénération urbaine, durabilité et qualité architecturale se sont immiscées dans un débat où le politique est partie prenante de l’instrumentalisation du paysage urbain. Si les avis publiés de la Greater London Authority (5) sur la Heron Tower et, plus récemment, la tour Pinnacle soulignent leur intérêt en termes de densification urbaine, ils révèlent comment une architecture audacieuse et verticale donne à Londres une image de ville mondiale.

Ce sujet sensible révèle également les positions sociétales et scientifiques très souvent manichéennes que suscitent les tours, «olympiennes ou orwelliennes selon les points de vue (6)» (Huxtable, 1986). Lorsque certains stigmatisent l’impact de ces avatars du capitalisme néo-libéral sur les formes urbaines, d’autres célèbrent leur rôle de totems de vitalité économique (McNeill, 2008). Rares sont les géographes français à participer au débat et rares sont ceux qui souhaitent dépasser cette vision manichéenne. Dans le débat londonien, les organismes de préservation du patrimoine (English Heritage en tête) s’opposent aux architectes modernes, à la GLA et aux promoteurs immobiliers. Les deux camps, en instrumentalisant la skyline, aliènent les sujets ordinaires et, par la maîtrise des outils et leviers qui permettent de façonner le paysage, y inscrivent leur pouvoir et les normes qu’ils défendent.

Manuel Appert

Bibliographie

HUXTABLE L. (1986). The Tall Building Artistically Reconsidered: The Search for a Skyscraper Style. New York: Random House, 128 p. ISBN: 0-394-53773-4

MC NEILL D. (2008). The Global Architect, Firms, Fame and Urban Form. London: Routledge, 180 p. ISBN: 0-415-95641-2

Notes

1. English Heritage: organisme public statutaire de conseil sur le patrimoine historique auprès de l’État. Il est rattaché au ministère de la Culture, des médias et du sport. La loi sur le patrimoine national de 1983 lui a confié trois missions: administrer les principaux sites historiques et archéologiques, conseiller l’État pour le classement des édifices remarquables et protéger le patrimoine historique. EH est connu pour ses positions traditionnalistes et son opposition aux projets de gratte-ciel dans la capitale britannique.

2. Voir les photomontages présentés sur le site de la société Hayes Davidson.

3. Surnommé littéralement le cornichon érotique et dessinée par N. Foster.

4. CABE: organisme de conseil et d’expertise sur l’architecture, l’urbanisme et les espaces publics. Créé en 1999, CABE succède à la Royal Fine Art Commission de 1924. Financé par le ministère de la Culture, des médias et du sport ainsi que par le ministère des Collectivités locales, sa principale fonction est d’évaluer et conseiller les acteurs de l’urbanisme, qu’il s’agisse des architectes, des urbanistes, des paysagistes ou de leurs clients, dans la réalisation de leurs projets urbains. Un panel d’experts, composé essentiellement d’architectes, d’urbanistes et paysagistes, pour la plupart modernes, a pour rôle de critiquer les projets stratégiques soumis volontairement par les services d’urbanisme d’une municipalité ou directement par leurs commanditaires.

5. Avis de la GLA sur la tour Pinnacle.

6. «Olympian or Orwellian, depending on how you look at it».