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Cartes anciennes, cartes volées:
L'affaire Smiley, feuilleton de l’été 2005

Les cartes anciennes peuvent à l'occasion devenir l'objet d'une chasse au trésor, comme l'a montré l'été dernier l’affaire Smiley.

Les faits

(source : texte de la demande de mandat d’arrêt).

Le 8 juin 2005, une conservatrice de la bibliothèque Beinecke de l’université de Yale (New Haven, Connecticut, EU) avertit la police de l’université d’un incident suspect : une employée vient de trouver un scalpel dans la salle des documents rares.

Comme la bibliothèque est ouverte depuis quelques heures seulement, un enquêteur est immédiatement dépêché sur place et un suspect est rapidement repéré dans la salle. D'après le registre des entrées, il s'agit d'un certain Edward Forbes Smiley, rapidement identifié sur Internet comme antiquaire spécialisé dans les livres et cartes rares. Un coup de téléphone à la bibliothèque Sterling Memorial de la même université de Yale indique que c’est un visiteur régulier, mais récemment suspecté de vol…

L’inspecteur de police décide de suivre le suspect, pendant que la conservatrice vérifie les ouvrages examinés par Smiley. Celui-ci sort de la bibliothèque, s’arrête pour vérifier le contenu de son porte-documents et poursuit son chemin. Un peu plus loin, le policier se présente, lui montre le scalpel, et lui demande s’il lui appartient. Smiley devient très nerveux, acquiesce, et accepte de revenir avec l’inspecteur à la bibliothèque pour y vérifier qu’il n’a pas emporté de documents par erreur.

Dans la salle des documents rares, en présence de la conservatrice de la bibliothèque, Smiley ouvre son porte-documents et montre une série de cartes qu’il présente comme les siennes, apportées pour comparaison avec celles du fonds de la Beinecke. La bibliothécaire indique qu'une vérification complète des ouvrages correspondants de la salle prendra du temps. Mais, au moment Smiley ouvre sa veste pour prendre son portefeuille, l’inspecteur repère une bosse suspecte et l'antiquaire est alors forcé de sortir un document qu’il prétend avoir oublié : justement la carte que la conservatrice vient de repérer comme manquante dans un des livres qu'il a consultés. Smiley dit l’avoir acquise chez un antiquaire londonien, mais sans certitude… certainement sans beaucoup de capacité de persuasion non plus, car il est immédiatement arrêté.

Le lendemain, la conservatrice indique à la police que trois des cartes retrouvées sur Smiley appartiennent à la bibliothèque. Les bandes de vidéosurveillance ont en outre filmé le suspect en train de retirer une carte d’un livre ancien. Le contenu de son seul porte-documents a  finalement été estimé à 900 000 dollars…

Le procès de Smiley, libéré sous caution peu après, était prévu pour octobre. L’annonce de son arrestation, relayée par le FBI, a rapidement fait le tour des bibliothèques/cartothèques, dont les conservateurs surpris ont refait leurs inventaires.

Parfois avec de mauvaises surprises, comme à la Boston Public Library, qui n’était pas assurée et qui rapporte de nombreuses disparitions de cartes. En Europe, ce sont des bibliothèques de Londres, Copenhague, Stockholm, Helsinki, qui déclarent des disparitions. La British Library (qui possède une cartothèque de quatre millions de pièces) vient notamment de rendre publique la perte de trois documents des XVIe et XVIIe siècles.

Cartes retrouvées sur E. Smiley et dont la provenance n'a pu être établie (vignettes publiées sur le site: http://www.carto.com/mapthefts.html)

Les réactions

Cette affaire a eu un retentissement tout particulier du fait de la personnalité de l'individu pris la main dans le sac.  Smiley, loin d'être un voleur anonyme, était un antiquaire reconnu spécialisé dans les cartes anciennes de l'Amérique du Nord, l'un de ces experts privés auxquels les cartothèques ont couramment recours pour identifier et estimer leurs documents rares. Cette qualité d'expert, sa capacité de conseil auprès des bibliothèques constitue d'ailleurs l’un des arguments commerciaux développés sur son site Internet. L’affaire Smiley a donc provoqué une sérieuse crise de confiance, reposant la question du recours à des experts privés au lieu de spécialistes issus du monde universitaire.

Cette affaire a aussi obligé aussi les spécialistes à se reposer la question de la protection des fonds de cartes anciennes et non plus seulement de leur conservation. La dispersion des cartes rares dans une foule de petites cartothèques a visiblement fait le jeu de marchands malhonnêtes. La valeur de ces documents, mal identifiés, difficiles à conserver parfois, est désormais mieux connue, et les mesures de sécurité renforcées. Les bibliothécaires spécialisés ont pris de multiples initiatives pour mieux s'organiser, vérifier les fonds, réfléchir ensemble aux mesures à prendre.

Mais le vol «à la découpe» d'illustrations, cartes ou autres, reste l'un des fléaux auxquels sont confrontées les bibliothèques qui abritent des fonds anciens. On peut d'ailleurs comparer l'émotion suscitée aux Etats-Unis par cette affaire à celle qui a fait suite à la mise en cause d'un conservateur de la Bibliothèque Nationale de France en 2004, cette fois-ci pour des manuscrits hébraïques anciens.

 

Laurent Jégou

Sources et liens:

Une présentation de la bibliothèque Beinecke: http://www.library.yale.edu/beinecke/

Liste de cartes volées: http://www.carto.com/mapthefts.html

L'affaire présentée par le site MapHistory.com: http://www.maphistory.info/smiley.html

Le blog The Map Room, dans sa section consacrée aux vols de cartes http://www.mcwetboy.net/maproom/cat_map_thefts.phtml