Sommaire du numéro
N°73 (1-2004)

Le Luberon: la fin d'un territoire d'exception?

Cécile Helle

Maitre de conférence: université d'Avignon

Résumés  
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Depuis plus de quarante ans, le Luberon «surfe» sur une notoriété qui ne s'est jamais démentie et qui a fait de cet arrière-pays provençal, longtemps délaissé, l'une des zones de villégiature estivale les plus convoitées d'Europe. Rien à voir donc avec le temps où l'on y devenait propriétaire pour une bouchée de pain et où les autochtones regardaient d'un air amusé les artistes venus investir les vieilles pierres, abandonnées par leurs aïeux quelques décennies plus tôt1. En près d'un demi-siècle, la mise en désir et la valorisation de ce refuge estival pour Parisiens branchés ont sans cesse été renouvelées et ont édifié un véritable haut lieu.

La modélisation graphique permet d'explorer les cinquante ans de cette histoire exceptionnelle en soulignant les processus à l'origine de la création et de l'évolution du Luberon. De 1960 à nos jours, cinq arrêts sur image sont proposés, considérés chacun comme un moment majeur dans le passé de ce lieu, véritable mutation fondatrice de son identité. La question de la localisation des territoires d'exception — qui recouvre deux aspects: le pourquoi là et pas ailleurs? et le pourquoi là plus qu'ailleurs? — s'en trouve ainsi éclaircie.

En préalable à cette exploration historique, est introduit le double jeu, absolu et relatif, de tout emplacement dans l'espace géographique. Certaines des caractéristiques intrinsèques sur lesquelles repose la singularité du Luberon, comme certaines des propriétés de son environnement, apparaissent en effet incontournables pour comprendre son fonctionnement actuel. Cette approche permet de rappeler les multiples facettes du jeu de l'espace dans l'histoire d'un système, tout à la fois support, produit et acteur. Elle permet également de rappeler combien sont relatives les contraintes de site et de situation: longtemps champ de potentialités, les unes et les autres ne valent qu'à partir du moment où elles deviennent champ des possibles ou champ d'influences.

À chaque étape, l'organisation du Luberon se révèle donc être la combinaison souvent complexe de mécanismes simples (diffusion, attraction, migration…), de formes spatiales héritées (gradient, centre-périphérie…), de contingences locales et d'influences extérieures. Selon le pas de temps considéré, les unes jouent plus que les autres; certaines restent même hors-jeu, tandis que d'autres encore s'estompent pour laisser place…

Cette modélisation cherche enfin à suggérer la croisée des chemins face à laquelle se trouve aujourd'hui ce territoire d'exception: perçu en multiples périphéries par un monde urbain composite, le Luberon semble sur le point de devenir un arrière-pays méditerranéen en voie de métropolisation.


Principes d'organisation générale du Luberon et situations
comme boîte à outils pour le déchifrement du Luberon

Pendant longtemps, les contingences locales et environnementales du Luberon ont été inactives et potentielles. Devenues effectives au cours des décennies les plus récentes, elles se sont affirmées comme des marqueurs essentiels de ce territoire expliquant pour une part son organisation actuelle.

Regardons d'abord les quatre grands principes d'organisation sur lesquels se fonde une partie de la singularité du Luberon. De nature diverse (historique, naturelle et humaine), tous sont sources de déformation donc de complexité.

• Espace mémoire: un cœur originel

Dans les années 1950, le Festival d'Avignon et l'aventure des villages à vendre inventée par l'association Alpes-Lumières précipitent le renouveau du Luberon. Ce dernier s'affirme alors en espace de vie et de méditation pour les milieux artistiques d'après-guerre. Les villages perchés abandonnés depuis plusieurs décennies s'affirment en espace de vie et de méditation pour les milieux artistiques d'après-guerre. Trois villages — Gordes, Roussillon, Bonnieux — deviennent les cadres privilégiés de cette intense valorisation. Trois villages pour les trois sommets du triangle d'or2 qu'ils définissent, véritable coeur originel du Luberon.

• La donne géographique locale: deux montagnes séparées par une plaine

Deux massifs montagneux séparés par une plaine fixent la donne géographique locale. Le Luberon est la montagne mythique, objet de tous les regards. Le massif des monts de Vaucluse constitue par son exposition plein sud un remarquable belvédère sur cette ligne de mire. La plaine, quant à elle, joue la transition.

• Six centres urbains: l'un central, les autres périphériques

Des six centres urbains présents dans le Luberon, un seul (Apt) bénéficie d'une position centrale et peut de ce fait prétendre au titre véritable de centre. Les cinq autres, périphérique (L'Isle-sur-la-Sorgue, Cavaillon, Pertuis, Manosque et Forcalquier) apparaissent comme autant de portes d'entrée vers l'eldorado.

• Deux couloirs de liaison et de transit

Deux couloirs, axes de liaison et de transit, structurent cet arrière-pays en le traversant d'est en ouest. La nationale 100, en position centrale, assure le lien entre les vallées du Rhône et de la Durance. En position périphérique, la départementale 973 tient un rôle comparable entre Avignon, Cavaillon, Pertuis et Aix-en-Provence.

Certaines des situations du Luberon dans son environnement sont également venues infléchir depuis cinquante ans sa destinée.


• Dès les années 1960, un territoire mis en désir épisodiquement par le Nord

Dans les années 1960, la croissance économique et l'avènement des congés payés lancent véritablement la mode des vacances et des résidences secondaires. Sur la route d'un Sud mis en désir par le Nord, certains estivants, comme l'avaient fait avant eux les artistes de Saint-Germain-des-Prés, s'arrêtent dans le Luberon, étendard d'une méditerranéité sans la mer. Quarante ans plus tard, cette valorisation touristique est toujours aussi vivace et fait du Luberon l'une des destinations privilégiées de nombre de touristes européens.

• Dans les années 1980, l'influence des réseaux urbains de proximité

Les agglomérations marseillaise et avignonnaise ont longtemps considéré le Luberon comme un espace de loisir de proximité, poumon vert de Fos-sur-Mer. Systèmes urbains et système touristique ont ainsi cohabité sans réellement s'influencer. C'est à partir du milieu des années 1980 que les choses bougent. Le Luberon devient alors une société de voisinage, champ des possibles résidentiels, pour des agglomérations qui n'en finissent plus d'être convoitées et saturées. En vingt ans, cette pression urbaine s'est affirmée et diffusée.

• Dans les années 2000, un Sud magnifié par le Nord

Plus récemment encore, l'effet TGV se combine avec celui des 35 heures pour faire du Luberon, comme nombre d'autres arrière-pays méditerranéens, une nouvelle périphérie résidentielle éloignée. De week-ends prolongés en courts séjours, les résidences secondaires n'ont plus de secondaires que le nom et la fréquentation touristique d'occasionnelle devient permanente. Ces nouveaux rapports au temps et aux loisirs sont à l'origine de l'avènement de la multi-résidence et de la société d'archipel3.


Première phase d'évolution:
la valorisation touristique du triangle d'or

Dans les années 1960, des estivants conquis par la vitalité retrouvée et la notoriété grandissante du Luberon ne manquent pas d'investir ce haut lieu, soucieux qu'ils sont de pouvoir se valoriser de ce choix de qualité. Ces imitateurs, nourris de l'univers mythique des résidences secondaires, font de ce territoire, à la différence de leurs prédécesseurs, un pays d'accueil saisonnier et ludique. Le triangle d'or, cœur originel, reste le siège de toutes les convoitises en raison de sa valorisation précoce.

Cette période marque les débuts d'un processus classique d'attraction qui conduira à la colonisation touristique progressive de cet arrière-pays méditerranéen et à son organisation en espace attractif tripolaire.


Deuxième phase d'évolution:
la diffusion touristique aux marges du Luberon

À la fin des années 1970, alors que la notoriété grandissante du Luberon suscite des convoitises toujours plus nombreuses, les mas de pierres sèches isolés en pleine garrigue et les ruines abandonnées des villages perchés se font de plus en plus rares. Face à cette impasse prévisible, les professionnels de l'immobilier et les agriculteurs locaux vont s'efforcer de généraliser l'attraction touristique du triangle d'or à ses environs immédiats, perçus tout à la fois en potentiel de bâti et potentiel de paysages.

Ce processus de diffusion spatiale par annexion s'accompagne d'une forte différenciation socio-spatiale qui aboutit à un modèle d'organisation de type centre-périphérie. Par les rentes de situation et d'innovation dont il bénéficie, symboles d'une valorisation ancienne, le triangle d'or demeure le lieu à la mode où il importe de se montrer. L'intensité de la pression foncière y perdure, conforte la hausse des prix et se traduit par un verrouillage du marché par les élites. Ailleurs le niveau moins élevé des prix assure un élargissement social de la clientèle du Luberon.


Troisième phase d'évolution:
l'émergence du marché des terrains à bâtir

Confrontés à une nouvelle crise de croissance — la diffusion spatiale aux marges a seulement permis de retarder d'une décennie la lente érosion des mas à restaurer — les agents et les promoteurs immobiliers vont inciter au développement du marché des terrains à bâtir. Peu à peu, les acquisitions de parcelles constructibles vont prendre le relais des achats de bâti ancien, faisant oublier le mythe des vieilles pierres.

La donne géographique locale — un belvédère, un massif mythique et une plaine — impose la conquête linéaire du bâti, classique d'une urbanisation touristique de type riviera. Les adrets des Monts de Vaucluse, qui offrent une vue exceptionnelle sur le Luberon, sont plus recherchés que la plaine. Une logique linéaire d'organisation se substitue à la logique auréolaire des débuts. Le centre et la périphérie se complexifient en gradient bandé: un nord densément construit, un sud plus préservé car objet de tous les regards et une plaine jouant les entre-deux. Reste que comme pour les mas à restaurer, les terrains à bâtir sont plus recherchés dans le coeur originel: le centre est donc gradué plus intensément que la périphérie en raison de la rente de situation dont il bénéficie.


Quatrième phase d'évolution:
des influences urbaines endogènes et exogène de proximité

À partir de la fin des années 1980, la généralisation de la périurbanisation à tous les échelons de la hiérarchie urbaine et la proximité immédiate de la région urbaine d'Avignon à l'ouest et de celle de Marseille-Aix au sud viennent ébranler l'organisation interne du Luberon. L'extension du bâti, d'origine touristique et urbaine intensifie les convoitises et concurrences.

Cette rupture fonctionnelle se traduit par un renforcement de la différenciation sociospatiale de ce territoire: contrairement aux marges, le triangle d'or, en raison de son éloignement relatif, de son extrême valorisation et de sa cherté, continue d'échapper à toute influence urbaine de proximité. Chasse gardée des plus riches, il se différencie toujours plus d'un anneau extérieur

À la fusion centre-périphérie provoquée par la diffusion touristique succède une fission opposant un centre, une périphérie graduée et des marches.


Cinquième phase d'évolution:
les influences urbaines lointaines

Les années 2000 marquent l'apogée de nouveaux comportements induits par la réduction du temps de travail: les week-ends prolongés et les courts séjours se multiplient au sein des classes aisées et profitent au Grand Sud de nouveau magnifié par le Nord. Le Luberon, comme d'autres, n'échappe pas à cette conquête d'origine lointaine .

La double logique foncière — urbaine et touristique — se généralise 'dès lors à lensemble du territoire et sa fréquentation, d'occasionnelle devient permanente. Les nouvelles constructions se diffusent sur les versants, aux abords des noyaux villageois et le long des axes structurants. L'identité paysagère du Luberon, arrière-pays provençal, tend à disparaître laissant place aux paysages informes caractéristiques des espaces périurbains.

L'Ouest et le Sud, plus proches des grands centres urbains du Bas-Rhône et des portes d'entrée pour le Nord que constituent les gares TGV d'Aix-en-Provence et d'Avignon, tiennent plus des banlieues résidentielles que des zones touristiques diffuses. Dès lors, l'opposition centre-périphérie s'estompe au profit d'une multi-périphérie dissymétrique, combinaison de deux gradients linéaires: l'un, de direction ouest-est, s'adosse au couloir rhodanien avec pour tête de pont Avignon; l'autre, de direction sud-nord, prend appui sur le réseau multipolaire d'Aix-Marseille.


Le Luberon, un arrière-pays en voie de métropolisation

Soumis à une double pression urbaine, littorale et rhodanienne, le Luberon longtemps espace d'accueil saisonnier et ludique est sur le point de devenir l'espace d'accueil permanent d'un monde urbain composite.

Périphérie lointaine pour le Nord, il demeure l'une des zones de villégiature les plus convoitées des milieux urbains favorisés. Périphérie de proximité pour les centres urbains du Bas-Rhône, il devient également un territoire d'accueil pour des navetteurs qui compensent l'éloignement de leur lieu de travail par un cadre de vie privilégié et de vastes terrains privatifs. Périphérie immédiate de petites villes, il est alors banlieues résidentielles avec lotissements et zones commerciales.

Même son coeur originel ne semble plus battre à l'unisson. Inexorablement, certains se détournent de lui pour lui préférer d'autres arrière-pays touristiques plus authentiques: Alpilles, duché d'Uzès… ou d'autres destinations touristiques plus attractives: riads marocains, villas toscanes…

Cette dernière étape ponctue temporairement cinquante ans d'une histoire mouvementée qui aura permis de mieux comprendre comment se constitue un haut lieu, mais aussi comment un haut lieu peut redevenir un lieu comme un autre. Ainsi en est-il du Luberon, en ce début de vingt-et-unième siècle, en passe de devenir un arrière-pays en voie de métropolisation, comme il en existe tant autour du bassin méditerranéen.


Bibliographie:

BRUNET R. (1987), La Carte, mode d'emploi, Paris, Fayard/Reclus, 270 p.

BRUNET R. (1990), Mondes nouveaux, Le Déchiffrement du monde, Paris, Hachette/Reclus/CIC, coll.«Géographie Universelle», vol. 1, Livre I, 552 p., 127 cartes, 119 photos.

CLÉBERT J.P. (1977), Vivre en Provence, Paris, Tchou, 253 p.

MARIÉ M., VIARD J. (1978), La Campagne inventée, Arles, Actes Sud, 238 p.

VIARD J. (1992), Note sur le Luberon, L'Olivé, le document, n°31, pp.1-2

MAPPEMONDE, (1986) Numéro spécial «Chorèmes et modèles», Montpellier, GIP Reclus, n°1, 48 p.