N° 82 (2-2006)
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Exploitation pétrolière et dynamique des territorialités indiennes dans la région du haut Pastaza péruvien
Andréa-Luz Gutierrez Choquevilca Elsy Huboux
IFEA, Université Paris 10 Nanterre et |
Au nord du Pérou, dans la zone amazonienne limitrophe de l’Équateur, moins de cinq mille individus appartenant aux populations indiennes quechua-achuar-zaparo occupent les territoires classés «communautés indigènes» sur les berges du fleuve Pastaza et de ses affluents. Le haut Pastaza a été en trente ans profondément transformé par les activités d’exploration et d’exploitation du pétrole. Cette vaste région en marge mais stratégique est en effet de plus en plus structurée par les activités de la base pétrolière d’Andoas. Mais comment se joue la réorganisation de l’espace régional et quelles en sont les formes en gestation? Il s’agit de comprendre comment la dialectique issue de la confrontation de deux systèmes socioculturels s’est concrétisée par une reconfiguration des formes d’organisation politique autochtones et des territorialités indiennes. Cette étude de cas permet d’éclairer une réalité sociale complexe, dans un espace où se jouent d’intenses conflits d’intérêt. Un espace pétrolifère et frontalier stratégique Le haut Pastaza est un espace marginal du territoire péruvien. Cette région, située au nord-ouest du département amazonien de Loreto, s’étend sur quelques dizaines de kilomètres le long du fleuve Pastaza et de ses affluents mineurs; elle fait frontière au nord avec l’Équateur (carte 1). Elle est très difficile d’accès: la rareté des infrastructures routières, la distance aux principaux axes fluviaux du Haut-Amazone le Marañon, le Huallaga et l’Ucayali la faible fréquence des bateaux et la lenteur du trafic sur le fleuve Pastaza sont autant de facteurs qui l’isolent non seulement des principaux centres de peuplement du pays, situés sur la côte, mais aussi des capitales provinciales (Yurimaguas et Nauta) et départementales (Iquitos). Cet espace enclavé est de surcroît peu peuplé.
Riche en ressources convoitées autrefois le caoutchouc, aujourd’hui le pétrole (1) le haut Pastaza est une région stratégique qui a été l’objet de nombreux conflits entre le Pérou et l’Équateur, depuis les premiers temps de leur histoire républicaine jusqu’aux accords de Brasília, signés en octobre 1998, qui ont fixé le tracé de la frontière. La pacification des relations entre les deux pays n’a néanmoins pas abouti à une meilleure intégration de ce que les accords nomment «la région frontalière», malgré les différents traités économiques et de développement conclus ultérieurement entre les deux pays. Ces traités visent davantage à inscrire la région dans le mouvement de mondialisation néolibérale, qu'à promouvoir un développement prenant en compte les réalités locales (Hocquenghem, Durt, 2002). La richesse en pétrole du sous-sol du haut Pastaza lui confère une importance majeure dans une économie péruvienne extravertie où l’exportation de matières premières joue un rôle fondamental et où la dette extérieure est un enjeu (encadré). L’extraction se développe principalement sur le lot 1-AB, qui recouvre le haut bassin-versant des fleuves Pastaza, Tigre et Corrientes (carte 1). Ce lot apporte toujours, après une trentaine d’année d’activité, près du quart de la production nationale de pétrole, malgré une baisse de la production due à l’inévitable épuisement des gisements (MINEM) (2). Il est exploité depuis l’an 2000 par la société argentine PlusPetrol Corporation SA (3). Cette dernière, qui contrôle également le lot 8, plus au sud, est aujourd’hui la première compagnie productrice de pétrole au Pérou. En 2003, elle réalisait à elle seule 2,5% de la valeur totale des exportations du pays. Bien qu’il constitue à tous points de vue (macro-économique, et pour les intérêts privés en jeu) un espace économique stratégique, le haut Pastaza reste une région en marge, caractérisée par une «empreinte ponctuelle de l’État» (4) et de ses institutions au niveau local, limitée, hors la présence militaire, à quelques rares investissements sanitaires et éducatifs. Ceci s’inscrit dans une histoire péruvienne spécifique où la formation de l’État s’est accompagnée, dans un pays où existe une grande diversité culturelle, d’une intégration à la fois complexe et partielle de la société nationale et de la persistance d’inégalités régionales très prononcées. Les territorialités traditionnelles L’intégration du haut Pastaza au territoire national est aujourd’hui subordonnée aux différents intérêts économiques liés au pétrole. Mais ses habitants restent en grande partie étrangers à ce mouvement d’intégration. Les sociétés indiennes quechua-achuar-zaparo sont en effet caractérisées par un système socioculturel et une territorialité spécifiques. On entend par territorialité la relation sociale et culturelle que des sociétés données ont nouée avec la trame des lieux et des itinéraires qui constituent leur territoire. Plutôt qu’un tissu spatial uni, délimité par des frontières stables, le territoire indien est perçu comme un espace sur lequel rayonne une ou des figures politiques autochtones importantes. Selon leur organisation politique interne, ces sociétés ne reconnaissent pas un chef unique, mais se prévalent d’un certain nombre de «grands hommes» (Apu), dont l’autorité, acquise par la reconnaissance de compétences variées, demeure à tout instant révocable. L’éventail des compétences s’étend d’une extrême habileté à la chasse, au talent oratoire et à l’exercice de la générosité dans les rituels et les fêtes de boisson (chez les Quechua). Les «grands hommes» sont aussi, fréquemment, fondateurs de noyaux de peuplement composés de quelques unités domestiques, groupes de parents (ayllu en quechua) réunis sur un territoire communautaire qui regroupe habitat et zones de cultures relativement dispersées, aux frontières floues, reliées par des sentiers dans la forêt. Il n’existe pas de véritable continuité spatiale entre les territoires des communautés; les espaces forestiers constituent des zones tampons séparant les groupes politiques les uns des autres. La dispersion des ressources halieutiques et cynégétiques a pour corollaire le recours à l’échange. Ainsi, le système d’approvisionnement de ces sociétés se fonde sur la circulation permanente entre micro-pôles, tant au niveau intercommunautaire qu’interethnique. Il s’agit, en somme, d’un modèle d’occupation de l’espace en archipel, dont la dynamique s’appuie sur la mobilité des hommes et la dispersion des ressources. Néanmoins, la logique des territorialités indiennes, confrontée à celle des activités extractives, a subi de profondes mutations. Transformations sociopolitiques et restructuration L’extraction du pétrole a provoqué une transformation des sociétés indiennes. Ce sont d’abord les élites locales qui ont été affectées par les nouvelles exigences apparues avec cette activité. Mais l’espace social dans son ensemble a été transformé et les territorialités indiennes soumises à de profonds changements. L'évolution des structures de pouvoir Selon la législation péruvienne et les conventions de l’Organisation internationale du travail, toute activité pétrolière en territoire indien doit être soumise à l’approbation des autorités autochtones. L’enjeu principal du dialogue porte de facto sur la compensation des dégâts socioenvironnementaux de l’activité pétrolière. L’institutionnalisation progressive des relations entre populations indigènes et compagnie pétrolière a débouché sur l’émergence de plusieurs fédérations Quechua et Achuar (5). Cependant, cette négociation obligée entre populations locales et entreprise pétrolière constitue un progrès pour le moins ambigu: s’il est vrai que les populations autochtones se sont vu attribuer un véritable pouvoir légal et décisionnel grâce à l’institution du pouvoir fédératif, la légitimité et la représentativité de cette nouvelle forme d’organisation politique demeurent sujettes à caution. D’un point de vue structurel d’une part, la chefferie fondée sur les compétences traditionnelles s’adapte difficilement aux nouvelles exigences juridico-politiques requises par le modèle de la fédération. La parole des Apu n’a guère d’influence sur les délibérations des nouveaux chefs, forts d’une meilleure maîtrise de l’espagnol et des relations avec le monde métis. Le changement d’échelle qu’impose l’institution d’un chef de fédération au niveau supra communautaire ne va pas sans difficultés au niveau local, où de nombreux Apu ne reconnaissent pas d’autorité dont le champ d’influence s’étende au-delà des limites communautaires (6). D’autre part, de manière plus conjoncturelle, on note une fréquente confusion entre les aspirations politiques et personnelles des dirigeants de fédération. Ce phénomène réduit alors le dialogue avec la compagnie pétrolière à une négociation sur le détail de minimes compensations matérielles radio, tôle ondulée, essence, tenues de football, casseroles , s’achevant par la signature de nouveaux contrats d’exploitation dans le secret des bureaux d’intendance de la base d’Andoas. Enfin, en situation de conflit, les populations se limitent souvent à exprimer leur désaccord de manière ponctuelle, envahissant à l’occasion la piste d’atterrissage des avionnettes de la base, ne sachant comment formuler légalement leurs revendications (7). L’émergence de nouveaux acteurs politiques se traduit par une complexification des relations de pouvoir au sein des sociétés indiennes (8) d’une part, et entre ces sociétés et la compagnie pétrolière d’autre part. Les rapports entre les populations indiennes et la compagnie sont marqués à la fois par une forte conflictualité et par une collaboration poussée des nouveaux chefs indiens avec l’entreprise, ces derniers aspirant à maîtriser les mécanismes de leur propre intégration à la société nationale. La reconfiguration des territoires des groupes indiens Dans ce contexte, la faible présence de l’État, que ce soit en termes d’infrastructures ou au niveau des institutions de contrôle et de régulation (9), vient renforcer la base d’Andoas dans sa position de nouveau centre dominant, porteur, au sein de sa zone d’influence, d’une nouvelle logique de «développement». La confrontation asymétrique de deux systèmes socioculturels qui en résulte se concrétise par une reconfiguration des territorialités indiennes. La marque la plus visible de cette dynamique est un phénomène d’urbanisation dans la zone d’influence immédiate de la base pétrolière (carte 2) qui a bénéficié de la colonisation spontanée par des populations métisses (ribereños), mais aussi de la concentration accélérée de l’habitat des populations quechua et achuar. Ce phénomène est dû en grande partie à l’attractivité économique stimulée par la création de nouveaux emplois, par les nouveaux flux de biens manufacturés et de matériaux de constructions (tôle ondulée, planches) et par l’ouverture de l’hôpital de la base aux populations dont les territoires sont inclus dans le lot exploité. Quel est l’impact de ce processus?
D’une part, la concentration de l’habitat provoque, du fait de l'augmentation des prélèvements, un recul progressif de la faune et de la flore qui vient s’ajouter à la pollution engendrée par l’activité pétrolière. L’accroissement de l’espace habité a pour corrélat le rétrécissement des territoires consacrés aux activités de cueillette. D’autre part, l’impact sur les pratiques des populations indiennes semble irréversible: ces dernières délaissent par exemple progressivement la chasse traditionnelle pour se consacrer quasi exclusivement à l’agriculture et à la pêche. Dans la zone d’influence directe de la base, on observe également une modification du type d’habitat souvent peu adapté aux conditions climatiques locales. Les sociétés indiennes tendent à s’aligner sur le mode de vie des populations métisses pauvres. Le système ne se fonde plus tant sur l’accès à des ressources dispersées que sur la concentration d’activités dont le produit peut être commercialisé. Ainsi une logique de développement lié à l’économie de marché est impulsée par l’industrie pétrolière et sa rhétorique est réappropriée par les nouveaux chefs indiens qui parlent à dessein de «desarrollo». Cela ne semble pas se traduire par une amélioration globale de la situation des populations locales: la mortalité infantile ou la malnutrition chronique des enfants, par exemple, restent parmi les plus fortes du pays (10) (PNUD, INEI). Par ailleurs, si l’accès des populations à l’hôpital de la base a permis de faire diminuer de 15% l’incidence du paludisme dans la zone, une étude épidémiologique menée sur le terrain a mis en évidence la présence de maladies imputables à la pollution provoquée par les activités d’extraction, dont ne souffrent pas les communautés situées en dehors du lot 1 AB. Pour conclure, la description des dynamiques traversant le système politique et les territoires indiens de la région du haut-Pastaza permet de dégager les contrastes entre deux logiques socioculturelles d’organisation et d’appropriation de l’espace, dont l’affrontement se traduit par de profondes mutations au sein des sociétés indiennes. Sans être absolument victimes de ces changements, dont elles sont aussi les acteurs, ces populations n’ont pas trouvé pour autant, dans le mirage de développement impulsé par l’activité pétrolière, une voie d’intégration satisfaisante à la société nationale. Références bibliographiques BROWN Michael F. (1993). «Facing the State, facing the world: Amazonia’s native leaders and the new politics of identity». L’Homme, n° 126-128, XXXIII (2-4), p. 307-326. CORPI, Racimos de Ungurahui, IWGIA (2002). Una historia para el futuro. Territorios y pueblos indígenas en Alto Amazonas. Lima: CORPI, 171 p. ISBN: 87-90730-55-0 CUISINIER-RAYNAL Arnaud (2001). «La frontière au Pérou entre fronts et synapses». L’Espace géographique, n° 3, p. 213-229. DURAND Francisco (2003). «Los nuevos dueños del Perú». Quehacer, n° 150, p. 112-123. FONTAINE Guillaume, dir. (2003). Petróleo y desarrollo sostenible en Ecuador. T1. Las Reglas de juego. Quito: Observatorio Socio Ambiental de FLACSO, Gerencia de Protección Ambiental de Petroecuador, 224 p. ISBN: 9978-67-079-3. Version PDF. HOCQUENGHEM Anne-Marie, Durt Étienne (2002). «Integración y desarrollo de la región fronteriza peruano ecuatoriana: entre el discurso y la realidad, una visión local». Bulletin de l’IFEA, n° 31 (1), p. 39-99. INEI-INSTITUTO NACIONAL de ESTADÍSTICA e INFORMÁTICA (2004). Compendio estadístico 2004. Lima: INEI. MINEM-MINISTERIO de ENERGÍA y MINAS. Informe mensual de estadísticas, plusieurs numéros. PNUD - PROGRAMA de NACIONES UNIDAS para el DESARROLLO (2005). Informe sobre el desarrollo humano, Perú 2005. Lima: PNUD. Site (Français) SAWYER Suzana (2002). «Bobbitizing Texaco: Dis-membering corporate capital and Remembering the nation in Ecuador». Cultural Anthropology, n° 17 (2), p. 150-180. Notes 1. Bien avant l’essor des activités pétrolières dans la région, au début des années 1970, d’autres ressources naturelles ont été un enjeu, notamment lors du «boom du caoutchouc» (1880-1914). 2. À la fin des années 1970, près de 50% de la production nationale de pétrole provenait du lot 1-AB. 3. Au début des années 1970, le lot 1-AB a été d’abord concédé à la multinationale OXY (Occidental Petroleum Company). 4. Selon le concept de marge proposé par A. Cuisinier-Raynal (2001). 5. L’une d’elles, fondée en 1988, FEDIQUEP (Fédération Indigène des Quechua du Pastaza), constitue à l’heure actuelle l’interlocuteur principal de la compagnie PlusPetrol Norte sur le Lot 1-AB. 6. Pour une analyse de la complexité des nouvelles formes de pouvoir amérindien, voir M.F. Brown (1993). 7. Pour un cas parfaitement opposé, voir l’exemple du procès contre Chevron-Texaco en Équateur ou celui du conflit entre Oxy et les U’wa en Colombie (Sawyer, 2002; Fontaine, 2003). 8. Cette complexification est intensifiée par le caractère multi-ethnique du peuplement de la région. 9. Il faut toutefois signaler qu’en décembre 2004, pour la première fois, une résolution de l’OSINERG (organisme public chargé de superviser l’investissement dans le secteur de l’énergie) a ordonné, en raison de la pollution engendrée, la suspension de l’activité de 12 puits de PlusPetrol localisés sur les lots 1-AB et 8. 10. En 2003, la mortalité infantile est supérieure à 80‰ (58‰ au niveau national); la malnutrition chronique affecte plus de 70% des enfants (48% au niveau national). |