À voir, à lire

SommaireSommaire

Mesurer le monde

Mesure du temps dans l'histoire de la Terre

Il ne faut pas abuser des superlatifs, mais les réserver aux occasions rares de la découverte d’un livre étonnant. C’est le cas avec Mesurer le monde, de Ken Alder(1).

Ce n’est pas un livre de géographie (encore que…), c’est un livre d’histoire, et d’histoire de la science. C’est le récit haletant et passionnant des travaux de géodésie de quelques savants français, astronomes et mathématiciens chargés par le gouvernement révolutionnaire de donner à la France et au monde, dans le plus pur prolongement de la philosophie des Lumières, une unité de mesure universelle. Il s’agissait, pour ce faire, de mesurer le méridien de Paris, de Dunkerque à Barcelone, par triangulation.

Ce fut une aventure incroyable, qui dura sept ans, émaillée d’épisodes tragiques et comiques. Les malheureux Méchain et Delambre, chargés du travail et bardés des instruments les plus perfectionnés de l’époque, dont le fameux cercle répétiteur de Borda, se heurtèrent à des obstacles invraisemblables: attaques de brigands, soupçons de sorcellerie, ou pire encore, d’espionnage pour le compte des ennemis de la République, destruction de leurs signaux par des campagnards superstitieux, pingrerie des institutions chargées du financement, volte-face des idéologies dominantes, guerre entre France et Espagne qui retint de long mois Méchain en résidence surveillée à Barcelone, maladies, trahisons, sans oublier les brouillards, les tempêtes, la boue, la neige. Les protecteurs de la recherche, illustres victimes de la Terreur devenue folle (Lavoisier, Condorcet) leur firent subitement défaut.

Il ne faut pas abuser des lieux communs, mais en ce cas, on peut vraiment écrire que ce livre se lit comme un roman, d’une traite; et néanmoins il ne s’agit pas du tout d’un récit enjolivé, mais d’un ouvrage d’une érudition et d’une honnêteté sourcilleuses, qui a entraîné l’auteur depuis les Archives scientifiques de l’Académie des Sciences de Paris, jusqu’au musée Karpeles de Santa Barbara (Californie), en passant par les bibliothèques municipales de Carcassonne, Laon, Amiens, etc., du Smithsonian Institute de Washington à la Bibliothèque Victor Cousin de la Sorbonne et à la Brigham Young University de Provo (Utah), via Chicago, Berlin, Pise, Copenhague, j’en passe et des meilleurs. Témoignent de cette énorme recherche les soixante pages de notes et références en tout petits caractères et les six pages de bibliographie. De plus, sans que le texte soit alourdi de références mathématiques, le lecteur se rend bien compte que Ken Alder a parfaitement compris le sens des opérations géométriques et trigonométriques auxquelles ont recours les scientifiques au travail, ainsi que le maniement des divers appareils pour viser la hauteur des étoiles et ainsi déterminer les coordonnées des lieux avec une rigueur étonnante, ce qui lui permet de les exposer avec beaucoup de clarté.

Ce livre ne serait que le récit de l’opération géodésique énorme accomplie par Méchain, Delambre et leurs assistants qu’il serait déjà remarquable. Mais au-delà du strict récit, l’auteur nous livre des pages et des pages de réflexion épistémologique, déontologique (l’erreur cachée de Méchain), sociale, politique, sur les finalités d’une recherche, sur la psychologie des savants mis en scène (le caractère dépressif, par exemple, de Méchain). Un chapitre remarquable traite du statut de l’erreur, de la précision, de l’exactitude. On rencontre au hasard des pages les interventions des grands scientifiques de l’époque, Lalande, Laplace, Fourier, voire de Napoléon Bonaparte, la naissance du calcul des moindres carrés, de la science statistique. Les pages sur le statut social de la mesure sont un morceau d’anthologie. Je me souviens de la révolte d’étudiants de deuxième année de géographie, un jour où je leur avais dit que le mètre était une invention merveilleuse, mais sociale, idéologique et politique; pour eux le mètre existait, préalablement à toute mesure humaine, et pour me prouver la vacuité de mon discours, une étudiante se leva, et éloignant ses mains d’environ un mètre, me dit: «Regardez, ça existe!».

L’ouvrage se termine par une histoire de l’adoption lente (la France elle-même y renonça pendant des décennies) du système métrique dans presque tous les pays du monde, sauf le Myanmar, le Libéria et… les États-Unis et rappelle avec délectation comment, pendant que l’auteur sillonnait la France, la sonde Mars Climate Orbiter avait disparu avec quelques millions de dollars, parce qu’une des équipes d’ingénieurs avait utilisé le système métrique et l’autre le système de mesures anglo-saxonnes…!

À l’admiration pour l’œuvre, il faut ajouter l’admiration pour l’auteur, Ken Alder, professeur à la Northwestern University (Illinois), son humour décapant et son évidente sympathie teintée d’ironie bienfaisante pour la France et les Français (la page 256, consacrée à José Bové — oui, parfaitement! — est délicieusement perverse…).

Et enfin, last but not least, Ken Alder, poussant au plus loin le souci de connaissance à la fois objective et subjective, a terminé son travail de recherche, au moment où les Français se préparaient au gigantesque pique-nique de l’été 2000 le long de la «méridienne verte» (pique-nique qui fut, dit-on, fort arrosé aux deux sens du terme) en parcourant ledit méridien, de Dunkerque à Barcelone, à bicyclette! Il parsème son livre de quelques allusions savoureuses à cette équipée.

Henri Chamussy


1. Ken ALDER (2005). Mesurer le monde, l’incroyable histoire de l’invention du mètre. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Martine Devillers-Argouarc’h (The Measure of All Things. The seven-years oyssey and hidden error that transformed the world. The Free Press, 2002). Paris: Flammarion, 2005, 472 p., 31 figures, photos et croquis, index et bibliographie. ISBN: 2-0821-0328-5. 26€.