Sommaire du numéro
N° 83 (3-2006)

De la lecture verticale à la lecture spatiale des enregistrements archéologiques: réflexions géographiques tirées de l’exemple du site d’Umm el Tlel (Syrie centrale)

Michel Rasse aÉric Boëdaa

Universités de Rouen
Université de Paris X Nanterre

Résumés  
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Transposer les notions fondamentales de la géographie aux sociétés de la Préhistoire n’est pas chose facile. Peut-on par exemple utiliser les concepts d’aire culturelle — par ailleurs toujours en discussion — ou d’identité culturelle — surtout avant le Paléolithique supérieur — sur la seule base d’une approche qui ne relève la plupart du temps que de l’analyse technique des artéfacts lithiques, souvent les seuls objets à nous être parvenus? Peut-on, même si cela s’est fait très tôt, envisager d’appréhender le territoire d’hommes ayant vécu dans un environnement souvent bien différent de l’actuel, sur la seule base de quelques matières premières et de quelques os miraculeusement préservés par des conditions exceptionnelles de sédimentation? Le lieu et le territoire ne peuvent-ils être conçus autrement qu’à travers les conditions locales expliquant si justement les enregistrements sédimentaires, autrement qu’à travers le simple lien entre la source géologique de la matière première et la perte, l’abandon, le piégeage de l’objet retrouvé?

Indiscutablement, les avancées méthodologiques et techniques des sciences de la Préhistoire ont permis une meilleure connaissance des sols archéologiques étudiés. Les méthodes de datation, aujourd’hui très précises, permettent par exemple de montrer que si l’invention d’une même technique de taille peut être convergente en des lieux extrêmement éloignés, la diffusion, notion bien géographique, suppose des conditions préalables de la recherche et du besoin de l’innovation. L’approche technique des artéfacts, désormais fondée sur la recherche de lignées évolutives (Boëda, 2005a), permet de reconnaître les chaînes opératoires (Pelegrin et al., 1988; Tixier et al., 1980) et les modes de production utilisés, ce qui autorise d’un sol à l’autre la différenciation des traditions techniques des groupes. L’analyse taphonomique et la tracéologie, lorsque les conditions de sédimentation ont été favorables à un enfouissement rapide, rendent également possibles l’analyse comportementale des individus et la détermination de la fonction première du lieu. Enfin, les études paléoenvironnementales ont nettement contribué à comprendre les enregistrements sédimentaires, les processus à l’origine de la conservation et/ou du remaniement des objets, ainsi que le milieu naturel dans lequel les hommes ont vécu.

Pour autant, déduire de l’analyse d’un sol archéologique la compréhension du territoire du groupe reste très hasardeux. Comment en effet passer de l’analyse d’un site à l’analyse de l’espace géographique dans lequel les hommes vivaient et se déplaçaient? Comment passer de l’enregistrement sédimentaire à la gestion et à la perception de leur espace, autrement que par l’enregistrement très réducteur d’une tranche instantanée de vie?

De la lecture du site

Car, il faut bien le reconnaître, la plupart des sites, et a fortiori ceux de plein air, n’ont enregistré qu’une tranche instantanée de la vie d’un groupe. Rares sont les sites qui offrent des enregistrements à la fois synchroniques et diachroniques qui permettent d’envisager une reconstitution fine des occupations dans le temps et dans l’espace. Et cela n’est pas sans poser de sérieux problèmes méthodologiques, si l’on veut se permettre de fixer l’intérêt et les limites de cette approche.

Le premier problème est celui de la représentativité temporelle de ce qui est retrouvé au sol (une ou plusieurs phases d’occupation? occupations courtes, longues, sur une ou plusieurs générations?). Le second problème est celui de la représentativité spatiale du site. Peut-on simplement se permettre d’envisager le territoire d’un groupe à partir d’un seul site fouillé sur quelques mètres carrés? Le secteur fouillé exprime-t-il de surcroît clairement la fonction du lieu? Et celui-ci était-il important pour le groupe? Évidemment, aller jusqu’au degré d’information que les méthodes actuelles permettent parfois est déjà exceptionnel, mais est-on pour autant autorisé à transposer les concepts établis à partir des sociétés historiques et actuelles?

D’autres problèmes apparaissent lorsque, dans le cas d’enregistrements de nombreux sols superposés, se pose la question de la lecture stratigraphique des informations (quelle durée entre deux sols? quel temps de sédimentation? quel temps d’inoccupation? et à quel rythme?). La lecture spatiale des informations est de fait toujours nécessairement faussée. Si, à l’échelle du secteur fouillé, l’analyse spatiale est très souvent minutieuse et permet de différencier, dans l’espace domestique, des ensembles aux occupations et aux fonctions particulières, rares sont, à l’échelle régionale, les tentatives d’interprétation de l’organisation spatiale.

1. La carte des «sites préhistoriques répertoriés»

C’est le problème de la trop classique «carte des sites répertoriés» qui accompagne souvent le travail du préhistorien. C’est ce qu’illustre la figure 1. On peut lire celle-ci de «haut en bas» comme de «bas en haut». Chaque point représente sur la carte un site préhistorique en surface, et sur sa verticale sa position chronologique, ici sur un axe théorique allant de 100 000 à 30 000 ans.

Sur la seule base des sites reconnus dans le secteur d’étude, on comprend que les cartes établies correspondent non à l’organisation de l’espace par des sociétés fortement tributaires des sources et des ressources en matières premières et en nourriture, mais à l’espace construit par l’accumulation cartographique de sites correspondant à des périodes extrêmement longues.

Ces cartes ne sont pas pour autant inutiles. Elles permettent de se faire une idée de la représentation spatiale des occupations dans un espace donné sur un temps très long. On pourra ainsi envisager de proposer une «carte des sites du Paléolithique inférieur», une «carte des sites du Paléolithique moyen», une «carte des sites du Paléolithique supérieur»… Mais en aucun cas, ces cartes n’expriment l’organisation spatiale des groupes ou le territoire de chasseurs-cueilleurs. Elles n’expriment que la somme des connaissances ponctuelles du moment. Il devient, de fait, évident que la représentation des zones marginales est nécessairement faussée par le choix des chercheurs — et souvent aussi par leur propre réflexion spatiale — et par la difficulté pratique de cartographier actuellement certains secteurs situés loin des routes d’accès, ou des «reliefs difficiles»… (reliefs qui se parcourent pourtant facilement à pied dans la plupart des cas!).

De tout ce qui précède, surgit une interrogation fondamentale: quelle situation archéologique nous permettrait-elle d’envisager une tentative d’interprétation des territoires, des espaces des sociétés préhistoriques? Il est impossible d’envisager une approche intéressante sans avoir, à défaut d’une image assez fine d’un instant donné, ce qui prévaut dans l’approche culturelle, une image assez floue sur des périodes assez longues, l’intervalle chronologique entre les groupes qui se succèdent avec leurs différences techniques, comportementales et donc culturelles, permettant de mettre en valeur des modifications, des rapports à l’espace nécessairement différents.

Pour cela, une seule issue: une extrême richesse archéologique caractérisée par un très grand nombre de sols exceptionnellement préservés intacts par les conditions de sédimentation, et ce durant un intervalle chronologique très long permettant l’analyse précise des cultures techniques et des lignées évolutives. C’est dire que rares sont les sites qui peuvent prétendre à répondre à ces exigences méthodologiques. Mais ils existent. Le site d’Umm el Tlel, situé dans la combe d’El Kowm à l’extrémité nord-est de la chaîne des Palmyrides, est de ceux-là; la qualité des informations tirées de l’examen attentif d’un grand nombre de niveaux archéologiques permet une approche intéressante, certes basée sur la lecture verticale des informations d’un seul site mais novatrice.

De la fonction des lieux

Le site d’Umm el Tlel se situe aux confins de la chaîne des Palmyrides, à moins de 100 km au nord-est de Palmyre, en Syrie centrale (fig. 2). Sa situation a été favorable à la conservation des niveaux archéo­logiques, le secteur ayant globalement toujours connu des conditions d’en­fouissement rapide. Tous les indices faunistiques et floristiques témoignent d’environnements ayant varié entre des savanes plus ou moins arborées et des environnements beaucoup plus steppiques (Boëda, 2002, 2003, 2004, 2005b; Émery-Barbier, 1998; Griggo, 1998).

2. Localisation du site d’Umm el Tlel

Mais la présence des populations n’a jamais été réellement contrariée sur le long terme par ces fluctuations. L’eau a toujours été abondante à Umm el Tlel puisque les sources sont liées aux remontées artésiennes de nappes piégées dans la masse anticlinale faillée du piémont oriental des Palmyrides. Dans des conditions de précipitations abondantes, le développement de lacs permanents à Umm el Tlel est même attesté par l’étude de la malacofaune de certains niveaux (Monjeon, in Boëda et al., 2004).

La présence humaine dans la région est prouvée depuis au moins 0,8 Ma par les bifaces acheuléens d’El Meirah, conservés dans les calcaires lacustres du Pléistocène inférieur (Boëda et al., 2004). À Umm el Tlel, on peut dire que tout le Paléolithique est représenté, mais ce sont surtout les niveaux du Paléolithique moyen et supérieur qui ont fait l’objet de fouilles attentives depuis plus de 15 ans.

Si l’on veut juger de la représentativité archéologique du site, il suffit de dire que plus de 150 ensembles archéologiques bien définis ont déjà été repérés dans les formations sédimentaires, essentiellement lacustres ou palustres, et que l’on ne connaît pas les parties profondes, simplement appréhendées par les artéfacts issus des déblais des puits voisins. Rien que pour le Paléolithique moyen, qui sera la période surtout prise en exemple dans cet exposé, plus de 70 sols ont été individualisés sur 5 m de dépôts représentant l’intervalle 80 000-40 000 ans, et il reste près de 8 m de stratigraphie à explorer!

La richesse du site est également exceptionnelle par la qualité de la conservation du matériel lithique, osseux et végétal. La lecture techno-culturelle des informations y est donc d’une grande précision. La certitude de chasse organisée à cette date est désormais acquise (Boëda et al., 1999), tout comme l’intentionnalité d’une production d’outils spécifiques mise en évidence par l’analyse morpho-technique et tracéologique (cf. thèse en cours de S. Bonilauri).

La lecture stratigraphique des informations peut y être extrêmement précise. En effet, la rapidité de l’enfouissement de certains sols a été telle que la conservation des restes osseux est parfaite, rendant accessible le temps d’occupation par les groupes. Tous les indices prouvent que le recouvrement par les eaux pouvait être très rapide et, parfois, saisonnier puisque les expérimentations ont montré que 6 mois suffisaient pour qu’un dépôt soit perturbé naturellement (Griggo, 2000). La lecture stratigraphique permet donc ici — au moins pour certains niveaux — une analyse fine du rythme d’occupation.

En revanche, pour d’autres niveaux, le temps qui s’écoule entre deux occupations est plus difficile à préciser. Toutefois, le nombre de niveaux et leur proximité stratigraphique indiquent clairement que, même si le temps entre deux occupations a pu être plus long, le site a toujours attiré les populations. Dans ce cas, envisager un pas de temps plus long entre deux occupations n’est possible que par une différenciation archéologique indiscutable, laquelle peut être, par exemple, une différenciation culturelle, ici nécessairement exprimée par l’analyse des modes de production des outils.

La compréhension générale s’enrichit grandement de la lecture spatiale des informations (Boëda, 2004). La conservation des niveaux n’est pas seulement exceptionnelle dans le temps, elle l’est aussi dans l’espace pour certains complexes archéologiques, permettant l’analyse de la différenciation spatiale des activités. Pour autant, l’espace défini ici ne peut être que l’espace «domestique». Et là aussi tout est à apprendre. Comment s’organise l’espace domestique au Paléolithique moyen? A-t-on comme au Paléolithique supérieur une séparation nette entre les différentes aires de la vie de tous les jours? Ou la grande densité de matériel que l’on retrouve et l’apparente absence de structuration de l’espace domestique sont-elles à mettre en relation avec une gestion de l’espace qui serait «agrégationnelle», comme pourrait en témoigner l’analyse des remontages lithiques? En effet comment comprendre cet espace sans tenir compte de la distribution spatiale des seuls artéfacts conservés, lesquels indiquent parfois qu’il n’existe pas toujours un lieu précis de taille, d’atelier, mais bien une somme de lieux ayant pu servir à cette activité?

3. De la lecture verticale à la lecture spatiale des informations

De fait, on aborde là aussi le problème de la lecture de la fonctionnalité des sites. Seuls documents supplémentaires aux artéfacts lithiques, les restes osseux permettent l’analyse taphonomique et donc une analyse comportementale des groupes de chasseurs et une mise en évidence des activités principales. À Umm el Tlel, les couches V2ßa, VI1a0 et VI3b’1 ont été étudiées sur des étendues plus ou moins importantes (Boëda et al., 2001): l’analyse micro-spatiale des vestiges archéologiques montre la variété des fonctions du lieu, mais il est parfois possible d’appréhender l’organisation spatiale des sociétés à une échelle plus régionale, notamment lorsque la fonction du lieu en appelle d’autres (cf. infra et la représentation cartographique de ces trois niveaux dans la partie droite de la figure 3).

Ainsi, la couche V2ßa témoigne fort probablement d’un lieu d’habitat; on peut dire qu’il s’agit d’un lieu où les hommes ont mené des activités variées (artéfacts lithiques et osseux diversifiés), espacées dans le temps ou, au contraire, regroupées en un temps court.

La couche VI1a0 met en évidence un lieu de chasse et de découpe qui se différencie nettement du précédent. En effet, les ossements correspondant aux parties les plus riches en viande ne sont quasiment pas représentés. La présence d’une source attirait certainement les animaux et constituait une zone stratégique pour la chasse. Le site d’habitat, où la viande a nécessairement été apportée, devait se trouver éloigné du point d’eau.

Enfin l’exemple de la couche VI3b’1 montre qu’il s’agit là d’une occupation de très courte durée (de moins d’un an, voire de moins de 6 mois). Devant la forte densité d’artéfacts lithiques et osseux et la spécificité de l’outillage, devant le nombre élevé de traces de décharnement et la quantité d’animaux abattus, et devant la surreprésentation des quartiers de viande les plus nutritifs, l’hypothèse la plus probable est celle d’un lieu d’habitat, de stockage et, peut-être, de préparation de la viande.

Le site a eu différentes fonctions selon les périodes; le lieu a donc été utilisé, conçu et vécu différemment.

On le voit, une analyse pluridisciplinaire peut être extrêmement enrichissante en termes de gestion de l’espace domestique, de gestion du lieu et de territoire pour des sociétés du Paléolithique moyen. Des sites comme celui d’Umm el Tlel permettent de soulever de réelles interrogations de géographie dans la mesure où l’enregistrement sédimentaire dévoile des modes d’occupation qui peuvent être liés à des environnements, des fonctions et/ou des cultures successivement identiques ou différents. Mais comment croiser les données et que retenir de cette richesse?

De la lecture verticale à la lecture spatiale des informations

La figure 3 tente d’illustrer notre démarche. La lecture spatiale de la «carte des sites» étant concrètement sans intérêt pour la compréhension de l’organisation de l’espace par les groupes du Paléolithique, nous proposons une lecture spatiale par défaut, basée sur la lecture verticale des informations recueillies sur le seul site d’Umm el Tlel.

Malgré les imprécisions, les interrogations et les problèmes inhérents à l’enregistrement sédimentaire de tranches de vie successives, il nous paraît possible de tirer trois leçons géographiques de cette masse d’informations.

Si on se limite à une seule analyse verticale (fig. 3, partie de gauche) à partir des données qu’offre la succession des ensembles stratigraphiques, on constate que les différentes fonctions du site et les modifications environnementales ont été suffisamment bien enregistrées pour qu’il soit possible de croiser les données fonctions/environnements.

Il n’est pas question ici de développer la démarche archéologique qui a fait, et qui fera encore dans le cas d’Umm el Tlel, l’objet de publications spécialisées (cf. bibliographie). Mais que l’on prenne en exemple des niveaux aux activités identiques dans des environnements différents ou des couches aux activités différentes dans des environnements identiques, l’examen attentif des conditions de sédimentation permet d’affirmer que, globalement, il n’existe aucune corrélation entre la présence des groupes, la fonction des lieux et les conditions environnementales. Le site a toujours été utilisé de façon régulière durant le Paléolithique moyen, intermédiaire et supérieur, sur un long terme donc, car les conditions climatiques n’ont jamais été suffisamment sévères pour empêcher la présence des hommes. Quand il y a absence de données dans la stratification d’Umm el Tlel, c’est soit parce que les conditions étaient plus humides et que les groupes devaient changer de lieu d’habitat et d’activités, le niveau du lac pouvant avoir été plus élevé que la moyenne pendant plusieurs années, soit parce que le lieu était délaissé au profit d’un lieu voisin, d’une source voisine, sans qu’il n’y ait besoin de trouver là une explication environnementale. Il n’est évidemment pas question de nier les périodes plus sèches que la région a connues, mais celles-ci sont aussi enregistrées dans la stratigraphie, notamment dans les sols où dominent largement les restes osseux de Camelus dromedarius. Tout au plus pourrait-on être amené à penser que les hommes ont simplement eu une alimentation moins diversifiée durant ces périodes plus sèches. Un exemple assez frappant est la séquence de transition entre le complexe VI et le complexe V. Sur le long terme, l’environnement connaît des modifications substantielles vers une réduction des disponibilités en eau. Mais les densités et les activités paraissent sans aucune relation directe avec ces changements. Ce serait même plutôt une relation inverse qui se remarquerait, le lieu passant successivement d’un lieu de halte à un site de chasse, avant de devenir un site aux activités diversifiées.

Autant dire qu’il s’agit là d’un démenti assez flagrant de tout déterminisme de peuplement fondé sur la composante climatique, même pour des périodes aussi lointaines que le Paléolithique moyen, mais également d’un démenti du déterminisme de la fonctionnalité du site.

Si on se limite à une analyse verticale (fig. 3, partie de gauche) à partir des données qu’offre la succession des ensembles archéologiques, alors l’étude de la séquence paléolithique moyen atteste d’occupations successives et différentes les unes des autres à plus de 90%.

Les différences culturelles dont témoigne chaque assemblage sont contraires à ce que l’on a l’habitude de rencontrer dans les sites comparables de la région levantine. Ces différences ne sont ni liées à la fonction du lieu — halte et/ou lieu de chasse, site spécialisé, campement de base —, ni à des modifications climatiques. Bien au contraire, elles témoignent de connaissances techniques très distinctes, donc de groupes culturellement différents. La richesse du site d’Umm el Tlel permet donc la mise en évidence d’une différenciation culturelle extrêmement importante (qu’il n’est pas ici non plus question d’expliquer méthodologiquement).

A priori, ces différences seraient à relativiser puisque, ici, les 70 couches s’échelonnent entre 80 000 et 40 000 ans. Dans ces conditions, quoi de plus logique de voir se succéder sur une aussi longue séquence verticale des groupes différents? Mais on peut aussi arguer qu’à raison d’un niveau conservé tous les cinq siècles, la lecture du fait culturel, du territoire, voire de l’aire culturelle, est totalement impossible. À Umm el Tlel, la richesse du site permet de contourner les difficultés, à condition de réfléchir sur un pas de temps complètement différent.

Si les faciès culturels témoignent bien d’une extrême variété que l’analyse technique des artéfacts permet d’affirmer, la succession de leurs originalités dans le temps permet de faire des distinctions entre les enregistrements de moyenne durée et ceux de longue durée.

Sur le très long terme des 40 000 ans représentés, l’extrême variété des cultures techniques montre qu’il s’agit de groupes qui ne sont présents qu’en une seule phase chronologique sur le site. Les quelques données dont nous disposons pour les sites en grotte des Palmyrides (Douara et Djerf Ajla) vont dans le même sens: les nombreuses occupations successives sont à chaque fois uniques et signalent des groupes distincts. La rareté des grottes dans cette région en fait pourtant des lieux tout aussi importants que les sites de sources de la région d’Umm el Tlel. Pour autant, il ne peut s’agir de groupes culturels ayant une assise régionale qui «évolueraient» dans le temps: l’analyse technique des artéfacts lithiques montre qu’il s’agit bien de cultures différentes mais qu’aucune tendance évolutive n’est réellement perceptible. Il est donc fort probable que les hiatus chronologiques entre chaque occupation soient relativement importants. Et cela même si l’attractivité du site sur le long terme n’est jamais démentie, quelles que soient les conditions pluviométriques (puisque les sources artésiennes suffisaient) et quelle que soit l’appartenance culturelle du groupe.

Sur un plus court terme, celui de l’unique complexe VI3 — qui se suit sur une stratigraphie d’environ 80 cm qui pourrait représenter quelques siècles ou quelques millénaires —, l’analyse montre que, malgré des différences techniques significatives, l’unité culturelle existe bien d’un sol à l’autre. L’enregistrement de cette séquence témoigne ainsi d’une continuité culturelle indéniable, les différences étant à mettre au compte de l’originalité personnelle, générationnelle, ou de sous-groupes d’appartenance culturelle forte. Dans ce cas, sur la durée du complexe VI3 ainsi caractérisé, on peut supposer que l’occupation a pu être quasi constante, ou simplement entrecoupée de courtes périodes d’inoccupation.

Tout ne peut pourtant être expliqué par la variable techno-culturelle. Le site d’Umm el Tlel, lieu qui a eu différentes fonctions, ne peut se concevoir sans le rapport aux autres lieux qui ont rempli les fonctions complémentaires et il faut essayer de comprendre, uniquement à partir de l’archéologie, comment pouvaient s’organiser les territoires, comment étaient vécus les espaces.

C’est l’objet de la représentation de notre approche spatiale (partie de droite de la figure 3). Les trois niveaux V2ßa, VI1a0 et VI3b’1, compris entre 75 000 et 50 000 ans, servent de base à la réflexion, mais nous pensons qu’il est possible d’extrapoler au Paléolithique moyen sensu lato. Ont été représentées les différentes fonctions du site de ces trois niveaux et ont été proposés des lieux aux fonctions complémentaires. Cela se traduit par des réseaux de circulation, certes hypothétiques mais nécessairement obligés, lesquels ont été figurés sur la «planche» supérieure, établissant ainsi une «carte des réseaux de circulation» qui permet à son tour d’envisager une «carte des espaces du Paléolithique moyen d’Umm el Tlel».

Cette représentation spatiale reste succincte, néanmoins elle répond graphiquement aux interrogations soulevées par l’approche archéologique.

Pourquoi, par exemple, voit-on se succéder sur le long terme des traditions techniques aussi différentes pour des populations qui semblent ne vraiment jamais revenir sur le site? La prospection élargie dans le strict bassin d’El Kowm, en dehors des zones de sources pérennes, a montré une quantité impressionnante de sites de surface tous différents les uns des autres. Si l’on ne peut évidemment pas exclure la possibilité de relations entre Umm el Tlel et certains sites répertoriés, aucun argument ne nous permet de les mettre en évidence.

Cette grande diversité de sites renforce de toute façon l’impression tirée de l’analyse diachronique: la région n’a fort probablement pas pu contenir simultanément des dizaines de groupes aux traditions techniques très différentes et c’est leur succession dans le temps dans le bassin d’El Kowm qui explique cette grande richesse. Donc à moins de penser que le site d’Umm el Tlel a été un centre permanent d’inventions, d’innovations et de diffusions, ce qui relève de l’hypothèse la plus gratuite, l’explication la plus simple paraît être celle d’une mobilité extrêmement forte des populations. Il est probable que les populations du Paléolithique moyen de l’actuelle Syrie exploitaient de vastes espaces, sur un temps sans doute relativement long (ce qui expliquerait l’enregistrement de la succession des cultures), l’exploitation ne se faisant pas de façon concentrique, à partir d’un centre privilégié par sa ou ses ressources naturelles, comme il est classiquement décrit pour ces périodes, mais de façon linéaire, de point en point. Le territoire de ces groupes, même s’il est ici difficile de parler de la mémoire des lieux que la notion présuppose, est, à défaut d’être clairement mis en évidence, au moins ainsi suggéré.

La disponibilité en eau et la variabilité climatique interannuelle, la recherche de gibiers parcourant de grandes superficies et la constante géologique de l’acquisition des matières premières impliquent en effet une mobilité importante pour des populations ne pratiquant aucune activité agricole. Cette grande mobilité suppose un espace géographique très étendu, dépassant le strict cadre des écosystèmes les plus proches. D’autres indices archéologiques vont également dans le sens de cette interprétation (utilisation de bitumes, Boëda et al., 1996, ou de roches allochtones).

Si les chasseurs qui séjournaient à Umm el Tlel prélevaient leurs proies dans les écosystèmes des plaines voisines, simplement parce que la distance lieu de chasse-lieu de halte ou d’habitat devait être réduite, ils dépassaient largement ce strict cadre écologique. Ils exploitaient de vastes espaces, aux formes d’organisation surtout linéaires, associant en des parcours complexes des lieux aux fonctions complémentaires. Ces «territoires» linéaires se sont nécessairement croisés dans l’espace et dans le temps, expliquant ainsi la grande quantité de sites.

Cette organisation du territoire ne paraît pas être le fruit du mode de vie de populations égarées et sporadiques. Au contraire, associant parcours linéaire et saisonnalité, elle exprimerait pour nous l’expression d’un fait culturel ancestral, celui d’un nomadisme non pastoral, lequel n’a jamais été évoqué comme un mode de vie possible pour des hommes d’un passé aussi lointain.

Comment alors comprendre la continuité culturelle reconnue sur le plus court terme du complexe VI3? L’analyse ne peut être ici que différente dans le temps, mais aussi probablement dans l’espace. Le complexe VI3 est caractérisé par une continuité culturelle sur une période relativement courte. Toutes les analyses montrent aussi que les conditions hydrologiques étaient favorables à l’épanouissement d’étendues lacustres assez vastes et assez profondes. Pourrait-on alors considérer qu’un autre type d’organisation spatiale ait été ici enregistré? Pourrait-on imaginer que le territoire de certains groupes ait été plus réduit parce que les conditions permettaient, par une écologie beaucoup plus diversifiée et un gibier plus abondant, une orientation «économique» particulière basée, dans les moments les plus probants, sur une exploitation intensive de la viande? Le site d’Umm el Tlel était-il le seul site de bord lacustre ayant opté pour cette fonction, exceptionnelle pour une période aussi reculée — et dans ce cas était-il un centre aux fonctions multiples et complémentaires? — ou peut-on espérer trouver d’autres lieux semblables à l’avenir? En tout cas, l’occupation quasi constante durant le complexe VI3 pourrait exprimer une certaine conscience de la mémoire des lieux.

Conclusion

On le voit, exploiter les données archéologiques ne peut se faire sans prendre en compte tous les indices permettant de changer d’échelle d’analyse, permettant de passer du détail microscopique au territoire que les populations ont exploité. Tout cela montre que lorsque nous avons affaire à des sites aussi bien conservés, une approche pluridisciplinaire est absolument indispensable à la reconstitution de la fonctionnalité des sites qui, à son tour, permet d’approcher, à défaut de prouver, la trame spatiale de leur organisation. Ceci montre également que l’approche théorique de la géographie est aussi enrichissante pour le préhistorien, même si bien des écueils sont à éviter, que l’approche théorique de la gestuelle et de l’outil.

Bibliographie

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Petit glossaire

Acheuléen. Terme qui désigne une entité culturelle du Paléolithique ancien, très étendue dans le temps (de 2,5 millions d’années à 150 000 ans) mais aussi dans l’espace (Afrique, Proche-Orient, Europe, Asie p.p.), surtout caractérisée par un outil particulier, le biface.

Analyse taphonomique. Champ de l’étude d’un site préhistorique visant à estimer son degré de perturbation en utilisant l’information portée par les vestiges eux-mêmes ou leur agencement : émoussés, stries sur les os ou les industries lithiques liés au transport fluviatile, concassage cryogénique, degré d’altération de la surface des os, dissolution chimique des os les plus fragiles, orientation préférentielle liée au ruissellement, etc.

Artéfact. Tout objet trouvé dans un site susceptible de donner des indications: artéfacts lithiques (silex taillés…), osseux…

Chaîne opératoire. Succession des actions réalisées sur une matière première brute pour aboutir à un ou à des produits; le terme désigne simultanément l’ensemble des connaissances et le savoir-faire nécessaires.

Malacofaune. Désigne pour l’archéologue la partie de la faune constituée par les mollusques (gastéropodes terrestres ou aquatiques, bivalves) nous parvenant dans les sites préhistoriques sous forme de coquille calcaire externe (e.g. escargots) ou interne (limaces) et dont l’étude des espèces de chaque groupe permet de reconstituer avec assez grande précision les biotopes successifs des sites.

Paléolithique intermédiaire. Période propre au Proche-Orient, entre 45 000 et 35 000 ans, mêlant dans ses industries lithiques des caractères du Paléolithique moyen et supérieur.

Paléolithique moyen. Période, entre 250 000 ans et 40 000/35 000 ans, caractérisée par des industries lithiques où domine la production d’éclats et un outillage de racloirs.

Paléolithique supérieur. Période, entre 35 000 et 14 000 ans environ au Proche-Orient, caractérisée par la généralisation de la production de lames et de lamelles et de certains types d’outils (grattoirs, burins).

Tracéologie. Discipline de la préhistoire visant à restituer le fonctionnement des outils en pierre taillée par l’analyse microscopique des traces d’usage (esquillement, poli, émoussé) qui se développent de façon variable au contact des matériaux travaillés ou des emmanchements.