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Cartographies du conflit israélo-libanais sur le web: bombardements et destructions
Les blogs ont constitué, lors du récent conflit, un lieu d’expression original pour les citoyens israéliens ou libanais. Terrés pour les uns dans leurs abris dans la crainte des roquettes du Hezbollah, coupés du monde par le blocus aérien et naval de l’armée israélienne, dans l’angoisse des bombardements aériens israéliens visant des civils ou détruisant des infrastructures, pour les autres, les citoyens des deux pays ont utilisé internet pour maintenir le contact avec le monde extérieur, exprimer leurs visions et leurs opinions, et parfois même, pour dialoguer pacifiquement. Alors que les télévisions et la presse proposaient des images spectaculaires des dégâts, mais partielles et difficiles à localiser, l’Internet a permis la mise en circulation d’images cartographiques dans une proportion sans doute rarement atteinte dans un conflit de cette ampleur. L’objet de cette note en d’en présenter quelques-unes qui ont retenu notre attention, sans prétention à l’exhaustivité1. Les auteurs de ces cartographies sont variés: outre la presse et les services officiels d’information gouvernementaux ou onusiens, on signalera notamment ici d’intéressantes initiatives d’ONG et des milieux académiques. Ces cartes offrent une information différente, plus précise et plus localisée, sur le conflit. Mais la sémiologie adoptée (souvent l'effet d’un usage incontrôlé des SIG) n’est pas toujours adéquate. Parfois, les choix graphiques et/ou la sélection de l'information véhiculent un discours partisan, comme c'est souvent le cas des cartes de guerre2. Les premières cartes, des initiatives académiques ou d'ONG On signalera d’abord trois initiatives qui ont contribué à diffuser sur le vif une information originale. La première émane d’un collectif libanais indépendant, multiconfessionnel et marqué à gauche, Samidoun, (= ceux qui tiennent bon). Cette ONG a publié d’abord sur un blog, puis sur un site spécifique, deux cartes mises à jour régulièrement, réalisés par des étudiants en graphisme de l’Université américaine de Beyrouth. La carte 1 représente les localités touchées par un symbole proportionnel en fonction du nombre de raids, les raids du jour apparaissant en bleu. La source utilisée est le site du mouvement du général Aoun, un leader politique libanais chrétien. Celui-ci est un allié du Hezbollah, précision utile mais qui n’enlève rien à la fiabilité des informations. Au total, plus de 7 000 raids ont été dénombrés en 34 jours de combats. Les principaux sites et régions touchés sont la localité de Haret Hreik, dans la banlieue sud de Beyrouth, le Liban Sud et la Bekaa. Le figuré choisi est, visuellement parlant, extrêmement efficace et rend palpable, au risque de l’exagération, la métaphore du tapis de bombes. La carte 2 représente les dégâts subis par les infrastructures. On sait que l’armée israélienne a organisé un blocus maritime et aérien du Liban. Elle a, en outre, pratiquement paralysé les déplacements intérieurs, au nom de sa volonté d’interrompre les mouvements du Hezbollah et son réarmement supposé à partir de la Syrie. À cette fin, de nombreuses infrastructures civiles ont été touchées: routes, ponts, échangeurs autoroutiers, usines, centrales électriques et réservoir de carburants… À notre connaissance, cette carte fut la seule durant la guerre à localiser à l’échelle du pays l’ensemble des sites touchés. Elle a fait l’objet de diverses réinterprétations - réappropriations par les cartographes de presse: on peut citer notamment une carte publiée par le Figaro sur son site le 16 août, claire et sobre, qui directement ou directement, s'en inspire (même si elle ne la cite pas). Cartes informatives certes, mais perméables à la rhétorique de guerre des pires ennemis d’Israël, bien que l'on ne puisse classer cette organisation parmi les extrémistes: la mention «Occupied Palestine» y est utilisée pour désigner le territoire officiel d’Israël et non les territoires occupés depuis 1967. Le bombardement, le 15 juillet, de la centrale de Jiyeh et de ses réservoirs de carburant, est à l’origine d’une catastrophe environnementale de grande ampleur, comparable au naufrage du pétrolier Erika sur la côte bretonne en 1999. 15 000 tonnes de fioul lourd se sont déversées en mer et se sont échouées sur 150 km de littoral libanais. Le Center for Satellite Based Crisis Information a utilisé la télédétection pour identifier les mouvements et l’extension de cette marée noire (carte 3), ainsi que les zones les plus à risque (carte 4).
L’intérêt du logiciel Google Earth dans la diffusion de l’information géographique à usage du grand public fait l’objet d’une nouvelle démonstration avec cette crise. Børre Ludvigsen, universitaire norvégien animateur du site al Mashriq et Toufoul Abou-Hodeib, chercheuse libanaise, ont compilé et localisé grâce à ce logiciel les points d’impact (à tout le moins, les localités touchées) par les bombardements israéliens. L’intérêt de cette expérience par rapport à l’initiative de Samidoun est de lier à l'image l’accès à toute l’information source (essentiellement des dépêches de presse). De surcroît, les auteurs ont également référencé les points de chute des roquettes du Hezbollah en Israël: cela souligne le déséquilibre entre les dégâts et les souffrances subis de part et d’autre de la frontière. On regrettera toutefois les possibilités graphiques limitées du logiciel (c’est le moins qu’on puisse dire), en dehors du drapeau et de la punaise pour symboliser les lieux touchés. En outre, le transfert de ces informations vers un véritable SIG supposerait un lourd travail de manipulation et de classement des données, ce qui en limite l’intérêt immédiat.
Les cartes des agences onusiennes Le gouvernement libanais a chargé le Comité du Haut Secours, dépendant directement de la présidence du Conseil, de coordonner l’assistance aux victimes libanaises. Cette institution a mis en place un site web spécifique pour centraliser l’information officielle libanaise. Outre diverses statistiques sur les dégâts, inégalement mises à jour d’ailleurs, le site renvoie vers diverses cartes pour la plupart réalisées par les antennes locales des agences onusiennes. Vers la fin du conflit, les SIG des organisations officielles ont commencé à produire une cartographie détaillée plus directement utilisable, en particulier dans la perspective de l’évaluation des dégâts. Un grand nombre de ces cartes est téléchargeable à partir du site ReliefWeb. Notons d'abord deux cartes synthétisant l’essentiel des informations sur le conflit. La carte 7 est l’œuvre d’un service du gouvernement américain. Efficace et sobre sur le plan graphique, elle oublie néanmoins quelques informations essentielles, comme les destructions coupant l’autoroute de Beyrouth à Damas à travers la montagne, où un viaduc tout neuf a été bombardé. Regrettable omission. La carte 8, établie par l’UNOSAT, un projet lancé par l'ONU pour produire des cartes dans les situations de crise, nous paraît l’une des meilleures disponibles.
Les antennes locales des agences des Nations unies, en collaboration avec le gouvernement libanais, les municipalités et la force d’interposition au Liban Sud (qui déplore elle-même 4 victimes dues à un bombardement israéliens), ont permis l’élaboration d’une cartographie utile. Une bonne partie est accessible à partir du site du Virtual Humanitarian Information Center (dépendant des Nations unies) et ses rejetons. On signalera notamment des cartes au jour le jour de la présence et de l’action de divers organismes d’aide humanitaire (ONG, aide d’institutions islamiques ou arabes, aide des Nations unies). Autre série intéressante: des cartes répertoriant les points de frappes israéliennes sur des images à haute résolution Ikonos et Quickbird. Réalisées en association par le Joint Research Center de l’Union européenne (direction générale) et le European Satellite Center de Torrejon en vue de la conférence internationale d’aide au Liban du 31 août en Suède, le résumé du rapport téléchargeable et les cartes sont d’un intérêt inégal. Celle répertoriant les impacts dans la banlieue sud de Beyrouth (carte 9) fait écho aux images diffusées dans la presse internationale le 30 juillet, montrant le quartier de Haret Hreik avant et après les frappes.
Le cadrage choisi de la limite sud de Beyrouth au nord à l’aéroport au sud permet de souligner l’extrême concentration des frappes dans ce secteur, qui abritait la plupart des centres décisionnels du Hezbollah, sa télévision Al Manar, dans un quartier très dense, avec des immeubles d’habitation de plus de 10 étages. Selon cette source, le bilan des dégâts s’élève à 326 immeubles détruits et endommagés. Selon le recensement effectué sur le terrain par Jihad al-Binaa, une ONG proche du Hezbollah, 192 immeubles sont détruits, 200 gravement touchés et 6 000 logements mis hors d’état. Dans le reste du secteur, les impacts ont été beaucoup moins nombreux: on notera le pilonnage systématiques des pistes de l’aéroport, qui visait à empêcher temporairement son activité. Une partie de ces dégâts sont aujourd’hui réparés, sauf les impacts qui ont gravement endommagé la récente piste construite en mer, au point précis où elle enjambe un tunnel autoroutier entre le faubourg d’Ouzaï et la banlieue de Khaldeh. En revanche, les cartes thématiques du Liban Sud, à partir de données obtenues selon la même méthode, sembleront bien faibles voire sémiologiquement défaillantes aux adeptes de Jacques Bertin. Selon une méthodologie comparable, mais réalisées par l’UNOSAT, deux planches (Satellite identification of damage in region of Tyre, Damage summary in region of Tyre) détaillent les dommages subis par les bâtiments, les routes et l’agriculture dans la région de Tyr, d’une manière plus palpable et utile. Deux autres planches, cartes à lire plutôt que cartes à voir, proposent au format A0 (échelle 1/100.000) pour la région du Liban Sud (carte 10) et pour celle de la Bekaa (carte 11), une ventilation des dégâts par village en fonction du degré de destruction des immeubles (et infrastructures pour la Bekaa). Pour l’anecdote, on observera que la carte du Liban Sud éditée par cet organisme dépendant des Nations unies utilise probablement dans son SIG des limites fournies par l’armée libanaise. En tout cas, ironie de l’histoire, cette carte situe en territoire libanais les fameux hameaux de Shebaa, qui sont l’une des origines de ce conflit, alors même que l’ONU a refusé jusqu’à présent mais les choses semblent changer de reconnaître la validité de la revendication libanaise (voir ma note précédente à ce sujet).
On signalera enfin la carte des secteurs potentiellement touchés par le largage de bombes à sous-munitions, dont plus de 1 000 000 joncheraient les ruines des villages et les champs du Sud-Liban. Plus de 70 % de ces bombes auraient été larguées dans les dernières 72 heures du conflit alors que la cessation des hostilités était clairement dessinée. Cela en dit long sur la volonté des militaires israéliens de compliquer les mouvements militaires et civils dans la région. À la fin août 2006, ces bombes avaient causé la mort d’une douzaine de personnes (y compris des démineurs) et en avaient blessé une cinquantaine. La reprise de l’agriculture dans cette région économiquement peu diversifiée est suspendue à l’éradication de cette menace.
Il est utile de rappeler à ce propos que le pays est encore couvert de champs de mines non déminés, résultant des différentes phases du conflit. La carte réalisée par nos soins à partir des données de la FINUL en 2004 est éloquente. On trouve des champs de mines sur toutes les anciennes frontières de territoires miliciens. On identifie ainsi très bien les limites du réduit chrétien, depuis Batroun vers Tannourine puis le Kesrouan et le Metn. Les limites des zones successivement occupées au Liban Sud par les Israéliens se dessinent également avec netteté: autour du «doigt» de Jezzine, le long de l’ancienne zone de sécurité israélienne, une bande d’environ 10 km de large en avant de la frontière, et enfin le long de la frontière elle-même. La couleur indique le degré d’avancement du déminage: il apparaît dans l’ensemble que près de 15 ans après la fin du conflit civil libanais, le danger des mines est loin d'être levé. La question du déminage constitue du reste l’une des pommes de discorde entre le Liban et Israël, le premier réclamant en vain des cartes d’autres champs de mines, non répertoriés ici. Ajoutons que le Hezbollah aurait lui-même installé, parmi d’autres fortifications, des champs de mines destiner à entraver une éventuelle avancée israélienne, ce qui n’a pas été, semble-t-il, sans succès.
Éric Verdeil, 12 septembre 2006 Notes (1) Ce travail d’identification de sources sur Internet a servi de support à un texte écrit pour un ouvrage dirigé par Franck Mermier et Elizabeth Picard (à paraître), Une guerre au Liban: été 2006. Texte disponible sur HAL. (2) Voir par exemple: BONERANDI E., HOUSSAY-HOLZSCHUCH M. (2003). «L'éloquence des cartes. De la défense du territoire national à la bataille de Bagdad». Mots - Les langages du politique (n° sp. « Les Discours de la guerre », dirigé par Michel Senellart et Jean-Claude Zancarini, n° 73, p. 73-86. |