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La Géographie française pour les nuls Les Éditions FIRST (Wiley Publishing Inc.) ont développé, depuis plus d'une dizaine d'années, une collection de petits manuels «pour les nuls»1, à l'origine essentiellement sur les techniques informatiques. Ces manuels, très pratiques, bien structurés et rédigés avec une liberté de ton originale dans le monde des supports informatiques avaient l'avantage d'offrir des clés de base au non-spécialiste qui cherchait à s'initier (et seulement à s'initier) aux techniques de base. Le succès grandissant de la collection a amené les éditeurs à multiplier les titres «pour les nuls» sortant du cadre strict du monde de l'informatique (mais également du format poche originel): «la Bible pour les nuls», «l'Histoire pour les nuls», «le Sudoku pour les nuls»… C'est désormais au tour de la géographie, sous la plume de Jean-Joseph Julaud (déjà auteur2 «multicartes» de la collection) de passer par le moule «pour les nuls». Cet ouvrage de près de 600 pages doit, paraît-il, redonner goût à la géographie!3. Alors que, sur le marché du livre géographique, un public de «non-spécialistes» pouvait jusqu'à présent trouver, pêle-mêle, récits de voyages, petits ouvrages précis (type «Que sais-je?»), guides régionaux (souvent remarquables) et même manuels scolaires pour adultes, on assiste ici à l'invention d'un nouveau genre: la géographie par l'anecdote. On est tout aussi navré de constater de voir reproduite dans cet ouvrage grand public une division dépassée depuis des décennies entre une «géographie physique» considérée pour elle-même, puis une géographie régionale et enfin, en queue d'ouvrage, une géographie humaine et économique. Pas la moindre tentation de dégager des interactions, de replacer l'homme dans son environnement, fût-ce de la manière la plus simple. L'auteur s'attaque d'abord, en 80 pages, à la géographie physique. Pour un ouvrage qui porte sur la France, commencer par la théorie du Big-Bang4 et la dérive des continents, quelle ambition! Et la manière surprend: en quoi expliquer la formation des reliefs à coup de titres comme «des creux et des bosses», «complètement raboté le calédonien!», «trois bus de longueur»… peut-il avoir une quelconque portée pédagogique? Quelques figures pourraient permettre cependant de rétablir des repères plus «scientifiques» comme la figure 1-2 (page 24) sur les périodes géologiques. Mais cette dernière oublie allègrement le Quaternaire! Il est d'ailleurs intéressant de noter que l'auteur ne signale jamais l'origine des cartes et figures. On cherchera aussi en vain la moindre référence bibliographique. On en déduit donc que J.-J. Julaud écrit sans jamais s'appuyer sur d'autres auteurs, et donc qu'il n'est absolument pas utile de compléter ses connaissances avec d'autres ouvrages géographiques. Suit un deuxième chapitre sur l'hydrographie, survolée, réduite à des clichés, toujours sous le signe de l'anecdote; puis un troisième chapitre consacré au climat. L'auteur malmène alors climatologie et météorologie, argumentant par des chansons… Il aligne aussi des statistiques parfaitement inutiles (climat de Paris, page 167). Au bout de 180 pages, c'en est fini de la géographie physique. On l'aura compris, les ouvrages publiés dans ce domaine chez Armand Colin5 n'ont pas de concurrence à craindre. Les quatrième et cinquième chapitres sont consacrés à la «géographie régionale». En fait de géographie régionale, le découpage choisi par l'auteur reprend simplement le découpage administratif et énumère les départements, en 300 pages et en deux temps: le Nord, puis le Sud! Pourquoi faire compliqué? Bien sûr, à aucun moment on ne trouve de réflexion sur les découpages de l'espace national, ni bien sûr sur des questions qui pourraient faire problème comme l'identité régionale. Ces deux chapitres proposent une double page par département: une petite carte, quelques repères chiffrés et trois ou quatre paragraphes pour «tout savoir du lieu»… Prenons deux exemples qui illustrent bien la démarche de l'auteur: le Morbihan et la Haute-Garonne. Le Morbihan — page 192: la description «géographique» s'attarde sur le saumon sauvage du Scorff (?), les cinq éléphants d'Asie du zoo local, la fabrique d'andouille de Guémené, les visées napoléoniennes sur Pontivy, l'étymologie du terme Morbihan… pour finir sur les entreprises Yves Rocher. Pas un mot sur l'activité portuaire de Lorient (premier port de pêche français en valeur et deuxième en tonnage!); pas plus sur Vannes, haut lieu de l'histoire bretonne, entre autres… Tant qu'à faire dans l'anecdote touristico-culturelle, peut-être aurait-il été utile de parler du festival interceltique de Lorient? La Haute-Garonne — page 436: cela commence par un paragraphe entier sur l'étymologie de Toulouse (renvoyant le terme à Tholus, petit fils de Noé!!), Airbus, la violette, Claude Nougaro, le cassoulet… et le tour est joué! À ce titre, il est amusant que l'auteur crédite la Haute-Garonne, à la rubrique «saveurs de France», du cassoulet de Castelnaudary (commune de l'Aude) avec sa recette complète, et du vin de Cahors (pourtant indéniablement produit dans le Lot). Tous les départements sont déclinés dans la même veine, et on ressort de ces «parcours initiatiques régionaux» épuisé. Un sixième chapitre s'attaque à la démographie en… huit pages, et c'est peut-être le seul chapitre relativement bien construit, argumenté et explicite. Puis dans un septième chapitre intitulé «Ressources de la maison France», l'auteur s'intéresse à la géographie économique. Un petit dessin en introduction du chapitre résume parfaitement la «philosophie» développée par J.-J. Julaud dans cet ouvrage: on y voit un professeur de géographie (forcément barbu et forcément austère!) qui ennuie souverainement des écoliers en montrant un hexagone, des livres et des graphiques en opposition à une jolie et souriante jeune femme croulant sous les «produits du terroir» sur son bureau et sur les photos de paysages au mur devant les regards enjoués des enfants! CQFD. Le tourisme tient ici une place de choix et J.-J. Julaud étale complaisamment ses propres goûts ici encore, extrayant les activités de tout leur contexte historique, économique et surtout géographique. Mais attention, cet ouvrage ne peut être considéré comme relevant du genre «livres de tourisme». Le huitième chapitre intitulé «La partie des dix» est introduit comme une «récréation» (est-ce à dire que nous étions à l'école dans les 550 pages précédentes?). Ce chapitre s'organise autour d'un classement en dix points (pourquoi 10 et pas 8 ou 12?) des parcs nationaux, des parcs régionaux, des vins, et des plus beaux villages de France. Pourquoi s'être arrêté uniquement à ces quatre catégories? Mystère. J.-J. Julaud a quand même demandé à Éric Beaumard (meilleur sommelier de France, entre autres) de prendre en charge la partie «les dix meilleurs vins». Mais ce n'est pas pour autant un ouvrage d'œnologie. Pour les autres classements, l'auteur s'est par contre visiblement appuyé sur sa culture personnelle. Sa sélection des dix plus beaux villages ne repose sur aucun critère perceptible. L'auteur sait-il qu'il existe une association des plus beaux villages de France, expertisant, selon des critères stricts, la notion de «beau village». Si cette officialisation du «beau» est éminemment discutable, la moindre des démarches aurait été de s'en inspirer6. Évitant adroitement l'écueil, l'auteur ajoute un «prévoyez déjà d'allonger cette liste à votre façon» (page 579)… C'est exactement le même procédé désinvolte qui est employé pour les parcs régionaux. Comme la France ne compte en effet, à l'heure actuelle que 7 parcs nationaux alors qu'il en fallait dix à J.-J. Julaud, il fallut bien trouver une pirouette, d'où le titre «dix parcs… ou presque!» qui est exemplaire (page 555) de la démarche générale suivie dans l'ouvrage. Passons sur les annexes (liste des préfectures et sous-préfectures, fondamental!) et sur le lexique une fois encore approximatif et où, répétons-le, nulle bibliographie, nulle référence — papier ou Internet — n'est citée. Que dire de plus? Comment doit-on réagir à la publication hautement médiatisée de cet ouvrage? Si ce livre avait été distribué en catimini, si l'auteur s'était contenté d'afficher ses commentaires improbables sur un obscur blog, le silence un peu moqueur serait de rigueur. Mais le problème est que la presse grand public s'y intéresse de près, qu'il est en tête de gondole de bon nombre de librairies et qu'il constituera sans nul doute un «cadeau» de dernière minute pour les fêtes de fin d'année7. Est-ce là l'image de la géographie qu'il faut laisser se répandre dans le public? Ce livre est un très petit guide culinaire, un très mauvais résumé de manuels scolaires, une ébauche de guide touristique… mais en rien un livre de géographie et encore moins un livre qui fera aimer la géographie. Or l'accroche de la couverture est on ne peut plus claire: «Pour connaître la France sur le bout des doigts». Combien d'enseignants du secondaire verront ici leurs efforts pédagogiques réduits à néant? Pour ma part, je souhaite vivement ne pas être le seul à donner mon point de vue sur cet ouvrage (peut-être suis-je le seul, dans la communauté des géographes, à trouver ce travail insupportable?) et que nous réagissions vis-à-vis des médias. Franck Vidal |
(1) Collection Pour les Nuls Poche Pratique, La Géographie Pour les Nuls (2) L'Histoire de France pour les nuls; La Littérature française pour les nuls; Le Français correct pour les nuls. 26 ouvrages depuis 1983! (3) Jean-Joseph JULAUD (2006). La Géographie française pour les nuls. Paris: FIRST Éditions, 600 pages. 22,90€. ISBN: 2-7540-0245-6 (4) Théorie de l'auteur qui ne manquera pas, d'ailleurs, de faire grincer les dents de quelques astrophysiciens! Je cite: «… milliards d'années … peut-être même quarante milliards! …» (p. 11) (5) Citons Géographie physique: milieux et environnement dans le système Terre sous la direction d'Yvette VEYRET, Jean-Pierre VIGNEAU (2002). Paris: Armand Colin. 368 p. ISBN: 2-200-25236-6 (6) Les plus Beaux Villages de France (7) L'auteur est l'invité du Salon du livre de Québec — et déjà encensé par les journalistes |